II - Scène II - Le Toit

Notes de l’auteur : Ceci est toujours un premier jet - brouillon, dont la forme sera plus ou moins modifiée lors de la réécriture. L'histoire et sa structure, en revanche, ne bougeront pas.
(Merci à celles et ceux qui sont toujours là !)

Les jours suivants n’ont effectivement appartenu qu’à moi seul, dénués de tout battement d’heure et dilués dans un long fil pluvieux. À l’écart de Binocle et du reste du monde.
J’ai laissé le trou en moi s’agrandir jusqu’à m’aspirer. Je l’ai senti se remplir de cette pluie jusqu’à devenir nouvelle mer, et je l’ai laissé m’éteindre, bercé par le doux clapotis. Je ne voulais pas que les gens du dehors voient ce nouveau territoire que je m’étais construit – comme s’ils pouvaient s’y baigner, eux aussi. Je voulais seulement prendre le temps d’y sentir mon dégoût, en surface, un dégoût de sel doré comme les particules dans les fioles de Binocle. J’avais essayé de garder ma colère bien vivante contre lui, de l’emporter avec moi dans mon trou d’eau salé – j’avais essayé. De toutes mes forces.
Mais Monsieur avait raison. Mon dégoût, dans ce nouvel endroit de moi, prenait toute la place.

Une main sale tapote soudain au carreau de ma lucarne, trois petits coups brefs. Le bruit se répercute jusque dans mon ventre et j’ai peur – peur, et honte.
Lorsque je grimpe sur le toit, Tricorne est déjà en train de jouer les funambules le long de la gouttière, son chapeau de travers, un large sourire aux lèvres et ses grands yeux d’ambre vert happés par la lumière. Lorsqu’iel me tend un Rossignol fripé et roulé en tube, l’agite comme une épée, j’ai envie de sourire, mais je n’y arrive pas. J’ai l’impression de ne plus savoir comment faire. Je m’empare du journal en y jetant à peine un coup d’œil, plus attaché à la sensation du papier fané sous le bout de mes doigts.
Iel parvient presque toujours à m’en dénicher de vieux exemplaires, dont je conserve précieusement la collection sous mon lit, à l’abri.
— T’étais où ?
J’ai le cœur qui cogne et qui m’étouffe, et je comprends avec effarement que je suis sur le point de pleurer. Je ne veux plus. Non. Tricorne me jette un regard surpris que je m’empresse de fuir, mais il est trop tard. Iel redresse son chapeau et s’approche d’un pas agile, les sourcils bas, le visage curieux. Je recule, manque de trébucher. Iel s’arrête brusquement. J’ai toujours été maladroit.
— Il s’est passé quoi ?
Je fais « non » de la tête et tâche à nouveau de retrouver comment faire pour sourire. Je grimace, abandonne, hausse les épaules.
— Laz, il s’est passé quoi ?
— Rien.
Je m’assoie sur la pente en ardoise réchauffée par le soleil et frissonne, encore tout glacé à l’intérieur par cette mer de dégoût qui s’agite. Tricorne se rapproche et vient se placer dans ma lumière, à contre-jour. Je lui jette un œil contrarié.
— À d’autres.
Sa voix est très basse mais bien distincte, même perdue dans les bruits du dehors. Inquiète, je crois. Ou je veux croire.

