III – Les récoltes totives

Par Dan
Notes de l’auteur : Daniel Pemberton – Circular Story

Les récoltes totives

Ceinture 1, Nehara, capitale de Jupiter

 

Les murs de la grande salle diffusaient une lueur vermeille et l’air était chargé d’odeurs sucrées. La décorance se limitait à des gravures et à des sculptures fragiles, le mobilier à quelques éléments ajoutés par l’une ou l’autre famille dans une assemblance aussi curieuse qu’allurée. De toutes les pièces communes aux six appartements, c’était cellà qu’Aessa préférait.

À cette heure, elle seule se tenait à la table encombrée de coupes de fruits séchés et de pichets de cacaofé fumeux. Elle consultait le dossier médical de Teresa – la membre des Moutons électriques qu’Haccan avait rencontrée hier –, l’oreille tendue vers la cuisine pour guetter l’arrivée de Pollin et le début du déjeuner.

Aessa ignorait ce qu’Haccan avait fait de Teresa et elle préférait ne pas le savoir : l’officier respectait ses mystères, elle respecterait les siens. La foto jointe au dossier de la pirate montrait une jeune femme aux cheveux verts attachés en désordre. L’un de ses yeux louchait très nettement ; l’autre, valide, demeurait caché sous un patch noir orné d’un œil de la Providence stylisé.

Le compterendu médical indiquait qu’elle avait subi des blessures graves dans l’explosance du cargo, dont une plaie à l’abdomen. Aessa lut avec attention les commentaires du médecin, mais aucun ne put la renseigner sur l’efficaceté de l’équipance greffée au vaisseau désormais réduit en miettes – dans l’optique qu’elle ait pu ètre activée. Teresa n’en montrait aucun signe flagrant, entoucas, et Aessa convint de transmettre ses résultats aux membres du conseil plus éclairés sur la question scientifique.

Si tant est qu’elle puisse contacter ses camarades sans subir leurs foudres… Elle n’avait reçu aucun message codé ni aucune onde urgente depuis qu’elle avait décidé d’accuser les terroristes sans les consulter. Ils communiquaient rarement endehors des séances, mais elle s’était attendue à ce qu’ils sacrifient la prudence pour lui réclamer des comptes. Aprètout, elle avait renié les principes fondateurs de leur alliance ; il paraissait normal qu’elle réponde de ses actes. Leur silence la surait et la terrifiait àlafois.

— Bonjour, amour.

Aessa réduisit rapidement la fenètre de lecture et repoussa sa tablette. Le regard de Pollin se posa sur son épouse avec une douceur immense ; après quinze ans, son sourire prudent lui serrait toujours le cœur.

Pollin s’installa, disposa deux assiettes et avança la carafe pour servir leur grait quotidien – une dose de lait de graines moulues qui suffisait à les énergiser jusqu’au repas suiveux –, mais Aessa couvrit sa tasse pour l’en empècher. Une goutte de nectar épais tomba sur le dos de sa main, virgule claire sur peau noire. À l’air inquiet de son mari, elle répondit :

— Je n’ai pas très faim.

— Mais ton compteur…

Aessa jeta un œil à son bracelet. Elle manquait de magnésium et de vitamine D, mais elle se sentait trop nauséeuse pour avaler quoiquecesoit. Elle déclina alors d’une petite mouvance de tète et Pollin n’insista pas. Ses sourcils blancs toujours froncés, il prit ses doigts et essuya la tache lactée dans un baisemain.

— Ne te soucie pas, amour, dit Pollin en captant son regard préoccupé. Je suis sur que tout se passera bien.

Il jeta un coup d’œil par la fenètre longue. Les enfants chahutaient sur la terrasse centrale.

— Tes mots ont changé beaucoup de choses, reprit-il, comme s’il voyait dans leurs jeux la première preuve de la bouleversance du système. Je le sens, je le sais. C’est peutètre le déclencheur qu’on attendait.

Si le discours d’Aessa était entendu et relayé, si luniens et planétiens oubliaient leurs différends pour contrer la menace terroriste, le gouffre qui les séparait se ténuerait enfin. Aussi dramatique qu’elle ait été, l’explosance du cargo pourrait alors s’avérer bénéfique : ce serait peutètre un bien meilleur ciment pour leur civilisance que les mesures imposées par les autorités. C’était ce qu’Aessa avait expliqué au Preministre pour le convaincre de dire la vraieté à leurs concitoyens et, pour la première fois, elle se prit à y croire plus qu’à l’espérer.

