IV. UN PLAN MACABRE

— Elle vient de la bibliothèque du magistère général, continua Mlle Lang Fourchue.

            Arthus se leva de son tabouret, subjugué par les dessins complexes tracés sur cette feuille de cuir tanné. L’objet en lui-même était unique. Cela faisait des années que l’on n’utilisait plus la peau de chèvre comme support à l’écriture. Rien d’étonnant puisque l’on n’avait plus le droit de tuer les animaux. Plus largement, le royaume d’Écosse avait été l’un des premiers à décréter l’abolition de l’usage forcé de toutes créatures vivantes. Désormais, pour monter un cheval, il fallait faire appel à un Mentaliste qui exposait votre requête à la monture en question. C’était au petit bonheur la chance !

            — Est-ce que je peux regarder de plus près ? demanda Arthus, les yeux rivés sur le document.

            Mlle Lang Fourchue arqua un sourcil. Dans un sursaut de bonté, elle lui concéda la consultation du document comme l’on jette un quignon de pain à un affamé.

            Arthus s’empara du rouleau de cuir et l’étira davantage. Le parchemin ressemblait à s’y méprendre au jardin de sa mère : des centaines d’illustrations de citrouilles se partageaient l’espace, liées les unes aux autres par d’inextricables filaments bouclés. Le garçon repéra rapidement l’ensemble de courges qui représentait sa famille. La dernière en date était celle de Lilly. La lignée s’arrêterait là tant que l’une de ses sœurs ne se serait pas mariée et n’aurait pas eu d’enfant. 

            — J’ai étudié chaque citrouille qui se trouve sur ce parchemin, expliqua alors la préceptrice. Mes oreilles en gardent encore des séquelles ! Le lecteur qui a enregistré sa voix dans le bigornographe zozotait à m’en faire saigner les tympans. C’était tout bonnement exaspérant !

            Arthus méprisa intérieurement Mlle Lang Fourchue. Il se demandait parfois comment il lui était possible d’être aussi méchante.

            —Tous les membres de la famille Pumpkin n’ont plus aucun secret pour moi, expliqua-t-elle alors. En croisant tous les dons de ses membres, je suis parvenue à conjecturer ton propre pouvoir. Tu n’es pas sans ignorer que...

            Mais Arthus ne l’écoutait plus. Ses yeux glissaient sur les lettres avec bien plus de facilité que la veille. Sous chacun des noms de ses aïeuls était inscrit le clan auquel ils appartenaient : Alchimiste pour le grand-père Robert, Mentaliste pour la tante Gwendolyn, Elémentaire pour le cousin Mathew… Toutes les familles de dons étaient représentées, sans préférence. Il continua de remonter le temps mentalement quand soudain il s’égara au bout d’une vrille qui menait à une citrouille esseulée. À cet endroit, l’encre n’avait pas le même aspect que sur le reste du document. Elle brillait comme si on avait trempé dans du cuivre liquide la plume qui avait griffé le parchemin. Plus surprenant encore, elle disparaissait ou apparaissait selon qu’Arthus incline ou pas le document. 

            Le garçon fronça les sourcils et se concentra intensément. En vrilles de citrouille, il était écrit : « Aindrea Butler ». Tout poussait à croire que cette ancêtre ne s’était jamais mariée et n’avait jamais eu d’enfant. Sa lignée s’arrêtait net, comme fauchée par une destinée tragique. Arthus estima rapidement leur lien de parenté : elle était l’arrière-arrière-arrière-grande-tante de sa mère. Une nouvelle inscription apparut à son tour et disparut sans laisser de trace, laissant juste le temps à Arthus de la déchiffrer.

            « Don à rien ». 

            Ses yeux s’écarquillèrent comme des soucoupes. Il y avait eu ; il y a très longtemps, une don à rien dans sa famille ! Mais pourquoi son nom était-il presque invisible ? La seule réponse qui lui vint fut que ses ancêtres devaient avoir eu tellement honte qu’ils avaient fait disparaître toute trace de son existence. Ils avaient un drôle de sens de la famille !

            Brusquement, le parchemin s’enroula sur lui-même et, en un claquement de doigts, il disparut.

            — Ton manque d’attention n’est pas sans conséquence sur ton retard de don ! pesta Mlle Lang Fourchue. J’étais en train de te dire que, d’après mes calculs, tu devrais être un Distordeur ! Bon, ça ne se joue pas à grand-chose mais… 

            Elle avait prononcé cette phrase pour elle-même.

            — N’est-ce pas merveilleux ? se reprit son enseignante. Crois-en mon expérience, ce don vaut tous les autres... Nous autres Distordeurs sommes des êtres vraiment à part...

