III – La dérive des débris

Par Dan
Notes de l’auteur : Johnny Cash – I Walk the Line

La dérive des débris

Tvashtar, Io, satellite de Jupiter

 

Propulsée en avant par le choc, Guevara entraina Bowie dans son élan. Il heurta la parance métallique de la rue avec une violence inouïe, amortissant du mème coup la chute de la pirate. Haccan les regarda se tordre comme des vers tandis que la décharge leur nouait les muscles et leur soudait la peau. Guevara n’émettait plus que des cris étranglés. Bowie, lui, était plus paniqué que souffreux. Il observait sa marraine avec horreur derrière le sang qui lui noyait le visage.

Haccan fit volteface pour découvrir l’auteur du tir de choqueur, embusqué à l’angle d’un petit immeuble d’habitance, le fusil encore calé à l’épaule et l’œil dans le viseur. Des hurlances résonnèrent dans les appartements voisins et les derniers volets claquèrent. Désormais, les rues désertes ressemblaient aux simulances de combat de la PI. Ces exercices lui avaient toujours semblé exagérés : dans le rare cas d’un tir de semonce, aucun moonshiner ne répliquait jamais. La mise en scène servait seulement à coutumer les recrues au danger.

Un danger très réel, hui. La brulure et les spasmes de Guevara, la blessure de Bowie, l’arme d’Haccan dans ses doigts.

— Halte ! lança le policier qui se prochait sans le lacher du canon – sa partenaire le suivait de près.

Haccan balaya les lieux d’un regard circulaire. La voie était étroite, cinq mètres toutauplus. Mais la croisance s’ouvrait dans son dos sur trois issues pour l’instant dégagées. Haccan fit un pas de coté pour sonder la rue perpendiculaire. Pas un andro.

— Ne bougez plus !

Hadid s’était genouillé près de Guevara. Après quelques manipulances, il parvint à briser l’implant fiché dans son dos. L’électrochoc cessa aussitot et Eastwood s’accroupit au chevet de Bowie pour éponger les rivières écarlates qui dévalaient sa joue depuis la plaie de son arcade sourcilière.

— Écartez-vous tous !

— Je vais le…, commença Disney, fulmineux.

Haccan tendit le bras pour l’arrèter. Tous leurs regards s’orientèrent alors sur lui, qui levait les mains en signe de paix.

Il aurait préféré rester sous couverture, à l’abri relatif du costume et du secret. Mais aussi jeunes et subordonnés soient-ils, ces gardes ne se seraient jamais laissés berner par un lunien – encore moins procher suffisantement pour qu’Haccan les neutralise. Le périmètre grouillerait de renforts d’ici quelques minutes. Il n’avait pas de temps à perdre en tergiversances :

— Je suis officier de la PI, dit-il.

— Biensur, vous avez toutàfait l’uniforme pour, répliqua le sousofficier.

De braves éléments, lui et sa coéquipière. Des élèves modèles. Haccan les voyait raser les façades en cherchant une percée pour couper leur retraite par les rues adjacentes. C’était le b-a-ba de la stratégie de préhendance et ils l’appliquaient avec un soin tellement scolaire qu’Haccan eut la sensation d’ètre redevenu instructeur.

Maintenant qu’ils avaient gaché leur effet de surprise, s’ils ne contenaient pas leurs nombreuses cibles, ils allaient perdre l’avantage. Haccan aurait déjà profité de leurs ouvertures si Guevara n’avait pas été blessée.

— C’est un faux, répondit Haccan. Laissez-moi vous montrer mon avis de mission et je…

— Montrez-nous que c’est une couverture, d’abord. Et lachez votre arme.

Haccan laissa tomber son pistol sur les dalles gondolées, mais avorta son geste au moment d’oter sa perruque et ses lunettes. L’oreille tendue, il guettait l’instant où les moonshiners useraient de leur altercance pour fuir. Mais personne ne bougeait.

Haccan ne voulait pas que Bowie le voie. Il ne se souvenait pas de sa voix, c’était bien normal, et il ne l’avait pas reconnu sous sa déguisance jusquelà. Mais s’il voyait sa figure, ses souvenirs risquaient de resurfacer. Peutètre que les mesures prises par Haccan ne suffiraient pas, alors. Après vingt ans, peutètre qu’elles avaient vieilli et faibli elles aussi. Et il n’était pas certain de savoir sauver les apparences si Bowie le perçait à jour. Face à cette crainte, l’idée d’ètre mépris pour un lunien et accusé de compliceté avec les cinq criminels les plus brigués du système lui parut soudain toutàfait acceptable.