Depuis notre rencontre, Tricorne a toujours été là, dans les coins de rues ou sur mon bord de lucarne, dans cet ailleurs étrange qu’iel connaît par cœur. Parfois, nous ne nous parlons pas, parce que ce n’est pas nécessaire – sa présence me suffit. Elle donne un goût particulier à ce qui, seul, ne serait que normal, qu’à moitié. Elle souligne tout.
Son odeur est toujours la même – de la terre, du métal, de l’encre et de la menthe. Je n’ai jamais osé lui en demander la raison, de peur qu’iel ne revienne plus me voir. Je ne lui ai presque jamais rien demandé tout court : ni d’où iel venait, ni ce qu’iel faisait. Ni ce qu’iel était.
Son corps souple et brun se plie sans un bruit pour s’allonger à mon côté, le long de la pente et les mains croisées sur le ventre.
— 1… 2… 3… 4…
Sa voix est étouffée par le chapeau qu’iel a fait basculer sur son visage pour se protéger les yeux du soleil.
— … 5… 6… 7… 8…
— Qu’est-ce que tu fais ?
— … 9… 10… 11… 12…
— Pourquoi tu comptes ?
Tricorne relève le coin de son chapeau juste le temps de me jeter un coup d’œil.
— Je calcule le temps que tu vas mettre pour comprendre que je suis pas dupe.
Un sourire, enfin, me troue péniblement les joues.
— … 13… 14… 15… 16…
Je patiente en regardant ses mains fines et toujours pleines de coupures. Sa main gauche possède une large cicatrice blanche que je lui ai déjà vue, juste entre deux jointures, sa main droite une estafilade toute fraîche, aux bords encore enflés. Mon petit sourire tombe d’un coup.
— … 17… 18… 19… 20…
Parfois, j’ai juste envie de lui demander comment iel va. Toujours, quelque chose d’indescriptible me retient, la bouche encore ouverte, l’inquiétude tout près du bord. Lorsque je finis par la refermer, ma crainte reste bien en moi et s’accumule. J’ai peur qu’un jour, je ne puisse plus la retenir et qu’elle vienne à sortir d’un coup, pas comme il faut.
— … 21… 22… 23...
Tricorne retire son chapeau et tourne la tête vers moi, l'air visiblement mécontent.
— Laz, je m’ennuie.
Mes mains à moi sont probablement plus propres qu’elles n’ont jamais été, plus propres qu’à l’Orphelinat. Elles ont suffisamment grandi pour ne plus pouvoir rentrer dans la première paire de gants que Binocle m’a offerte. Ce sont des mains de jeune garçon souvent resté à l’intérieur, bien nourri et protégé.
Je grimace en constatant que dernièrement, ce n’est pas le dehors qui a été dangereux. C’est un danger venu de l’intérieur – de chez nous, de chez moi. Ou d’en moi. Un danger presque serein, installé là comme s’il était chez lui. Je me souviens encore de la sensation laissée dans ma poitrine lorsqu’il s’y est lové sagement, sans un bruit. Une forme de danger qui connaissait bien les lieux, mais à qui l’on a montré le chemin. Je secoue la tête.
— Laz…?
Je soupire, vaincu.
— Une femme est venue au magasin, il y a quelques jours.
Ma gorge me gratte. Tricorne se redresse sans rien dire et sans bruit. J’ai l’impression que son odeur de métal s’est coincée dans mon ventre.
— Elle a voulu m’acheter. Binocle a refusé.
Iel ouvre la bouche.
— À la place, il lui a vendu l’un de mes souvenirs. Le plus beau que j’avais, apparemment.
Cette fois, je sens son corps se tendre juste à côté du mien, probablement de surprise. Je n’ose pas regarder son visage. La honte remonte le long de ma gorge en un gros flot brûlant, et je sens mon souffle s’éteindre. Le soleil, lui, continue de briller pour la première fois depuis des jours, si fortement que mes yeux brûlent. Sous mes paupières fermées, un froissement rouge m’indique que Tricorne a bougé et j’ai un instant la crainte immense qu’iel s’en aille enfin, comme prévu, pour de bon.

Je ne me suis pas battu, pas défendu. Mon souvenir lui-même n’a pas résisté, comme s’il n’avait presque rien pesé. Quel plus beau souvenir ne laisse rien derrière lui qui puisse être rattrapé ? Un souvenir probablement aussi vide, aussi faible que celui qui le porte, vacillant comme une braise toujours sur le point d’être éteinte. Un morceau de chaleur à la merci du moindre coup de vent.
La peur que mon plus beau souvenir n’ait jamais rien valu ne m’a pas quitté, ces derniers jours. Je n’en voudrais pas à Tricorne de partir. On ne reste pas aux côtés de quelqu’un qui n’a peut-être jamais eu quoi que ce soit de chaud, de sincère à partager.