Étrangement, elle n’était pas certaine de s’en réjouir pourautant. On ne pouvait pas s’en consoler ; cette paix ne valait pas les vingtdeux vies fauchées, surtout si le conseil était responsable de leur perte. Aessa n’avait jamais voulu causer de mal à quiquecesoit…

— Peutètre, concéda-t-elle. Seul le temps dira.

Du bruit leur parvint de la cuisine : d’autres cohabiteux étaient levés. Aessa se força d’afficher une mine plus aveneuse tandis qu’un couple arrivait en saluant. La doyenne du foyer était une amie de longue date : elle faisait figure de référente, ici ; quant à son mari, fervent défenseur du domitravail, il était le gardien favori d’Olliv et Ferral. Ils organisaient ensemble la plupart des repas de célébrance partagés par les six foyers réunis sous ce toit.

Mais ce matin, ça n’était pas son époux qui compagnait la doyenne. Le nouveau venu se présenta – il était contremaitre à l’usinemère de traitance d’hydrogène – et les remercia de leur hospitaleté avant de s’asseoir en bout de table.

— Ça n’est pas trop pénible, à l’usine, depuis hier ? lui demanda Pollin en remplissant son verre. Avec l’état d’alerte…

— C’est… tendu, répondit-il. On a renforcé la sécureté et multiplié les vérifiances.

Aessa s’obligea à peler une pomme pour dissimuler la frémissance de ses mains.

— Tous les cargos sont passés à la loupe, mais… on ne sait pas quoi chercher…

Aessa se détendit imperceptiblement et croqua dans un quartier, davantage pour s’éviter de prendre part à la discutance que par appétit.

Pour augmenter ses chances, le conseil avait fait équiper cinq vaisseaux en partance de Jupiter – les attaques des Moutons électriques étaient prévisibles, mais pas au jour et à l’heure près. Aessa n’avait pas ordonné l’appareillage d’autres cargos depuis la première vague, deux semaines plus tot ; les quatre vaisseaux resteux étant partis, il ne restait plus à l’usinemère aucune preuve de l’équipance. Si quelqun devait la repérer, ce serait les ouvriers de Saturne chargés d’ausculter les cargos à leur arrivée. Chose qu’ils feraient aussi minutieusement que les employés jupitériens, maintenant que la crainte des terroristes avait fait le tour de l’Union.

Mais ça n’était pas la technologie ellemème qui inquiétait Aessa. Le conseil avait pris des mesures extrèmes pour la camoufler ; des mesures dignes des cellules les plus obscures de la PI. Rien ni personne ne pourrait la déceler, mais on n’effaçait pas sans mal une intervenance de cette ampleté.

Aessa avait pris toutes ses précautions lorsqu’il avait fallu recruter des moonshiners capables de hacker les andros et les programmes de surveillance. Elle n’avait donné aucune indicance sur son identité et sur la nature de l’équipance ; ses agents ne pouvaient donc ni comprendre ce qu’ils cachaient, ni pourquoi leur commanditaire voulait le dissimuler. Ils pouvaient cependant témoigner que quelqun leur avait demandé de faire quelquechose à cinq cargos, y compris à celui qui avait explosé. Aessa pensait les avoir assez grassement rémunérés en coupons pour qu’ils se taisent, mais s’il y avait une chose dont on ne pouvait jamais ètre absoluement certain, c’était de l’honnèteté humaine.

— La PI est partout, reprit le compagnon de la doyenne. Je suppose qu’ils cherchent les terroristes parmi les techniciens de l’usine… Aprètout, nous sommes les seuls à avoir eu accès à ce cargo…

— Vous et les pirates qui l’ont détourné, corrigea Pollin. Ils sont toujours introuvables, à ce que j’ai entendu.

— Ils ne sont pas les seuls à rester introuvables. Beaucoup de moonshiners se sont enfuis d’Europe, parmi eux de potentiels témoins. On parle d’un vaisseau qui aurait ignoré la fermeture de l’espace aérien et qui aurait filé sous le nez des officiers…

Pollin se prèta à répondre, mais Aessa l’interrompit :

— Cesse donc de l’embèter. Ils n’ont sandoute pas envie de parler de ça de bon matin, laisse-les profiter de leur déjeuner.