            L’insinuation de sa préceptrice inspira une moue écœurée à Arthus. Ses parents devaient être sacrément désespérés pour faire appel à une mage tel que celle-là. Mlle Lang Fourchue pensait sûrement qu’Arthus n’était personne pour oser affirmer sans ciller que le don de son clan était supérieur à celui d’un autre. Une fois, Mélusine avait raconté à Arthus que dans les cachots du magistère croupissaient des mages qui s’étaient fait prendre en train de tenir de tels propos en public. Bien sûr, ceux qui s’y trouvaient étaient des récidivistes. Sa sœur lui avait dit que dans les cas les plus graves, ils pouvaient écoper de la plus lourde et la plus irrévocable des sentences : l’expurgation. Leur don leur était enlevé, purement et simplement.

            Aussi désagréable soit-elle, Arthus mourrait d’envie de questionner sa préceptrice sur cette Aindrea Butler. Avait-elle vu, elle aussi, apparaître son nom en lettres cuivrées ? Il se ravisa bien vite. Plutôt se faire lécher les pieds par un bouc que de lui avouer qu’il avait lu le nom de cette grande tante.

            Il fut sorti de ses pensées par sa préceptrice qui lui agitait le menton de droite à gauche :

            — Se pourrait-il qu’une tumeur cérébrale soit à l’origine de tes pertes d’attention et entrave l’expression de ton don ? C’est une piste qu’il faudra absolument explorer si ce que nous essayons aujourd’hui ne fonctionne pas ! dit-elle, pensive. Bien. Jeune homme, on m’a assuré que la technique que nous allons essayer aujourd’hui a permis de faire éclore le don de Jupiter Macleod. Sais-tu qui est Jupiter Macleod ?

            — C’est l’une des plus grandes mages qui n’a jamais dirigé l’Écosse, après Félicie Corbell, bien sûr !

            Félicie Corbell était l’actuelle souveraine et, comme tous les mages du royaume, Arthus l’a trouvait extraordinaire. Elle s’était illustrée lors de la grande bataille de Glen Cœ lors de laquelle elle avait réussi à repousser l’armée des Nuckelavee hors des terres royales et sauvé le peuple de la famine. Ces cavaliers elfiques avaient brûlé les récoltes des Highlands pendant des semaines à l’aide de leur souffle maléfique avant d’être vaincus ! 

            Mlle Bun fronça le nez, surprise.

            — Oui, c’est cela, mais ce que tu ignores sûrement c’est qu’avant de devenir une grande souveraine, Jupiter était une attardée. Vois tous les miracles qu’elle a accomplis ensuite !

            Mlle Lang Fourchue avait réussi à refaire naître l’espoir dans le cœur d’Arthus. Peut-être que finalement tout n’était pas encore perdu ?

            — En quoi consiste cette technique ? questionna-t-il, un sourcil arqué.

            — Les vieux grimoires que j’ai consultés rapportent tous la même version. Fatiguée d’être mise en échec, la redresseuse de dons qui s’occupait de la jeune Jupiter décida de forcer la naissance de son pouvoir. De la mettre au pied du mur, en quelque sorte. Aussi, elle orchestra un exercice des plus périlleux qui forcerait son talent à s’exprimer... Sous peine d’en tuer sa détentrice. 

            Arthus se sentit immédiatement électrisé par un frisson glaçant.

            — Elle poussa Jupiter du haut de l’Old Man of Storr, continua la préceptrice. Comme toi, Jupiter Macleod faisait partie du clan des Distordeurs. Sa redresseuse de dons le savait car, comme je l’ai fait, elle avait étudié avec précision toute sa citrouille généalogique. Elle savait que la fillette serait capable de se tirer de ce mauvais pas. À juste titre ! Son pouvoir se révéla juste à temps pour lui sauver la vie !

            Une lueur de folie s’était allumée dans les yeux de Mlle Lang Fourchue.

            — Vous n’allez quand même pas me... ?

            Arthus se leva d’un bond, bouscula le tabouret sur lequel il était assis une minute plus tôt puis, d’une main tâtonnante, renversa la statuette posée sur le bureau de sa mère. Sans tourner le dos à son enseignante, il recula lentement jusqu’à pouvoir empoigner le bouton de porte. À son tour, Mlle Lang Fourchue se leva. Les deux mains jointes, elle commença à léviter dans la direction d’Arthus.

            — Allons, allons, n’aie pas peur, assura-t-elle. Je suis certaine de mon coup. 

            Arthus, lui, ne pouvait s’empêcher de penser à l’état de son COU après une chute de cette hauteur. Il s’enfuit dans le couloir sans même jeter un regard par-dessus son épaule. Il fallait vite qu’il trouve sa mère pour lui expliquer l’horrible projet de Mlle Lang Fourchue. Il tenta de crier mais sa voix se trouva soudain sans aucune portée : totalement inaudible. Il tenta d’accélérer mais, à leur tour, ses pieds cafouillaient : ils semblaient englués comme dans des sables mouvants. Arthus redoubla d’efforts, sans succès.