Lorsque je rouvre l’œil, iel me tourne le dos, sa silhouette maigre assise tout au bord du toit et ses jambes basculées dans le vide. Un frisson me tend la nuque. Je n’ose même pas bouger.
— Ça a été quoi, son excuse ?
Sa voix est tardive et amère. Je ne la comprends pas.
— Son excuse à qui ?
Tricorne tourne son profil vers moi, le dos raide.
— La Lorgnette.
« La Lorgnette. » C’est le nom qu’iel a donné à Binocle lors de leur unique rencontre, un soir, devant le magasin. « Les gamins des rues ne t’apporteront que des ennuis », ce dernier avait dit. Sous son regard planté dans celui de Tricorne, sa bouche avait pris la forme d’un avertissement que je n’avais pas compris. Par la suite, il avait parfois tenté de m’empêcher de sortir, de me dissuader. Ça n’avait jamais fonctionné – pire, encore : ça avait nourri leur animosité commune. L’un et l’autre avaient pourtant le talent de presque tout deviner, de presque tout voir. Ils auraient pu s’entendre à merveille, en d’autres circonstances.

Je tâche finalement de m’approcher sans faire de bruit, pour ne pas le ou la faire fuir, centimètre après centimètre. Lorsque, enfin, je rejoins le rebord, j’évite de regarder en bas et me tiens légèrement en retrait.
— C’était une dame du Haut-Monde. Elle aurait pu nous créer des ennuis si elle n’avait rien eu.
Tricorne a les yeux qui brillent lorsque sa mâchoire se tourne vers moi. Ils se posent sans délicatesse sur ma honte, toujours bien présente, mais je tâche de soutenir son regard en me rappelant que l'autre jour, j’ai baissé ma garde. Je vois ses sourcils s’agiter, se creuser, ses joues se colorer. Les choses vont si vite que je ne suis pas sûr de tout saisir.
Quand son visage se fige enfin, ses grands yeux verts ont adopté une teinte aqueuse et son expression me crée un creux à l’intérieur du ventre. C’est de la déception. De la déception, ou de la colère.
— C’est ce qu’elle vaut, votre tranquillité ? Ton plus beau souvenir ?
Je sais que je devrais répondre, mais je n’y arrive pas. Je n’y arrive pas.
Le silence dure un moment, balayé par nos respirations dans l’air tiède et les bruits de la rue, en contrebas. Lorsque Tricorne se lève enfin, je ne sais pas si je suis triste ou soulagé. Iel me regarde encore un moment, sourit – un sourire ponctuel et absent –, se rapproche du faîtage.
— Tu te rappelles de notre rencontre ?
Sa voix est étrange. Je fronce les sourcils.
— Tu as voulu me voler mon bouton, un soir. Tu pensais que j’étais riche.
Iel acquiesce, regarde la ville au loin et hausse les épaules.
— Celui qu’ils t’ont pris devait valoir plus cher, alors.
Je me déplace d’un pas pour tenter de camoufler le vacillement de mes jambes, qu’il soit dû à mon vertige ordinaire ou à la sensation subite que Tricorne est en train de s’échapper – de m’échapper.
— Je suis vraiment content de l’avoir gardé, ce souvenir.
Iel me regarde avec, dans l’œil, quelque chose qui n’a pas de mot. Sa bouche a toujours ce pli tordu, pincé, mais la colère ne paraît plus être qu’une ombre sur son visage entier.
— Beau-parleur.
Je souris de soulagement, et une chaleur bienvenue infuse alors dans mon ventre lorsqu’iel s’approche à nouveau, sans rien dire, ses doigts sales grattant pensivement sa joue.
Après un moment, iel marmonne :
— Tu veux voir où les adultes vont quand ils veulent oublier ?
Je laisse mon œil s’accrocher sans retenue à ses longs cils, puis, lentement, hoche la tête.
À la surface de ma toute nouvelle mer, j’ai senti ma curiosité vibrer.
— D’accord. Rejoins-moi ici à 20 heures, alors.