— Dépèchez-vous.

Mais si Haccan espérait rattraper le fiasco de cette mission, il n’avait plus le choix. Après une dernière hésitance, il entreprit de se débarrasser de ses accessoires. Une couinance de zip par ici, une crissance de scratch par là. Dans le lointain, un volcan émit une éruptance presque surprise. Mais Bowie, lui, ne disait rien. Sandoute était-il trop choqué pour réagir. D’ici quelques secondes, il allait exploser à son tour en crachant des panaches de « va-peur » toxique et des coulées de colère gluante comme du soufre fondu.

— Daccord, votre avis de mission, maintenant, ordonna le sousofficier – il y avait un soupçon de soulageance et d’excuse dans sa voix.

Et toujours aucune réagissance de la part de Bowie. Haccan s’autorisa à espérer. Il reprit sa respirance et passa un index sur l’écran. D’un roulis du poignet, il transféra une copie du document au bracelet de son collègue, puis s’inclina pour récupérer son arme.

— C’est une mission spéciale, précisa-t-il.

— Il n’y a pas de « spéciale » qui tienne, répliqua la sousofficière. Nous avons toutes les priorités.

— Si vous regardez mon avis en détail, vous verrez que j’ai mes propres priorités.

— Dame Menkalinan, fit l’autre, qui consultait le fichier. Ah, voilà qui complique les choses…

Haccan s’attendit presque à glaner un indice sur la sibylline assignance d’Aessa, mais l’informance qui tomba était très différente de ce qu’il imaginait :

— Vous ne savez pas ? L’alerte a circulé sur tous les canaux, pourtant. Ça vient d’entrer. Dame Menkalinan a été kidnappée, les terroristes l’ont revendiqué.

Ses mots retentirent comme un gong dans le silence abasourdi. Haccan baissa les yeux sur le bracelet qu’il avait silencé à son arrivée. L’enregistrance poursuivait son cours en tache de fond. Et là, clignotant, imperceptible dans le coin de l’écran, un point rouge indiquait un message d’urgence.

Il se détourna pour lire le communiqué de la PI. Il aurait voulu s’enfuir. Se réfugier quelquepart où personne ne le verrait quand il prendrait véritablement conscience de la graveté de la situance. Mais il sentait tous les regards braqués sur lui. Tous les souffles bloqués dans l’expectative.

Aessa avait été enlevée. Aessa, une ministre connue et respectée qu’on voyait hier encore à la tridi. Une personnelleté incontournable de la politique jupitérienne et interastrale. Mais pas uniquement : une femme intègre et admirable, aussi. Sa disparaissance révoltait Haccan, en tant que contractuel des planétats, en tant que policier, en tant qu’ami, s’il osait se considérer ainsi. Leur monde était tombé bien bas pour permettre ça.

Il lut et relut les ordres laconiques de ses supérieurs. Mobilisance totale des forces policières à la poursuite des terroristes. Abandon de toutes missions subsidiaires. Déployance des recours de niveau maximal. La PI persécutait Bowie avec une acharnance désespérée, davantage destinée à surer les peuplances qu’à annihiler la menace qu’il représentait supposéement.

Haccan décrypta les tableaux de réorganisance générale pour ne surtout pas céder à la tentance de lancer la vidéo qui faisait la une. La vidéo que les terroristes eumèmes avaient diffusée.

À l’instar de ses collègues, sa précédente mission avait été annulée. On l’affectait maintenant à une garnison au large de Saturne, chargée de suivre les traces d’un second cargo d’hydrogène perdu. Sa présence y était requise immédiatement. Il serait en charge d’un bataillon complet.

En d’autres circonstances, la marche à suivre se serait imposée à lui. Jamais Haccan n’avait envisagé de désobéir à un ordre. Au contraire, il était réputé pour les suivre contre vents et marées et c’était précisement pour cela qu’Aessa l’avait engagé. Agir, pas réfléchir. Pas peser, pas évaluer, pas faillir.

En cet instant, Haccan ne savait plus quoi faire. Répondre aux directives de la PI et se précipiter sur Saturne, surement. Échapper aux sousofficiers mobilisés sur Io pour enquèter sur les Moutons comme Aessa le lui avait demandé, peutètre. Ou ignorer toutes ces consignes professionnelles et se ruer là où il voulait se ruer : dans le sillage des terroristes qui la lui avaient dérobée.