— Oh, oui, pardon, fit Pollin avec un sourire gèné.

L’homme voulut protester, mais la doyenne lui adressa un coup d’œil appuyé – nul doute qu’elle préférerait effectivement une conversance plus légère. Il acquiesça docilement et entama son repas en acceptant la béquée que sa compagne lui donnait. Quelques minutes plutard, ils échangeaient des plaisanteries et des regards tendres sans plus se soucier de leurs voisins.

Pollin les observa un moment avec émouvance avant de se pencher à l’oreille d’Aessa :

— Ça me rappelle… Je préfère ne pas l’amener ici, je pense que tu as besoin de tranquilleté comptenu des dernières rebondissances, alors c’est moi qui m’absenterai prochainement. En fin de semaine prochaine, je pense.

Aessa recula pour détailler le visage de son époux.

— Depuis quand lo fréquentes-tu ? demanda-t-elle, un peu plus abruptement qu’elle ne l’aurait souhaité.

Pollin ne s’en formalisa pas et répondit simplement :

— Deux mois. C’est un « il ».

Il était coureux de voir des inconnus s’inviter à leur table le soir ou le matin ; des amis surtout, mais aussi quelques amants ponctuels ou réguliers. Pollin et Aessa, comme beaucoup d’autres couples planétiens, avaient accepté les relations extraconjugales au moment de leur mariage – une façon d’éviter la frustrance et l’ennui. Ils en discutaient souvent pour se surer que leurs envies n’avaient pas évolué : l’important était de rester à l’écoute et en fase. Aessa pensait l’ètre toujours, mais elle dut l’admettre : elle était jalouse.

Probablement parce que Pollin n’avait plus eu de liance depuis six ans et qu’Aessa en refusait deux ou trois par mois jusqu’à très récentement.

Par la large baie vitrée, elle vit le vaisseau de ramassage scolaire émerger du ciel pourpre pour se ponter à l’extrèmeté de la terrasse. Les enfants y grimpèrent sans adresser un sourire ni un aurevoir à leurs parents et le malaise d’Aessa se changea en accablance. Jamais encore elle n’avait éprouvé ça ; elle ignorait ce que c’était exactement. Ça se gravait quand elle pensait à la journée qui l’attendait, à la potentielle punissance du conseil, à Pollin dans les bras de cet étranger, à sa progéniture déjà si distante, et elle comprit : cette douleur, c’était la solitude, sous sa forme la plus énorme et la plus violente.

— Je dois aller, dit-elle.

— Tout va bien, amour ? s’inquiéta Pollin en la regardant se lever.

Aessa hésita. Elle lui avait déjà menti – ils ne croyaient pas à la vraieté inconditionnelle, mais à la parcimonieuseté, à la sensibleté, alors elle lui avait déjà menti pour le protéger. Cette fois, elle ne sut pas pourquoi elle le faisait :

— Oui… amour.

Pollin eut un petit sourire et Aessa se détourna. Elle hocha la tète à l’intention de la doyenne et de son partenaire, fit signe aux membres des familles qu’elle croisa dans les parties partagées de la demeure, puis retrouva Megge au taxi. Le trajet se déroula dans un mutisme complet pendant que les cyclones jetaient leurs nuages contre le champ de force.

Le pilote les déposa à l’arrière des édifices. Les androgardes d’escorte étaient tellement nombreux qu’Aessa fut aussitot sourdie par un tonnerre de cliquetis et de crissances de modules. Entrainée à l’ombre des pergolas, elle leva les yeux sur le Ministère de la Santé : ses balcons et ses tonnelles bombées se changeaient en cascades de lumière sous la tempète.

Ils empruntèrent les allées balisées pour rejoindre la grande place. Le centre de décidance accueillait les sièges des plus hautes instances jupitériennes : bureau du Preministre, antennemusée des archives, Palais de Justice. Le rouge pale des murs et des habits qui gommait dordinaire les formes urbaines était hui relevé d’accents chamarrés : ici les drapeaux signalant l’état d’alerte, là les tenues des luniens essaimés comme des joyaux dans la foule. Les rues étaient saturées, les kiosques combles. Jamais Aessa n’avait vu une telle affluence. Jamais elle n’avait vu de public aussi varié, surtout.