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MaxPic
Posté le 12/07/2022
Bon j’avoue, en fait sans m’en rendre compte j’étais accro. Ton rythme est lent mais ça ne fait pas décrocher le lecteur parce que l’univers est onirique et qu’on a vraiment envie de remplir les trous que tu as semé dans ton univers/ton histoire.
Passage a la première personne / saut dans le temps difficile car pas annoncé mais une fois qu’on recolle, on replonge.
Quel était le meilleur souvenir de Lazare ? Je ne sais pas mais, pour aujourd’hui, la lecture de ce chapitre est le miens !
AudreyLys
Posté le 19/05/2022
Coucou ! Me voilà pour apprécier toujours ton écriture délicate et poétique, pleine de philosophie et de poésie. Elle est tout simplement magique. Je suis un peu moins fan de la narration à la première personne que je trouve moins « littéraire » cependant ^^’
Pour le reste j’aime beaucoup ce conflit avec Binocle car on comprends ses enjeux et la position des personnages. J’aime aussi beaucoup tricorne et sa franchise :) J’ai hâte de lire la suite en tout cas, à bientôt !
So26
Posté le 08/04/2022
J'adore vraiment ton style et l'ambiance que tu as su créer. J'aime bien le passage à la première personne dans le chapitre précédent ça change la perspective et on ne s'y attend pas. Lazare est un personnage très attachant et j'aime beaucoup la manière dont tu décris le vide que créé en lui la perte de son souvenir, on se demande d'ailleurs de quoi il s'agit et on espère le découvrir par la suite... J'aime beaucoup aussi Tricorne qui me rappelle un peu Gavroche sur iel aussi on a envie d'en savoir plus! Trop hâte de découvrir la suite et l'évolution de cette histoire qui me laisse totalement admirative de ta plume et de ton imagination!
Fauchelevent
Posté le 19/04/2022
Merci beaucoup, beaucoup So26 !
La référence à Gavroche me va droit au coeur, la scène de [SPOILER ALERT pour qui n'aurait pas lu Les Misérables] sa mort [SPOILER] est, à mes yeux, l'une des plus belles scènes de la littérature française. L'un de mes tout premiers textes s'inspirait d'elle, je devais avoir 12 ou 13 ans, à l'époque...
"Ce n'était pas un enfant, ce n'était pas un homme ; c'était un étrange gamin-fée..."
J'espère en tout cas que la suite te plaira autant, il y a encore quelques personnages à découvrir pour que les choses s'emboîtent. :)
Elodie
Posté le 08/04/2022
Quelle joie de découvrir ce nouveau chapitre! Je suis toujours autant admirative de ton écriture et l’intrigue qui se déploie me plaît énormément. J’apprécie beaucoup Tricorne que j’imagine un peu comme la mécanicienne dans la Passe-Miroir, son nom m’échappe… sa franchise, son côté sanguin et le fait qu’iel soit un peu égratigné par la vie. Sa vie me questionne d’ailleurs… que fait-iel? Quel est son rôle dans la société que tu inventes? Et celui des gens du Haut-Monde? Vivement la suite ;-)
Fauchelevent
Posté le 19/04/2022
Merci d'avoir une fois de plus poursuivi ta lecture, Elodie !
Je n'avais pas du tout pensé aux similitudes entre Tricorne et la mécanicienne de la PM, mais elles existent effectivement bel et bien (je suis toujours admirative des passerelles que les gens peuvent créer entre les histoires et les choses, c'est extrêmement plaisant pour l'ego de lire ces comparaisons).
Pour ce qui est de tes questions, je n'y répondrai pas, tu t'en doutes sûrement... :) Mais c'est assurément l'un des personnages les plus "égratignés par la vie" du récit, et iel aura sa place dans mes petits dominos à bouger ou faire tomber !
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