— Officier Ogma, vous devriez nous laisser ces moonshiners, dit-on dans son dos. Nous les conduirons immédiatement sur Charon. Nous les interrogerons en chemin sur l’explosance et sur leur fuite précipitée d’Europe et s’ils sont connectés de près ou de loin à…

— Voilà ce que je vous propose, coupa Haccan en revenant vers ses collègues, je vous laisse ces deux-là – il désigna Eastwood et Bowie – et vous me laissez partir avec les trois pirates. Je les ai déjà questionnés, ils n’ont rien à vous apprendre sur l’explosance. Pour les deux fugitifs, en revanche, je concède qu’il y a une piste à exploiter. Concentrez-vous sur eux.

— Mais officier…

— Co… comment oses-tu ?

Haccan baissa les yeux sur Guevara. Redressée de coté sur les genoux d’Hadid, elle était encore agitée de petits soubresauts, comme un drole de hoquet.

— C’est p… pour ça que tu les as em… menés ? continua-t-elle. P… pour en f… faire une monnaie d’éch… ange ?

Ses yeux morts trouvèrent les siens. Elle semblait étonnée, pourtant ça n’avait rien de surpreneux. Haccan avait tout fait pour que Bowie l’oublie. Il avait tout fait pour tous les oublier pendant toutes ces années. Bowie ne faisait partie d’aucune de ses missions. Il n’était pas terroriste et Haccan n’avait pas besoin d’interrogatoire pour le savoir. Il n’avait aucune raison de s’encombrer de lui, dancecas. Surtout pas s’il lui permettait parailleurs de négocier l’escorte exclusive des Moutons. C’étaient eux qui comptaient pour Aessa, seulement eux. Et qui comptaient pour lui, deparlefait.

— Officier…

— C’est à prendre ou à laisser, répliqua Haccan. Je conduirai ces pirates sur Charon en temps et en heure, soyez surés.

Il fallait qu’il s’active. Il pouvait convaincre deux sousofficiers, mais un régiment entier serait nettement moins malléable. Il y aurait forcéement dans leurs rangs un officier de son statut qui exigerait que les Moutons soient convoyés enmèmetemps que les fuyards.

Sans attendre de confirmance, Haccan fit alors signe à Hadid, Disney et Easwtood de relever Guevara et Bowie. Leur élan attira les sifflances mécontentes d’un pistol et d’un choqueur rechargés.

— Nos ordres sont formels, officier, commença la jeune femme. Nous ne pouvons pas vous autoriser à…

Haccan pivota, lui tira dans la main en lui arrachant son pistol du mème coup. Puis il lui envoya une seconde salve dans le genou. Le temps que son partenaire analyse son geste et glisse le doigt vers la gachette, ledit doigt se trouva vaporisé dans une gerbe de sang. Leurs cris se répercutèrent en échos entre les parois ferraillées.

— Taisez-vous, ou je vous tue.

Haccan soulagea les sousofficiers de leurs armes et détruisit leurs bracelets. Comme ils continuaient à geindre, il fit procher Disney d’une mouvance du canon.

— Faites ce que vous savez faire, ordonna-t-il.

Disney ne se fit pas prier : son intervenance serait aussi bénéfique aux Moutons qu’à Haccan.

Après avoir rempoché ses précieuses cigarettes, le Protéen se pencha sur la première blessée. Son odeur devint entèteuse, plus écœureuse que celle des volcans, mais familière aussi. Pendant un instant, une étrange claireté s’imposa dans l’esprit d’Haccan – Miranda, le canyon, Lennon – et le vertige le fit reculer. Juste de quoi échapper aux effluves, reprendre contenance et se souvenir de se couvrir la bouche et le nez.

— Arrète ! Retiens ta respirance ! cria le sousofficier à sa coéquipière, hurlant et paniquant luimème, cramponné à sa main sanguinolente.

Mais c’était déjà trop tard. Haccan était revenu au niveau des moonshiners qui se cachaient le visage dans leur manche. La sousofficière rampa sur quelques centimètres. Disney la retint par la cheville. Une poignée de secondes plutard, elle se débattait contre des fantomes, suffoquait, puis s’effondrait dans un soupir.

— Non, non, reculez ! s’exclama le jeune homme quand Disney pivota pour s’occuper de lui.

Le Protéen le mit à terre d’un coup de poing avant de le ceinturer dans ses énormes bras. Contrant des ruades, le baignant de son nuage de féromones amnésives jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’autre choix que de les avaler. Le sousofficier glapit. Ses mains folles badigeonnaient son front de sang. Il s’écroula. Lui et sa partenaire ne se réveilleraient pas avant plusieurs heures. Sans le moindre souvenir de leur combat.

Haccan traina leurs corps inertes sur le trottoir et les dissimula derrière une benne. Quand il se tourna vers ses prisonniers, il les trouva statufiés. Trop sonnés pour avoir songé à s’enfuir.

