La femme aux chiens

Par Malou

 

 

Salut mon loup,

Je couche ces mots sur le papier alors que Morphée lèche ma main avec anticipation. Son cerveau de vieille bergère a bien enregistré la séquence : la promenade seconde toujours la rédaction d’une nouvelle lettre. Il y a un moment, elle trottait frénétiquement d’un bout à l’autre du sous-sol, entre le lit fripé où je me terre jusqu’en fin de journée et les tourelles de blocs de papier montées contre le mur du fond. J’ai érigé là des provisions dignes des hordes de néo-freudiens qui ont marqué les débuts de la Première Vague. Papier cul ou papier 8 et demi par 11, même combat? Il y a belle lurette que j’ai épuisé mes réserves de haricots rouges, mais il me reste de quoi t’écrire jusqu’à ma mort, même si je ne sais plus où adresser mes missives.

Je t’ai probablement raconté tout ça mille fois, mais je ne peux pas m’empêcher, jour après jour, de me répéter, de déposer ici mon quotidien et notre passé, dans une tentative désespérée de te garder vivant et de me protéger ainsi de l’insidieuse folie qui se glisse entre mes neurones abîmés.

Morphée a lâché ma main pour se rassoir, plongeant son regard presque aveugle dans le mien, la tête joliment penchée, avec l’air de demander : Alors, cette promenade? Je la rassure avec tendresse. Ça ne sera plus très long, belle fille. Tu te souviens de son numéro de charme? De son look de chiot dépendant qui nous faisait fondre du dedans? Ça n’a pas changé, malgré ses 16 ou 17 ans. Je dis ça, mais c’est peut-être bien 18, je ne sais plus. Je vis maintenant au rythme des saisons, celles qui nous enferment dans nos caves barricadées, avec pour seule compagnie nos tristes tilapias hydroponiques et quelques pousses de verdure épuisées, et celles qui nous nourrissent, physiquement et, un peu, spirituellement, merci pâle soleil.

Est-ce que ça se passe comme ça, par chez toi? J’espère que tu peux compter sur une Morphée pour te réchauffer l’hiver intérieur. Avec elle, comme elle, j’agonise lentement, mais je n’ai pas peur, je n’ai plus peur; toutes mes émotions ont été balayées par mes propres apocalypses et celle qui a fait tomber la nuit noire sur nos mondes. In spiritus sanctis, homo sapiens. Amen.

Tu me trouves dramatique? Au fond de moi, pourtant, il ne reste que cette peine immense, ce deuil improbable : toi. Mes lettres perdues entre le Grand Nord et la Californie, je ne sais pas où tu es parti avant qu’on sombre dans la tuerie. Alors je reste ici, dans la cave de la maison où tu as grandi. Au cas… Ou peut-être que c’est juste un autre de ces prétextes à l’immobilité. Il n’y a plus de terre d’espoir de toutes façons.

Ils sont tous morts. Et toi? Avec un peu de chance, digne fils de ta mère, tu déambules en marge, reniant ta caste d’immunisé, fière auteure de la pire chasse aux sorcières de l’humanité.

Pourtant, pendant un moment, nous avions baigné dans l’insouciance du premier confinement, croyant dur comme fer à la temporalité des choses, à nos bons sentiments et à nos bons gouvernements. Les promesses se multipliaient suivis de gestes concrets, pour une fois, ils agissaient, et les dollars pleuvaient sur nos têtes en guise de compensation alimentaire. Distanciation physique. Solidarité sociale. Ça va bien aller.

Tu te souviens? C’était juste avant que tu partes. Mon cœur de mère saignait de ne pouvoir te toucher, toi, le travailleur essentiel… qui vendait du pot au nom de l’État. Quelle connerie! Comme tous ces autres préposés à notre bien-être, tu rongeais ton frein, zyeutant mauvaisement tous ces autres négligents, payés à ne rien faire et réclamant de leur absurde bon droit une coupe de cheveux ou un spectacle en plein-air. La jalousie a fleuri comme la mauvaise herbe sur le fertile terrain de la petitesse humaine. On a commencé à se dénoncer les uns les autres pour un semblant de bec interdit ou un rassemblement qui n’a pas eu lieu. J’ai compris que tu veuilles partir pour tenter tes risques ailleurs.

Depuis, je ne sais rien. La Troisième Vague t’a-t-elle emporté avec elle? Lequel des deux virus t’a tué? Le « vrai » ou celui qui se réplique tout seul dans nos petites cervelles d’homo sapiens? Dans ton dernier message, tu te réjouissais de la découverte du vaccin tant attendu. C’était avant l’apparition des « super-variants ». Où étais-tu, alors qu’une peur viscérale, ancienne, préhistorique, s’emparait de nous aussi rapidement que cette saloperie de parasite? Désespoir, panique, chaos, l’as-tu vécu? Le Dieu Économie s’est écroulé, anéanti, aux côtés de milliers de morts. Désormais, il n’y avait plus ni divinités ni prêcheurs pour nous protéger les uns des autres. Gaïa s’est rapidement promu au rang de chef de guerre. Les nouveaux barbares, sous le couvert de leur beau discours écolo, se sont déchaînés, assassinant les hérétiques au nom d’une autre chrétienté. Seuls ceux qui ont entendu la bonne parole et se sont joints au combat, ont gagné leur ciel ici-bas. Étais-tu de ceux-là?

Moi, j’ai mérité ma carte d’immunisé en écrivant les slogans de victoire qu’ils ont placardé d’un bout à l’autre du pays. Depuis, je me tiens loin de leur nuit, et je ne sors plus qu’à la tombée du jour, accompagnée d’une meute de coy-chiens. Mais je parle comme si tu les connaissais… Existent-ils, là où tu vis? Ce sont des hybrides, moitié coyote, moitié animal domestique, à la fourrure hirsute et le plus souvent brunâtre, qui prolifèrent maintenant dans nos cités dévastées. Détestés, honnis, ils ne sortent plus de leur tanière qu’une fois les humains rentrés dans la leur. Des bêtes du diable, parce que, dit-on, ils auraient mangé les cadavres qui s’empilaient dans les arrière-cours des hôpitaux pendant la Troisième Vague. C’est faux, ils ne sont apparus que dans les années qui ont suivi, pendant la guerre civile, nettoyant les restes de notre propre carnage… Tant qu’à moi, ce sont eux qui nous ont sauvé du choléra… Je les aime et ils me le rendent bien; ils me suivent et me protègent pendant mes chasses nocturnes le long des voies ferrées, moi à mes légumes, eux à leurs rongeurs bien gras. Morphée nous accompagne encore, mais ce n’est pas elle qui monte la garde contre les monstres qui déambulent à travers les décombres de nos quartiers autrefois si charmants.

Je t’entends chialer... Pourquoi me raconter tout ça, c’est si déprimant! Attends, attends un petit instant. Sois patient. Si tu me laisses m’épancher, je te promets, je te ferai sourire, peut-être même rire un peu. Une dose de légèreté, ça vaut bien un kilo, un kilo et demi de fèves de soja sur le marché, ces temps-ci, et, moi, ta mère, je te l’offre gratuitement, bien sûr.

Pour me remercier, un jour, tu m’apporteras un simple bouquet de narcisses, qui poussent en fou un peu partout, sauvages et libérées, comme les laitues et les tomates du début de l’été. Ça nous fait de belles salades au sortir de nos sales printemps mortifères. C’est justement au retour d’une belle cueillette, hier soir, que j’ai rencontré quelqu’un, quelqu’un d’avant, bloqué dans le temps, et c’est là l’ironie de ce petit récit.

Dans mon panier, j’avais de la verdure bien fraîche, peut-être plombée de métaux lourds, mais il y a longtemps qu’on s’en fout, on a d’autres marmottes à fouetter loin de notre boustifaille; notre corps tout entier ne résiste pas à l’irrésistible appel de la vitamine, une lumière anti-oxydante à nous rendre complètement dingue après nos enfermements glaciaires. La Californie doit être plus douce.

Je ne sais pas par chez vous mais par ici, on ne s’entretue plus pour une poche de patates; comme les narcisses, les laitues et les tomates, les solanacées ont envahi la moindre terre en friche qui longent les voies ferrées. Au fil des années, les végétaux ont étiré leurs racines et donné leur semence aux vents qui battent sans répit la plaine en amont, l’ancienne gare de triage transformée en centre de production agricole à la fin de la Troisième Vague.

Des troupeaux d’affamés s’étaient installés ici, érigeant de nouvelles favelas sur la terre d’accueil traditionnelle des graffiteurs et des itinérants. C’est là que tu allais trainer, ado, n’est-ce pas?

Parfois, une conserve émerge au détour d’un ruisseau. On raconte que les canalisations ont toutes pétées ou alors que la nappe phréatique a gonflé, affleurant en des lieux autrefois asséchés, accueillant là une faune et une flore revancharde. Depuis la panne, il n’y a plus d’experts à la télé pour expliquer ce qui se passe.

