Frôler la mémoire - suite

Par Andrea

 

Un jour, elle lui demande :

« Qu’est-ce que tu aimais, toi, dans la voile ?

– Drôle de question… En tout cas, je n’en referai plus, si c’est ce que tu te demandes…

– Non, pas du tout, je ne pensais pas à ça… »

Elle laisse planer le silence sans s’expliquer plus, espérant qu’il veuille bien revenir de lui-même à la question qu’elle a posée.

John plonge dans ses pensées, et reprend (Banco ! se dit-elle) :

« J’aimais l’adrénaline.

– Ah, oui, je me souviens même que le gros temps ne t’arrêtait pas ! »

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Tu aimais les vagues et les creux.

Tu aimais quand ça tangue.

Je me souviens, tu avais filmé un jour de tempête, et à chacun de nos amis, tu leur avais raconté l’histoire, comment le bateau avait failli chavirer, la voile déchirée.

Le gros temps ne t’arrêtait pas : je suis en dessous de la vérité : peut-être bien que ça t’attirait.

Moi, j’aimais découvrir le monde. Les autres mondes.

Et j’aime toujours ça ! Je veux repartir !

Et lui, il aimerait toujours ça, l’adrénaline, aujourd’hui ?

Non, on peut dire qu’il est plutôt devenu timoré.

Il roule à deux à l’heure.

Au ski, pas de hors-piste, pas de noires, il y va pépère.

Il se balade quoi.

Pour les États-Unis, il m’a dit "pourquoi pas", "si tu veux".

Ça ne l’excite pas plus que ça.

Mais il ne s’oppose pas.

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Alanis et Sandra se retrouvent à nouveau, et Sandra lui raconte tout ça.

Elles se connaissent de mieux en mieux.

Sandra sait qu’Alanis et George sont ensemble depuis six mois.

Ils ont emménagé vite ensemble !

Alanis a deux enfants, que Sandra voit tous les soirs rentrer de l’école.

George n’est pas le père.

Du père, ils ne parlent pas.

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Un jour, John trouve Sandra dans le salon.

Il a l’air dévasté.

Il tient un cahier à la main.

« Ça ne va pas ? Qu’est-ce qu’il y a ? »

John ne répond pas.

Il s’approche, s’assoit à côté d’elle sur le canapé, et lui tend le cahier ouvert.

« C’est mon journal, dit-il. Depuis que tu m’as posé des questions sur la voile l’autre jour, j’ai commencé à douter, et… »

Il n’arrive pas à terminer sa phrase qui se noie dans sa gorge.

Sandra se sent alors terriblement coupable.

Elle ne voulait pas le contaminer avec ses doutes !

John continue :

« … et je me suis mis à relire mes notes.

Celles d’avant la croisière.

Et j’ai trouvé ça. »

Il met son doigt au début d’un paragraphe.

Sandra lit : "C’est l’histoire d’un couple, où l’un des deux fait exprès de les mettre en danger (comme : visiter un pays dangereux), pour que l’épreuve les rapproche, les soude.…"

Au bout de quelques pages, Sandra s’arrête.

« Tu as écrit ça quand ? demande-t-elle.

– Un an avant qu’on parte. »

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Ils restent silencieux un moment, puis elle dit :

« C’est idiot, pourquoi tu me le montres ? »

John répond :

« Je ne m’en souvenais pas. »

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Sandra se demande si elle n’aurait pas préféré ne jamais lire cela.

Il fait chier, quand même !

Elle ne peut que lui en vouloir, maintenant !

Elle ne peut que lui en vouloir qu’ils aient fait ce voyage !

Mais elle ne peut évidemment pas lui en vouloir d’avoir été sincère avec elle, et d’être venu lui dire tout de suite ce qu’il avait trouvé dans ce cahier !

Mais c’est l’inverse que Sandra voudrait !

Elle voudrait beaucoup ne jamais avoir eu à lui reprocher leur voyage et tout ce qu’il s’est passé !

Mais elle ne peut pas s’empêcher de le détester pour sa franchise !!

Pourquoi tu n’as pas gardé ça pour toi ! Merci de ta franchise mais merde ! Je fais quoi avec ça maintenant !

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D’un autre côté, elle avait déjà ressenti un malaise. Un besoin de réinterroger le passé.

Il fallait peut-être en passer par là.

Et dire qu’il avait suffi qu’elle lui pose une question. Une seule !

Pour que lui aussi se mette à douter…

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Sandra a besoin de réfléchir. Sans lui.

Elle a besoin de se confier à quelqu’un. D’autre.

Elle va voir Alanis, qui est chez elle avec ses enfants. George n’est pas là.

Pendant qu’Alanis va chercher une bouteille à la cave, Sandra reste seule avec les deux garçons, qui ne sont pas encore couchés.

Le plus grand a 5 ans. Il lui dit :

« Tu veux que je te montre un secret ?

– Oui, je veux bien ! répond Sandra. »

Elle suit le gosse jusqu’au fond du salon.

Ces enfantillages lui font du bien.

Enfin autre chose que mes questions existentielles et de ressasser cet évènement ! se dit-elle.

L’enfant pousse une chaise contre un mur, se met debout dessus, et attrape derrière le cadre d'un tableau une photo qui y était glissée.

C’est le portrait d’un homme en uniforme.

« C’est mon papa, dit l’enfant.

– Elle est à toi cette photo ?

– Oui, Maman me l’a donnée. Elle m’a dit de la cacher, parce que c’est un secret.

– Ah oui ?

– Je pense qu’elle ne veut pas le dire à George, sinon George il sera jaloux.

– Et il est où ton papa ?

– Il est mort. Sur un bateau. »

 

FIN

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