            — Il est inutile d’aller chercher ta maman. Le contrat que nous avons signé me donne toute la latitude nécessaire au déblocage de ton don, assura son enseignante.

            C’est alors qu’Arthus se sentit être soulevé du sol. Impossible de luter contre cette force invisible. Mlle Lang Fourchue le mena ainsi jusqu’à la cime du toit de la maison familiale. Comment avait-elle réussi cette prouesse ? Arthus n’en savait rien : il avait fermé les yeux dès qu’ils s’étaient approchés de la fenêtre du dernier étage !

            — Alors, que je t’explique la marche à suivre…, dit Mlle Lang Fourchue.

            — La marche à suivre ?! hoqueta Arthus, comme s’il fallait un mode d’emploi pour jeter quelqu’un dans le vide !

            Mlle Lang Fourchue se rembrunit :

            — Ne rend pas les choses plus difficiles qu’elles ne le sont. Si tu ne te concentres pas un minimum pour puiser au fond de toi le peu de magie qui sommeille, tu tomberas comme une pierre.

            Arthus vacilla. L’horizon, qu’il ne distinguait que d’un œil, se mit alors à tanguer devant lui. Dans un autre contexte, il aurait peut-être pu profiter de la beauté du paysage. Après tout, vue d’ici, Wintertown avait l’allure d’une énorme glace surmontée de crème fouettée. 

            — Je vais te déposer, maintenant, dit Mlle Lang Fourchue. Pas de folie, entendue ?

            Vraiment, sa préceptrice ne manquait pas d’humour !

            — Le mieux serait que tu prennes un peu d’élan, histoire de te faire gagner quelques secondes.

            Arthus avait maintenant le cœur au bord des lèvres et ses genoux jouaient des castagnettes. Il n’avait pas imaginé que sa vie puisse s’achever ainsi. Il n’avait d’ailleurs jamais cru qu’elle pourrait se terminer aussi tôt.

            — Je suis trop jeune pour mourir, se lamenta-t-il.

            Son enseignante lui pressa l’épaule et le poussa en avant. Arthus entraperçut alors le jardin de sa mère dans lequel, à cette hauteur, les citrouilles avaient la taille des bonbons à l’orange de Mme Appleby. Il fut soudain pris d’une nouvelle sensation de vertige qui le poussa à s’accroupir.

            — Allons, un peu de courage ! Ce n’est pas si terrible ! Je ne pense pas que…

            Mais Arthus n’entendait plus les invectives de son enseignante. Sa tête bourdonnait comme si elle contenait un essaim d’abeilles. Tout à coup, il sentit sous ses doigts une cavalcade de petits pas. Moins d’une seconde plus tard, une des tuiles du toit se souleva et Gulliver apparut, une souris encore frétillante dans la gueule. Arthus n’avait jamais été aussi heureux de voir le chat de la maison !

            — Gulliver ! souffla-t-il.

            Le félin arqua un sourcil dans sa direction.

            — Il faut que tu me sortes de là ! Ramène-moi dans la maison ! Mlle Lang Fourchue est complètement dingue, elle va me pousser dans le vide !

            Gulliver jeta un œil derrière le garçon. Son air hautain habituel se changea en une lueur d’épouvante et ses poils se hérissèrent sans plus attendre sur son dos. Il émit un miaulement suraigu qu’Arthus prit sans hésiter pour un « d’accord ! ». Le garçon rassembla le peu de courage qu’il lui restait et sauta juste à temps au cou du chat qui disparut dans un nuage de fumée blanche. 

Hé oui, chez les Pumpkin, tous les membres de la maisonnée étaient dotés d’un incroyable pouvoir. Même Gulliver, le chat, pour qui la téléportation était une véritable aubaine. Se déplacer du canapé jusqu’à l’accoudoir du fauteuil n’avait jamais été aussi facile et indolore !

            Arthus et Gulliver réapparurent devant le bureau d’Élisabeth. Le félin déguerpit en vitesse, laissant à son jeune colocataire le soin de gérer la suite des aventures sans son aide. 

            — Arthuuuus !

            Mlle Lang Fourchue devait avoir terminé sa diatribe sur le manque de témérité du garçon et s’était rendu compte qu’il s’était volatilisé. Arthus courut jusqu’aux escaliers. Il empoigna le gros gland en bois du couronnement de la balustrade dont il se servit pour pivoter. Malheureusement, ses pieds se prirent sous le tapis et il dévala les marches comme un ressort. Si, comme l’affirmait Mlle Lang Fourchue, il possédait un don caché, c’était le moment ou jamais qu’il se manifeste !