Si les premiers rangs formés en bordure du parvis rassemblaient les dignitaires – gouverneurs, ministres et magistrats –, les suiveux mélangeaient des Jupitériens, des Ioniens, des Europiens, des Ganymédiens, des Callistiens, des Thébéens et des Anankéens. Ils étaient plusieurs milliers à avoir fait le voyage pour assister à l’événement.

Megge stoppa à l’arrière tandis qu’Aessa se faufilait pour se poster entre le Preministre et le ministre de la Santé. Ils lui adressèrent un regard intense et Aessa eut aussitot l’impression d’ètre à sa place : son arrivée avait complété la ronde, comme si elle était le dernier chainon manqueux. Quand un frisson lui remonta l’échine à la vue du vaisseau prochant, elle sut que tous les autres éprouvaient la mème sensation. Elle ignorait ce que c’était exactement. C’était nouveau pour toumonde et le simple fait qu’ils le découvrent ensemble en disait long ; luniens et planétiens, debout coteàcote, en paix.

L’ambulance envahit le ciel. Endehors des esquifs de la PI, les batiments publics étaient les seuls autorisés à voler sous le champ. Les vaisseaux médicaux se posaient dabitude sur les plateformes de l’hopital, mais exceptionnellement, pour que chacun puisse observer la débarquance, le parvis avait été reconverti en piste d’atterrissage.

Le souffle des réacteurs agita les chevelures blanchies ou colorées quand l’ambulance se posa. La passerelle fut baissée et le cortège se déroula dans un silence révérencieux, tellement parfait que la grondance de l’orage devenait monstrueuse audessus d’eux. Le gouverneur d’Europe venait en tète, compagné des médecins ; derrière, les civières encadrées d’infirmiers flottaient à hauteur de bassin. Le Preministre, le ministre de la Santé et Aessa s’avancèrent alors pour les accueillir. Pas de mots, rien que des mains tendues au gouverneur, serrées autour des gants des docteurs ou posées dans un geste consoleux sur les épaules des victimes.

Du coin de l’œil, Aessa voyait les caméras autoguidées immortaliser le tableau : pour la première fois, des luniens allaient profiter des traitances planétiennes de pointe. Nonpas qu’ils soient mal soignés en temps normal – les gouvernances remplissaient leur devoir social auprès de tous leurs citoyens –, mais leurs équipances n’étaient pas aussi sofistiquées que celles des planétiens. Ils n’avaient jamais eu besoin de technologies plus performeuses que celles héritées de la Terre : la colonisance des satellites n’avait pas été préméditée, l’environnance y était hostile, alors la sélectance naturelle avait fait son office.

C’était sur les planètes que la science avait connu son essor, poussée par des ètres fragiles qui comptaient chaque jour davantage sur les puces et les rouages pour compenser leurs faibletés et assurer leur survie. Leur frayeur avait donné naissance à des machines extraordinaires et hui, elles allaient réparer la vie brisée des seize luniens rescapés de l’attentat.

On les ferait passer par les meilleurs appareils d’imagerie, puis on les confierait aux meilleurs androchirurgiens. Greffe de tissu pulmonaire pour les asfyxiés, de peau pour les brulés, de membres bioniques pour les amputés. Des miracles offerts par la gouvernance jupitérienne pour illustrer la solidaireté nouvelle de leur peuple. Il n’était pas question d’origine, désormais, ni mème de légaleté. Les préprocès viendraient plutard. Moonshiners ou pas, c’étaient des humains qu’on sauvait ce jour-là.

Parmi eux, un jeune homme refusa de lacher la main d’Aessa. La gorge nouée, elle baissa les yeux sur son visage àdemi arraché, couvert d’un masque d’autosoin. Il entrouvrit la plaie qui lui servait de bouche et, dans un rale, Aessa crut capter un mot. « Merci ».

— Dame, auriez-vous quelques minutes à m’accorder ?

Encore un peu étourdie, Aessa pivota vers un journaliste qui s’était détaché de sa meute de collègues tandis que le défilé de blessés disparaissait dans le hall de l’hopital.