— Qu’est-ce que…, commença Guevara.

— Vous deux, partez, dit Haccan à Eastwood et Bowie.

— Mais…

— Cherche pas de noises, coco. On met les voiles.

Eastwood attrapa Bowie par le bras et l’entraina derrière lui. La bouche ouverte, ses yeux jaunes trouant la pellicule rouge qui commençait à sécher sur sa figure, Bowie scruta alternativement Haccan et Guevara.

— Vas-y, dit-elle, et fais ce qu’il faut pour ta mère.

Elle appuya sa déclarance d’un signe du menton. Bowie cilla. Puis Bowie tourna les talons et s’élança aux cotés d’Eastwood, sa longue tresse ondoyant dans son sillage comme un étendard. Le cœur d’Haccan se serra de soulageance et de décevance. Peutètre aurait-il voulu qu’il le reconnaisse, finalement. Qu’il le démasque et qu’il l’accuse. Qu’il le roue de coups pour qu’enfin quelqun prenne l’entière mesure de ses actes et le punisse en conséquence.

Une battance de cil plutard, la pointe blonde de la tresse avait disparu à l’angle de la rue.

— En avant, maintenant, dit Haccan. Vite.

Ils hésitèrent à peine. Poussés par la pressance des canons, les pirates firent une armure à Haccan qui usait de ses oreilles autant que des yeux spéciaux de Guevara pour éviter de nouvelles rencontres facheuses. Ses otages mettaient presque du cœur à l’ouvrage. Dumoins, ils firent preuve d’expertise et d’initiative jusqu’à ce qu’ils montent à bord du biplace d’Haccan. Jusqu’à ce qu’ils se penchent à la vitre. Jusqu’à ce que les vaisseaux noirs apparaissent dans le ciel, filant droit vers l’ouest, droit vers les quartiers de Tvashtar où Eastwood et Bowie s’étaient repliés. Hurlant de toutes leurs sirènes, armant leurs bombardes, réveillant les volcans.

Là, Guevara pivota d’un bloc et bouscula Haccan contre le tablord. Ses mains menottées lui martelaient le torse, griffant, crochant. Attirant et repoussant toutàlafois.

— Tu te sers d’eux comme diversion ! cracha-t-elle.

Haccan aurait pu lui dire qu’ils ne couraient aucun risque. La PI les voulait vivants et elle n’était detoutefaçon pas connue pour abattre ses suspects. Il aurait mème pu lui dire qu’il ne voulait aucun mal à Bowie. Mais mieux valait s’exposer le moins possible :

— Toujours cette surprise.

Les yeux blancs de Guevara se voilèrent. Elle faillit le gifler, mais s’écarta plutot pour pianoter maladroitement sur son bracelet. Quand Haccan fit un geste pour l’entraver, Hadid et Disney se dressèrent devant elle, insensibles désormais à la bourdonnance menaceuse des pistols du policier. Il n’insista pas. Peu importait. La trappe était verrouillée et le ciel s’ouvrait pour eux. Haccan allait quitter cette lune avec les pirates qu’il était venu chercher. Mieux : il allait quitter cette lune avec des alliés pour sauver Aessa.

Un vaisseau bleu à la forme massive d’enclume ou de fer à repasser fusa alors derrière le hublot dans le sillage des escadrons ; les trois moonshiners collèrent le nez au carreau.

— C’est Marvin qui pilote ? demanda Hadid à mivoix.

— Marvin qui essaie…, répondit Guevara.

Sandoute dans l’espoir de couvrir Eastwood et Bowie. Ils devaient avoir regagné et lancé leur vaisseau, désormais.

Une première explosance résonna à l’ouest tandis que le biplace d’Haccan prenait de la hauteté. Quelques secondes plutard, deux batiments filèrent en contrebas. Vrillant, tournoyant, piquant et chandelant, talonnés par les tirs en rafale des patrouilles. Quiquesoit Marvin, il n’avait rien à envier aux pilotes de la PI.

Dans le ciel, le Mouton électrique et le Major Tom n’étaient plus que des trainées azur et orangé. Des étoiles fileuses à la course chaotique, là un instant, disparues le suiveux.

La ville rétrécissait et les crocs des volcans se loignaient. Les vaisseaux pirates étaient habiles, mais dépassés. D’autres biplaces surgissaient de toute part pour les cerner. Le b-a-ba de la stratégie de préhendance. Une salve rabattit finalement sa cible vers le sol et le Major Tom se volatilisa pour de bon.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez