La dame de coeur

Jeffrey n'alla pas sur les toits cette nuit-là, ni celles qui suivirent. Il ressentait même moins le besoin de recourir à une quelconque injection de sa substance. Dans un sens, il était enfin comblé. Le reste du monde, de la ville plutôt, pouvait bien se débrouiller sans lui. Il n'y prêtait même plus attention. Il en oublia tout, Derek Marlow, et même Victoria. Seule ma sœur avait désormais de l'importance à ses yeux. 

Je sais ce que vous vous dites. Cela a été très soudain, je vous l'accorde, mais Léa Vermont n'a jamais été une fille facile ni prompte à enchaîner les relations amoureuses. En fait, c'était même tout l'inverse: elle était de naturel plutôt introverti sur ses sentiments, et elle considérait en premier lieu son travail comme une absolue priorité. Elle était donc loin de sauter sur tout ce qui bouge, croyez-moi. Elle restait donc assez classieuse, en toute circonstance, chose que mon côté rustaud ne m'a pas permis de conserver. 

Jeffrey l'emmena au cinéma, et je n'ai même pas le souvenir qu'elle ai souhaité y aller avant ça.  Lorsque la fête foraine de fin d'été se déroula dans le centre-ville, Jeffrey accepta tous les caprices de ma sœur sans broncher, ni poser de questions. D'ailleurs, c'est sur son impulsion que Jeffrey se mit enfin à se coiffer correctement, à mettre en valeur ses différents attributs physiques et à s'habiller enfin décemment. 

Personnellement, j'en étais ravi, Jeffrey était souvent chez nous et me donnait donc droit à nos séances d'entrainement privées, et Léa m'était moins irritante. N'ayant jamais connu cette situation sentimentale, je me contentais de les observer évoluer avec amusement.

Ils étaient toujours ensembles. Je dirais même fait l'un pour l'autre si la naïveté n'avait pas depuis longtemps déserté mon esprit. Lui faisait sortir ma sœur de ses livres et lui permettait de profiter de la vie. Elle, faisait en sorte que Jeffrey soit...hum... meilleur.

Je ne vais pas rentrer dans les détails, ils s'aimaient, voilà. Je comprend que ça puisse être un peu barbant.

Néanmoins, je me rappelle particulièrement de la première fois où il l'a emmenée chez lui, du moins, de ce que ma sœur m'en a raconté. Je me rends compte de l'importance que cela a eu pour la suite des événements.

— Quel taudis, je comprends pourquoi tu veux si souvent venir chez nous, fit Léa d'un air amusé en passant la porte.

— Ce n'est pas ce dont je suis le plus fier, je dois l'admettre, répondit Jeffrey sur le même ton en la rejoignant, mais il me tardait de te faire voir mon chez-moi. 

Il avait tout fait afin que les lieux soient en ordre. Aucune taches ni aucune saleté n'était visible sur le sol, aucune ternissure ne venait jaunir le blanc des rideaux. Aucune corvée ne restait à faire, mais malgré cela, le logement de Jeffrey restait ce qu'il avait toujours été: une masure.

— Et comment peux-tu travailler dans un tel endroit? questionna Léa.

Jeffrey sourit. 

— Tu veux voir? répondit-il. 

La jeune femme acquiesça, enjouée. 

Jeffrey la fit entrer dans la cuisine et désigna la commode légèrement excentrée du plan de travail. Il prit ensuite le tiroir du haut et le sortit méticuleusement de son emplacement. Il déplia ensuite celui du bas et en sortit des pieds métalliques blancs. En un instant, le jeune homme déplia son laboratoire de fortune et tout son équipement. Léa Vermont éclata de rire.

— Je te savais pas bricoleur, ça paie pas de mine quand même, s'exclama-t-elle d'un ton sarcastique. Et tu fais de la chimie sur ce maigre établi?

— Oui, j'y arrive, tu sais on s'accommode de tout. Le plus dur, et le plus cher, c'est la verrerie.

Léa fit la moue.

— Mouais, j'ai toujours été plus portée plus dans le médical, on voit plus de trucs cools dès que ça concerne des personnes je trouve.

— Tu veux voir un truc cool? rétorqua Jeffrey sur un ton de défi.

Il fouilla dans ses fournitures et sortit un sachet contenant une poudre blanche.

— Savez-vous, mademoiselle Vermont, ce que c'est?

Léa joua la surprise en désignant du doigt le sachet.

— Je savais que tu prenais de la drogue! Il faut vraiment être camé pour vivre ici!

Elle rit de plus belle.

— Encore heureux que mon père ne soit pas là! persista t'elle avec humour.

Le regard de Jeffrey fit un aller-retour entre le contenu du sachet et sa petite-amie. 

— Très drôle. Non non, ceci est de l'acétate de sodium. On peut en fabriquer simplement avec du bicarbonate de sodium et du vinaigre d'alcool blanc. C'est une poudre blanche hygroscopique.

— Heu...Ce qui veut dire? 

— Elle absorbe l'humidité de l'air ambiant, mais ce n'est pas la question. Elle permet de faire autre chose. Observe donc.

Jeffrey prit alors un pot en verre et y versa le contenu du sachet. Il plaça ensuite ce pot dans une casserole qu'il avait au préalable remplie d'eau. Il ajouta ensuite un peu d'eau dans le pot lui-même, et entreprit de faire chauffer la casserole. 

— Le but ici est de faire fondre cette poudre, c'est à dire de la faire passer à l'état liquide.

En effet, après quelques minutes, le pot ne contenait plus qu'un fluide incolore s'apparentant à de l'eau. 

— Maintenant il faut faire refroidir progressivement ce liquide, en le mettant au frigo par exemple. Environ quinze minutes.

— Les trucs cools ne se font pourtant pas attendre généralement! railla Léa. 

Ils s'assirent  donc à la table en attendant la fin de l'expérience. 

— Et toi Léa, sur quoi tu bosses en ce moment? questionna Jeffrey.

— Analyse comportementale. En gros, on fait de la psychologie avancée réactionnelle. C'est sur ça que je fais mon mémoire. Et c'était ce sur quoi portaient les livres que tu as fait tomber en fin d'année, annonça-t-elle avec un clin d'œil.

— Cela t'aura donc marqué à ce point... avança Jeffrey d'un faux air suspicieux.

— Bah oui, rétorqua-t-elle en jouant un jeu d'indignation, c'est le jour où je t'ai rencontré.

— Bien rattrapé mademoiselle Vermont, ironisa le jeune homme.

Léa rougit. Je pense, avec le recul, qu'elle aussi était parfaitement heureuse dans sa vie sentimentale, elle qui m'avait tant de fois répété qu'elle ne voulait de personne pour la distraire de son travail, moi en premier lieu.

— Et ton truc cool alors? relança-t-elle.

— C'est prêt, je vais te montrer. Plonge ton doigt dans un peu d'eau et dessine ce que tu veux sur cette toile! dit-il en désignant un support vierge derrière lui.

Léa s'exécuta pendant qu'il récupérait la solution limpide dans le réfrigérateur. Il ne vit pas immédiatement ce qu'elle avait dessiné à l'encre humide sur l'immensité blanche et vierge de la toile. Jeffrey arriva ensuite en amenant le pot qu'il posa sur la table avec une extrême précaution. Il prit ensuite un peu de la poudre restante et en saupoudra délicatement toute la surface de la toile. 

— Elle va adhérer là où tu as mis de l'eau, expliqua-t-il. 

Il enleva ensuite la poudre non collée, ce qui ne révéla pas, de prime abord, l'œuvre cachée de ma sœur. 

— Prête? C'est parti.

Jeffrey prit ensuite le pot et versa son contenu avec délicatesse sur le centre de le toile, là où Léa avait écrit. Soudain, les motifs se révélèrent: instantanément, le liquide se solidifia aux endroits où le solide blanc avait adhéré. Apparut alors un dessin, les lettres "J" et "L" enchâssées dans un cœur. Tout fait de glace. 

— Glace instantanée, fit Jeffrey avec un sourire satisfait. J'aime bien ton tracé.

— C'est vraiment...cool, j'avoue! dit Léa, d'un air impressionné, dommage que cela doive fondre avec la chaleur et que ça ne durera pas...