— Moi ? s’étonna Aessa.

Le public et les médias s’ébranlaient pour migrer vers la salle des congrès où le Preministre devait donner un nouveau discours. Il répéterait leur engageance à débusquer les terroristes et appellerait les peuplances à s’unir dans l’action, comme le ministre de la Santé en avait donné l’exemple. C’était avec eux que l’Histoire allait s’écrire.

— Toumonde va interviewer le Preministre, répondit le journaliste, je ne vois pas ce que je pourrais glaner de plus. Vous, parcontre, vous n’avez encore été questionnée par personne, il me semble…

Aessa se guinda. « Questionnée » sonnait comme « accusée » à ses oreilles. La campagne d’entente et d’entraide que le Preministre lançait n’avait été possible que par l’entremise d’Aessa, sur la base de ce qui était peutètre le plus gros mensonge jamais adressé à la Nouvelle Humanité.

— Vous seriez devenue la figure la plus célèbre du système si le ministre de la Santé ne vous avait pas volé la vedette avec ces soins aux luniens…

Aessa balaya sa remarque d’un geste de la main qui pouvait passer pour de l’humbleté. Dans les circonstances actuelles, elle ne tenait pas à rester sous le feu des projecteurs. Biensur, en tant que ministre des Satellites, il était normal qu’elle ait pris la parole sur Europe : cela restait son devoir. Elle avait simplement espéré que passer le relais à ses collègues la ramènerait dans l’ombre.

Si Aessa attirait effectivement de nombreux regards, elle discernait mal l’admirance dans les yeux de ses administrés. Peutètre le journaliste avait-il raison sur sa célèbreté. Aessa se sentait pourtant épiée, traquée, jugée, comme si toumonde savait pour son choix solitaire et ses manigances.

— Je pense que c’est une bonne idée, intervint Megge qui avait profité du reflux de la foule pour se procher.

Aessa observa son assisteuse. Elle était toujours là pour lui rappeler ses impératifs en matière d’attitude publique. Le temps où les dirigeux vivaient à distance de leur peuple était mort avec la Première Humanité ; hui, on pouvait se promener avec eux, pour peu qu’on le leur ait demandé gentillement et qu’ils ne soient pas trop occupés. Élus et électeurs avaient toujours fait partie de la mème sfère, dans l’Union ; c’était ainsi qu’un ouvrier d’usine pouvait déjeuner à la table d’une ministre sans étonner quiconque.

Et si Aessa avait des réticences, elles n’étaient pas dues à un mauvais sentiment de supérieureté : balayeur ou Preministre, elle n’avait envie de parler à personne. Mais Megge la regardait sans ciller, les yeux graves sous les frisottis de ses cheveux blancs, et Aessa savait qu’elle ne pouvait pas refuser sans se rendre suspecte.

— Ébien, pourquoi ne pas marcher ensemble jusqu’à la salle des congrès ? proposa-t-elle. Je répondrai à vos questions sur le chemin.

— Merci beaucoup, dame, dit le journaliste. Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je vous filme ?

Elle en voyait un : il était plus difficile d’avoir l’air serein en images qu’en mots. Elle n’était pas certaine de pouvoir dissimuler parfaitement sa coupableté en tètatète avec un reporter curieux, mais elle ne pouvait pas décliner sans éveiller sa méfiance.

— Aucun, répondit-elle.

— Si ça ne vous dérange pas, je préférerais aussi que nous empruntions des rues moins fréquentées. Mon micro n’est pas de très bonne qualité et si nous devons nous arrèter tous les deux mètres pour que vous saluiez quelqu’un…

— Bien, bien.

— Merci. Par là ?

Ils bifurquèrent dans une allée que la mouvance de foule avait vidée. Le journaliste dégaina sa tablette pour paramétrer la lentille flotteuse et la calquer sur la marche d’Aessa, qui tenta d’ignorer les crissances répétées du zoom autant que l’écho des pas de Megge dans son dos.

— Commençons. Le discours d’Europe était une déclarance sans précédent. Croyez-vous vraiement que planétiens et luniens vont pouvoir mettre leurs désaccords de coté pour s’attaquer ensemble au problème des terroristes ?

— Je le crois vraiement.

Megge se racla la gorge.