Moi, je ne peux que constater l’étrange beauté des lieux. La vie est têtue, insolente; elle perce les toiles moisies, s’insinue dans les fêlures des tôles, grimpe sur les planches cassées, cachent les sacs de couchage éventrés, pourris, et les bonbonnes de peinture rouillées; elle se nourrit des cercles de feux de vidanges noircis, défiant le plastique qui s’amoncelle, vestiges éternels des bidonvilles.

Ils avaient peut-être bien raison, les disciples de Gaïa; nous sommes comme les Hébreux sortis d’Égypte, qui, après avoir tant souffert dans le désert, s’être plaints à qui mieux mieux à leur Dieu, ont reçu une pluie de manne sur la tête, avant de découvrir la terre promise. Au bout de la track, il y a peut-être bien un paradis réinventé, un ondoyant champ de blé d’or, mais qui aura été irrigué par le sang d’une civilisation à laquelle, quoi que j’y fasse, j’appartiens. Je resterai à jamais un fantôme de cette nouvelle Antiquité. J’espère que le destin sera meilleur pour toi.

Je me perds, encore… Je te disais… Je ne sors plus qu’à la tombée du jour, loin des immunisés, loin des êtres humains pour qui je n’ai même plus de révolte. Je pars à la chasse aux feuilles de pissenlit et aux conserves, ma meute à mes côtés, et ça me suffit, avec le bidon d’eau et le riz fournis par la Croix Verte, une autre convertie.

Sur mon chemin quotidien, je remplis toujours ma gourde d’une tasse d’eau de ruisseau. C’est pour les tilapias, ça leur fait plaisir une louche de vrais microbes, et ça goûte meilleur dans mon assiette. Hier soir, avant ma rencontre, j’ai déniché un vrai trésor, une boîte de cœur de palmier! Tu te rappelles? Tu en raffolais. J’ai imité ton geste d’enfant; je les ais enfournées l’une après l’autre à même la canne.

Quant aux chats, tu t’en douteras, je n’y touche pas, bien que leur élevage soit facile et leur chair tendre, semble-t-il. Je laisse les écureuils aux chiens; ils ont plus de résilience que moi, mais même eux préfèrent le prémâché de nos déchets à la tiraille de ces rats à la queue orgueilleuse.

Après avoir rempli mon panier, je me suis éloignée des voies pour gravir la pente menant au plateau en surplomb, là où on peut se lover dans le halo de la lune et confier toute son angoisse à la mer de la Tranquillité. J’en étais là dans ma méditation, les coy-chiens relaxant à mes côtés, quand ils se sont soudainement levés, alertés, sondant la noirceur au bout des herbages. Ils se sont avancés lentement vers la source du danger, formant une barrière de protection devant moi. Un avertissement contre la malveillance. Mes piètres yeux d’homo sapiens ont distingué une frêle silhouette, qui venait vers nous avec hésitation.

  • Peux-tu attacher tes chiens?

Une voix de jeune femme. Attacher mes chiens? Mon dieu, que je me suis dit, une psychotique, une folle. À tout le moins, elle a perdu la mémoire. Pendant la Première Vague, j’aurais obtempéré et attaché Morphée, en chialant un peu. C’est le terrain du CP, les règlements municipaux ne s’appliquent pas. On n’a pas d’affaires ici, ni toi, ni moi. Puis, j’aurais ajouté, tentant le coup du sentimentalisme. Les parcs à chiens sont fermés, on n’a plus d’endroit où les faire courir. Peux-tu comprendre que la vie qui court dans leurs veines a besoin de s’exprimer?

Un étranglement familier, ancien, a monté dans ma gorge. Attacher mes chiens? Après… l’Apocalypse?J’ai ri! Oui, J’AI RI. Devant l’absurdité de la situation, devant cette demande incongrue, anachronique. Devant ce dérisoire désir de sécurité malgré tous les malgré.

Elle m’a regardé, interloquée. Elle n’avait pas l’air menaçante, juste bloquée dans le temps, comme je te disais.

  • J’ai peur des chiens.

Ses yeux ne mentaient pas. Qu’allais-je répondre? Que les coy-chiens n’appartiennent à personne? Qu’ils n’ont que faire d’une laisse? Et surtout, qu’ils ne lui feront jamais de mal à moins qu’elle m’en veuille à moi? J’ai choisi de sourire et, levant légèrement les mains, je lui ai montré le fil invisible qui me liait à eux.