***

            — Arthus chéri, est-ce que ça va ? 

            La voix d’Élisabeth Pumpkin résonna douloureusement à l’intérieur du crâne du garçon.

            Il ouvrit un œil et surprit le pendentif de sa mère, penchée au-dessus de lui, qui s’agitait comme un pendule. Son parfum de violette emplit ses narines. Il était sauvé. 

            — Oui, plus de peur que de mal..., finit-il par articuler.

            Il était certain que rouler dans les escaliers n’était rien en comparaison à un saut dans le vide.

            Quand il parvint enfin à reprendre tout à fait ses esprits, il se hissa sur ses jambes qui avaient fini de trembler. C’est alors qu’il découvrit, incrédule, que tous les membres de la famille Pumpkin étaient réunis dans l’entrée et que la même expression funeste était figée sur chacun de leur visage.

            — Est-ce que quelqu’un est mort ? demanda Arthus.

            — Non, mon garçon. Mais nous avons à te parler, expliqua sa mère.

            À ces mots, les Pumpkin s’écartèrent comme un rideau s’ouvre sur la scène d’un théâtre. Malheureusement, la pièce qui allait se jouer n’avait rien de très réjouissant. C’était la première fois qu’Arthus les voyait mais il ne douta pas un instant de l’identité des trois grand-mères arcboutées sur leur cane qui lui faisaient face. 

            Les Oracles.

            Arthus sursauta au son du hoquet de surprise qu’émit Mlle Lang Fourchue dans son dos. La stupéfaction qui avait suivi sa dégringolade avait fait oublier à Arthus que, quelques minutes auparavant, il avait pris la fuite pour se préserver de la folie de sa préceptrice. 

            À la vue des trois Oracles, Mlle Lang Fourchue s’exprima d’une voix plus tranchante qu’un couperet :

            — C’est bien ce qu’il me semblait. Ce garçon est une coquille vide. Il n’y a rien à en tirer ! 

       Le cœur battant, Arthus observa la vieille préceptrice léviter jusqu’en bas des marches. Elle s’immobilisa un instant, le temps de ployer un genou à l’attention des Matriarches puis quitta la maison des Pumpkins sans un regard pour son élève.

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Josephine Edward
Posté le 11/09/2020
L'histoire devient plus intéressante de chapitre en chapitre. Ton écriture est fluide, ça se lit rapidement (qu'est-ce que le temps passe vite quand on s'amuse haha !). Et sinon comment tu as fait pour avoir cette mise en page ? (pour moi, le site m'a tout déglingué)
peneplop
Posté le 06/10/2023
Hello ! Aucune idée mais je vois aussi des ratés entre mon Word et le site sur les retrait de ligne… Merci encore de ton message.
Cocochoup
Posté le 12/08/2020
J'avais oublié comme le début était trop bien ❤️
Il y a plein de petites choses qui ont été modifié et j'adore !
Je suis juste un peu moins fan du nom et prénom de la distordeuse... Ca me rappelle un peu trop l'univers HP 😅
En tout cas, le coup du chat qui se teleporte, bien vu ! J'adore cet univers qui respect autant le monde animal ❤️
Par contre dans le chapitre précédent tu dis qu'il y a un petit déjeuner à base de bacon et le chapitre avant tu précises qu'il est interdit de tuer des animaux ?
Pour conclure très joli chapitre avec une bonne rythmique et un suspens bien mené ❤️
peneplop
Posté le 06/10/2023
Merci Cocochoup <3
Oui, petite incohérence pour le bacon…
The Pighead
Posté le 12/08/2020
Ouais, ça, ça se fait carrément pas. J'veux dire, merde, y'en a qui ont des idées chelou. Et j'aurais bien voulu voir ce qui se serait passé si l'exercice était arrivé à son terme...

"Votre fils n'a vraiment aucun don, impossible de faire quoi que ce soit !"
"Mais... il a chuté tellement haut que maintenant, il n'y a aucune différence entre sa tête et une citrouille écrasée."
"Oui, eh bien... euh... oh, tenez, justement, il faut que j'aille assurer un autre cours, je vous envoie mes honoraires bientôt, au revoir !"

Sinon, toujours très cool. Et j'adorerais voir quelqu'un demander à un cheval si c'est possible d'imprimer quelque chose sur sa peau. Ça doit être marrant.
peneplop
Posté le 12/08/2020
Excellent ! T'as de drôle d'idée, toi aussi :D

Merci pour tes encouragements ;)
The Pighead
Posté le 12/08/2020
J'ai souvent de drôles d'idées, ouais. C'est ce qui arrive après des années à s'exposer volontairement à la weirdness d'Internet.

(De rien ^^)
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