— Je le crois vraiement, reprit Aessa, car l’attentat nous a tous ouvert les yeux sur la futileté de nos conflits. Quand on fait face à une menace telle que celle des terroristes, il est normal que chacun révise ses priorités.

— Vous pensez donc que les revendicances des libertaires sont futiles ? Que les opposances que certains luniens montrent envers les gouvernances ne sont pas sérieuses ?

— Non, biensur que non, je ne voulais pas insinuer qu’il s’agissait de sujets dérisoires. Ils ont une importance cruciale et ils ont constitué le nerf de notre politique pendant de longues années. Mais face à l’urgence, certaines choses doivent passer au second plan. Les astres savent combien j’aurais préféré que les revendicances des libertaires restent au premier…

Elle marqua une pause et leva les yeux audelà des tonnelles, dans les remous de la tempète. Elle en faisait trop, surement.

— Ces terroristes menacent tout, continua-t-elle pourtant en ramenant le regard sur le journaliste. Àquoibon nous mésentendre avec les libertaires sur la façon dont nous devons vivre nos vies, si nous n’en avons plus à vivre ?

Le journaliste marmonna quelques mots en pianotant sur sa tablette. Aessa en profita pour jeter un coup d’œil à Megge, qui approuva imperceptiblement en guise d’encourageance.

— Comment concrètement va se traduire l’alliance des luniens et des planétiens face aux terroristes ? Le ministre de la Santé a fait un geste exemplaire, mais du point de vue des mesures de riposte, comment cette entente va-t-elle s’organiser ?

— Elle se met en place progressivement, éluda Aessa. Nous n’avions jamais imaginé devoir un jour fronter pareille menace, et pour apprendre à la contrer les élus autorisés devront se plonger dans les archives de la Première Humanité…

Une Humanité qui n’avait rien su faire contre le terrorisme, alors qu’elle disposait de systèmes de surveillance perfectionnés – pour ne pas dire dangereux –, alors qu’elle était armée jusqu’aux dents et que tant de nations avaient souffert des extrémistes. Pour cette Humanité-là, la seule solution avait été de laisser les meurtriers périr avec la planète. Cela ne leur donnait guère d’espoir.

Ils n’avaient ni police ni caméras urbaines. Les personnelletés politiques allaient et venaient sans gardes du corps, car personne sur les planètes n’aurait l’idée de s’en prendre à eux. Personne sur les lunes nonplus : les moonshiners voulaient pouvoir boire, fumer, troquer et miser des coupons, pas poignarder leur prochain.

— Diriez-vous donc que les lois mises en place par les gouvernances pour éviter les erreurs de la Première Humanité ont échoué ?

Aessa s’arrèta pour scruter le journaliste. Elle essayait de ne pas regarder la lentille d’enregistrance, mais elle ne pouvait s’empècher de se demander quelles réactions ces images causeraient si les luniens les voyaient. Aessa n’avait rien dit sur l’équipance du conseil pour donner aux peuplances un ennemi commun, peutètre bien réel, peutètre rien qu’un épouvantail. Pourlemoment, le vent de solidaireté semblait faire son effet, mais elle craignait de découvrir ce qui se produirait quand les libertaires se poseraient les mèmes questions que ce journaliste.

Finalement, il aurait peutètre mieux valu pour toumonde que l’explosance soit la faute du conseil. Et mieux valu l’admettre.

— Je ne…

Elle tourna la tète pour chercher l’aide de Megge – elle savait toujours comment esquiver les pièges ou répliquer poliement pour clore le débat. Mais Megge était tombée inconsciente sur les dalles.

— Que…

La frase d’Aessa mourut sur ses lèvres quand deux bras l’empoignèrent et qu’une aiguille se logea dans sa peau. Elle se débattit, tenta de hurler, voulut se défaire des mains qui lui cachaient les yeux, envain. La foule était loin et personne ne vit les figures masquées trainer le corps inerte de la ministre dans les contrallées ombragées.