  • Ils sont attachés, regarde!

Du même coup, j’ai sifflé, rassemblant la meute à mes pieds. Ma ruse a semblé la rassurer ou alors, elle jouait, elle aussi.

  • Ah! Il fait si noir, je ne voyais pas bien...

Pendant un moment, elle a traîné son regard sur les canidés, cherchant à évaluer leur dangerosité.

  • Ce sont des coy-chiens? À part celle-la.

Elle a pointé Morphée du doigt, dont la fourrure noire détonne du reste de la meute. En guise de réponse, j’ai hoché la tête et me suis assise par terre. Les chiens m’ont imité, se sont allongés. Elle est restée debout, relançant la discussion.

  • À la limite, ils sont moins dangereux que les « vrais » chiens, ceux-là. Ils chassent les marmottes, non?
  • Des mulots, des écureuils, des marmottes, mais ils n’ont pas perdu d’habitude de fouiller dans nos poubelles.
  • Quand j’étais petite, un chien domestique abandonné, une sorte de caniche, a tué mon chat... Un chat de ruelle, dont je m’occupais.

Les chats de ruelle… On ne savait plus quoi en faire avant la pandémie. Les choses ont radicalement changé pendant le premier confinement. Tous les esseulés s’étaient découvert une passion pour les minets, entraînant une véritable pénurie de chatons en zone urbaine.  Les refuges, autrefois généreux, scrutaient maintenant à la loupe le dossier des futurs adoptants. Mais ce qui devait arriver… Deux vagues plus tard, les chats ont perdu leur statut de zoothérapeute pour devenir chair à pâté hautement prisée.

J’ai repris le fil de la conversation.

  • Ouin, il y en avait encore quelques-uns dans ce temps-là, avant qu’ils finissent en barbecue…
  • C’est dégueulasse… Chez nous, c’est le chien qui a fini en barbecue… Mon père l’a tué, et puis… ben, c’est ça, il l’a fait cuire et l’a mangé avec ma mère. Moi, j’ai rien touché.
  • Si ça peut te rassurer, moi non plus je ne touche pas à ça…

J’aurais dû arrêter là, fermer ma grande gueule… mais je n’ai pas pu m’empêcher d’en rajouter, mon vieux moi cynique ayant pris le dessus.

  • C’est horrible, je sais… mais ton père, il n’est pas le seul à avoir fait ça. On crevait de faim pendant la guerre civile; il n’y avait pas de programme de distribution comme aujourd’hui…

Elle m’a regardé, mécontente, et a rétorqué, maintenant très sûre d’elle.

  • Ça ne sert à rien de raisonner, tu ne l’as pas encore compris? C’est pour ça qu’on est rendu là, exactement pour ça. Parce qu’on a toujours, tout le temps, tout justifier.

Un nuage est passé. Je l’ai regardé, ébranlée.

  • T’as ben raison…

Son visage s’est éclairé. Elle s’est assise sur le sol, a respiré doucement, en fixant l’astre immobile. Puis, elle s’est tournée vers moi, les yeux coquins, en fouillant dans ses poches. Elle en a extrait un petit sac de plastique rose bonbon, orné d’oursons de toutes les couleurs. Un truc d’autrefois, introuvable.

  • En attendant la fin du monde, veux-tu des Gummy Bears?

Elle m’a tendu le sac et j’ai plongé dedans avec joie. J’ai déposé quelques bonbons de gélatine sur ma langue et mes glandes salivaires ont explosé sous l’intensité oubliée du sucre raffiné, indécente alchimie d’un autre monde. Mais avant, j’ai sélectionné un ourson rouge, le plus moelleux d’entre eux, et l’ai glissé dans ma poche, pour toi, pour quand tu reviendras.

Pour l’instant, Morphée insiste. C’est l’heure de notre promenade, mais aujourd’hui, une amie m’attend peut-être au bout de la track.

 

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Melgrenier
Posté le 13/04/2021
Quelle vision d’un monde apocalyptique dans lequel les survivants errent entre la survie et l’attente de jours meilleurs ! Une nouvelle vision troublante de la pandémie, celle qui mène à la fin du monde et à la désolation humaine.
Ses images sont belles, puissantes et inquiétantes; laissant entrevoir la désolation, l'inquiétude et la peur qui habitent son personnage.

Bravo!
Malou
Posté le 13/04/2021
Merci beaucoup, Mélanie! Désolation... mais tendresse, aussi. :-)
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