— Ça ne fondra jamais. Touche cette glace, rassure-toi, il n'y a aucun danger.

Léa effleura du doigt la surface translucide de la glace marronnée et la retira prestement.

— Mais c'est chaud, ce n'est pas froid! C'est pourtant de la glace.

— Pas d'eau. D'acétate de sodium. C'est ce que l'on appelle la glace chaude. C'est ainsi qu'elle doit être à température ambiante, je l'ai faite cristalliser. Mais je ne t'ennuierai avec les détails. Le fait est que ça ne fondra jamais, car ce n'est pas froid. Si je la protège de manière adéquate, jamais elle ne s'érodera. 

— Alors tant mieux. J'espère qu'il en sera ainsi pour nous deux. 

— Je donnerai tout pour ça, mademoiselle Vermont.

— Tant mieux monsieur Slart, fit-elle avec le sourire.

Jeffrey prit alors la toile et s'empressa de la ranger en promettant de la protéger dès le lendemain. 

— Et ça, c'est quoi comme projet? entendit Jeffrey.

Il se retourna et vit que Léa avait en main son erlenmeyer de substance orange. 

— Oh, j'avais oublié que c'était ici. Un projet en cours, très prometteur, répondit-il d'un air évasif. 

— Tu as mis quoi dedans pour que ça ait pris cette couleur, du jus d'orange?

— Entres autres, ma chère, entre autres...

Jeffrey rangea le récipient et replia son laboratoire improvisé. Il contempla à nouveau la toile marquée d'une glace éternelle.

— Très joli, je dois l'admettre. 

Il approcha alors de sa bien-aimée et l'embrassa langoureusement.

***

— On s'en cogne de tout ça Marcus! rugit Jonas au jeune homme menotté.

— Non. C'est essentiel à ce qui va suivre. Et je vous défend de manquer de respect à l'histoire de ma sœur, répondit l'intéressé d'une voix étonnamment grave.

Un énième coup vint clore cette discussion. 

— Du calme Jonas, laisse-le. Moi cela m'intéresse grandement.

Marcus émit un crachat ensanglanté.

— Alors, reprit l'autre agent, peut-on savoir où cela nous mène... monsieur Vermont?

— Cela ne pouvait mener qu'à la mort et à la souffrance, répondit sèchement Marcus.

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robruelle
Posté le 27/10/2020
Et coucou, me revoilou pour un nouveau chapitre !

Héhé, ce chapitre aurait pu s'appeler Chimie et Alchimie :)
Il prend des risques le Jeffrey en invitant sa copine dans son antre. Mais c'est un joli moment
Il lui fait découvrir sa passion, c'est mignon
Bon, elle aperçoit aussi la mixture orange, ca c'est moins cool :)
Sinon je n'ai rien noté de coquilles particulières à te faire remonter

Y a quand même une question que je me pose
c'est le retour des deux agents fédéraux en fin de chapitre
Ca ne me gêne absolument pas, mais ... oui y a toujours un mais :)
Enfin je ne sais pas ce que tu as prévu pour la suite mais je trouve (mais ce n'est que mon avis) qu'on est un peu éloigné du prologue pour les faire réapparaitre
Peut être que dans un chapitre plus au début tu aurais pu rappeler qu'ils existaient parce qu'on les a un peu oublié à vrai dire :)
Je sais que tu es dans un entre-deux avec le "Je" , donc je comprends que ce soit pas évident

enfin voilà je voulais juste t'en parler :)
A bientôt !!
Kara Warren
Posté le 27/10/2020
Hello! À la bourre que je suis, comme d'hab'

En fait, je m'étais donné un but dans ce chapitre: souligner le fait que c'était un scientifique geek, lui faire faire un truc cool sur ce sujet, et être romantique avec touuuut ça... Choses dans lesquelles je me suis pas versé.
Pour le retour des fédéraux, je voulais faire un lien avec le prologue car on va bientôt y replonger... Après est-ce pertinent? Je ne voulais pas que le lecteur perde de vue cet aspect.
Enfin, ne t'inquiète pas pour la première personne. Plus que quelques parties, et je te laisse tranquille pour la suite! :o
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