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Léthé
Posté le 15/12/2016
HA ! Je savais parfaitement que ça allait finir comme ça, je suis contente haha ! De toute façon, dès que quelqu'un te dit "c'est possible d'aller dans un endroit avec moins de monde" alors que tu es ministre, ça pue un peu quand même. 
Ces deux chapitres (oui parce que j'ai pas commenté celui d'avant, j'étais un peu trop prise dans l'histoire) étaient vraiment chouettes. Mention spéciale à Bowie et Woody, qui forment un duo de choc (enfin si Woody se sert pas de Bowie pour faire chier Guevara (t'as vu : Chier Guevara hahahaha pardon)) et aussi au fait que les gens aient le droit de faire la fête du slip avec plein de gens sans se faire juger, je trouve ce système ma foi fort logique.
Je veux résister à l'appel du chapitre, parce que je sais que si je vais voir j'aurais pas le temps de faire un fanart (ma vie est si dure)
Je vais réfléchir. En même temps, je crois qu'il ne reste que 2-3 chapitres :huhu: 
Dan Administratrice
Posté le 15/12/2016
C'est moi ou la pause est passée super vite ? :P Je rigole, je suis très touchée par ce retour supraluminique (même si je sais que c'est juste pour pouvoir m'embêter quand tu seras à jour) !
C'est vrai qu'il était moyen discret le mec, mais c'est parce qu'on est vachement plus méfiants qu'eux, en vrai. C'est tellement des bisounours, pauvre Aessa, elle avait aucune chance de flairer l'embrouille.
Chier Guevara xD J'ai ri. Mais oui, c'est un duo infernal ! Contente que ça t'ait plu, l'un dans l'autre y'avait pas grand-chose à dire sur le chapitre précédent d'ailleurs, je crois. Et les planétiens ne sont pas d'affreux oppresseurs, ils sont des modèles en matière de vie conjugale !
Il t'en reste deux, je crois ? Quelle que soit ta décision, merci tout plein ♥♥♥
Laure
Posté le 27/09/2016
Coucou Danou, j'en ai mis, du temps, avant de revenir par ici ! Ça m'avait manqué ♥
Aessa ! Je l'aime beaucoup. Je pense qu'elle veut le bien de tout le monde, même si elle a pu faire des erreurs. J'ai beaucoup aimé la fin, quand elle hésite à dire la vérité ! La vérité, c'est intéressant. La plupart du temps, je la préfère de loin au reste, mais c'est vrai qu'ici, c'est ambigu... Est-ce que le mensonge est préférable ? Je ne sais pas. C'est difficile.
Je me demande vraiment ce qui va arriver maintenant, avec Aessa qui se fait enlever et tout. Ah là là.
J'aime toujours autant tes descriptions pas lourdes, je voyais parfaitement dans ma tête l'atmosphère du déjeuner avec les fruits, la lueur rosée et la grande fenêtre. C'était très joli.
J'ai hâte de lire la suite !
J'ai vu un « quand à » à la place de « quant à », je ne sais pas si c'est une réforme langagière ou si c'est de l'inattention. Et aussi un « lo » à la place d'un « la » ? C'est au moment où le mari d'Aessa lui parle de son nouveau compagnon. Pauvre Aessa dans sa solitude. Je l'aime beaucoup. 
Dan Administratrice
Posté le 27/09/2016
Coucou Ethelou ! T'inquiète pas, j'ai mis encore plus de temps avant de venir te répondre x'D
Alors que ton commentaire m'a fait tant plaisir, pourtant ! Je suis vraiment contente que tu aimes Aessa ♥ Le bien de tout le monde, hmmmmmmmmmmmoui, d'une certaine façon, on peut dire que c'est ce qu'elle veut :P Mais oui, pas forcément avec les bons moyens. Ah, moi je suis plutôt réservée concernant la vérité ; des fois elle fait plus de mal que de bien, mais c'est un sujet intéressant à soulever ! Et ça reviendra, parce que y'a d'autres choses qu'on nous cache (ce teasing de ouf).
Je te remercie pour les descriptions ! J'essaye vraiment d'aller à l'essentiel, mais je veux aussi qu'on ait une bonne idée du paysage parce que c'est quand même pour montrer toutes les planètes que je fais ça ♥ Donc c'est tant mieux si ça semble être un bon équilibre ! Merci aussi pour le traquage de faute, t'as toujours l'oeil !
A bientôt pour la suite j'espère ! Des zibous ♥
Rimeko
Posté le 10/09/2016
Coucou Danah !
Conformément à ma mauvaise habitude, j'ai laissé traîner ce commentaire dans ma liste de choses à faire, parce que commenter un chapitre en temps et en heure, c'est apparemment chose impossible -.-'
 
Suggestions :
(bon, je ne sais pas trop ce qui est faute de frappe ou évolution de la langue, mais...)
" — Depuis quand lo (la ?) fréquentes-tu ? demanda-t-elle, un peu plus raidement qu'elle ne l'aurait souhaité."
"Probablement parce que Daffe n'avait plus eu de liaisance depuis six ans et qu'Aessa en refusait deux ou trois par mois jusqu'à très récentement." ... et ? Peut-être voulais-tu que Aessa n'y était plus habituée / préparée mentalement, mais...
"Ça se gravait (S'aggravait ?) quand elle pensait à la journée qui l'attendait, aux représailles du conseil"
"Endehors des esquifs de la PI, les vaisseaux publics étaient les seuls batiments autorisés à voler sous le champ." Par "vaisseaux publics", tu entends véhicules d'intérêit publics (genre ambulance) ou véhicules individuelles des ménages (genre voiture aujourd'hui) ??
"C'était sur les planètes que la science avait connu son essors (essor ?)"
"Ils n'avaient pas ("pas" de trop) ni police ni caméras urbaines"
 
(Alors je sais que c'est un truc qui dérange souvent que moi, mais je trouve quand même que tu répètes un peu trop les prénoms des personnages, genre ceux d'Aessa et de Megge...)
Mais ça, c'est que du chipotage pour avoir l'impression de faire un commentaire utile, parce que ce qu'il me reste à dire ce résumerait en deux mots : J'AIMEUH.
Enfin, j'aime beaucoup moins cette fin. Gulp ! Aessa a beau être celle qui se rapprocherait plus de la méchante de cette histoire, c'est à ce moment-là qu'on se rend compte d'à quel point on s'est attaché à elle et qu'on ne veut pas qui lui arrive malheur...
Par contre, j'apprécie beaucoup la base de la relation entre Dave et Aessa, ce droit d'aller voir ailleurs et de cacher des choses à l'autre... mais bref.
Et surtout, j'ai adoré les passages plus "politiques", les hésitations d'Aessa sur la conduite qu'elle aurait dû tenor à propos des "terroristes" (vaste question...), l'union des luniens et des planétiens, l'interview par le journaliste (en est-il vraiment un, d'ailleurs ??)... Parce que ces passages font partie de ceux dans les livres qui me transportent littéralement, par leur force... Et ça, c'est ce que j'adore dans la lecture <3
Donc j'attends le prochain chapitre avec beaucoup beaucoup d'impatience !!
Dan Administratrice
Posté le 10/09/2016
Coucou Rimrim ! Encore une fois, je réponds avec un retard déplorable...
Merci pour ton repérage ! Pour "lo" c'est normal, c'est la version mixte, Aessa ne sachant pas si l'amant de Daffe est une femme ou un homme ^^ Pour la phrase suivante, je ne suis pas sûre de comprendre ce qui t'a gênée ? Quant à "graver" c'est normal, c'est une évolution ! Et je parle bien des vaisseaux, ben... publics, comme les transports publics chez nous, tout ce qui dépend de l'état/la ville et pas des particuliers et des privés, justement =)
Ah c'est marrant, tu es la première à me faire la réflexion sur les prénoms ! J'y ferai attention ;)
Je suis vraiment contente si Aessa prend ce genre de place ambivalente ; comme j'essaye de brouiller un peu la limite gentils/méchants, c'est important qu'on s'inquiète pour elle (et y'a de quoi :P). Pour les couples planétiens ça me semblait important de montrer que tous leurs progrès se limitaient pas à des restrictions un peu relous, ils essayent d'être équilibrés dans tous les domaines de leur vie ^^
Aaah tant mieux si les passages politiques sont compréhensibles, et encore mieux s'ils peuvent être plaisants ! C'est toujours une bonne prise de tête, ces affaires. Je ne dirai évidemment rien sur le journalistes ! Mais je te remercie vraiment pour ton retour sur ce chapitre, ça me fait extrêmement plaisir !
Je pense que je reprendrai la parution après la Coupe ^^ Merci encore ! ♥
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