En quête du printemps

Le désert s’étendait à perte de vue, mais Rahal ne ralentit pas le pas pour autant. Il était habitué à ces conditions de voyage et le sable était presque un compagnon de route. Le pelage blanc des chèvres qui avançaient à sa suite contrastait avec le doré brûlant des dunes sous le soleil de plomb. Rahal était un berger et il était désormais très âgé. Ses proches lui avaient conseillé d’arrêter son métier et de transmettre son savoir à un apprenti, mais il avait insisté pour continuer. Rahal tenait à cette liberté ; une liberté de mouvement, mais surtout une liberté pour son esprit.

Ses chèvres étaient libres, elles aussi. L’Arabie n’était pas tendre avec les peuples nomades, mais son bétail était rôdé et savait se débrouiller aussi bien que le berger. Il leur faisait confiance, si bien qu’en cas de tempête il savait qu’elles allaient retrouver le chemin le conduisant à lui. Il ne s’agissait plus vraiment d’une relation entre un berger et ses bêtes : elles étaient devenues une agréable compagnie, des amies pour lui.

Rahal recherchait une terre riche pour pouvoir nourrir son bétail : ceux de son métier étaient appelés les chercheurs de printemps. Son existence était un voyage perpétuel, une aventure qui se répétait sans jamais être la même. Les champs de verdures existaient en Arabie, mais ils étaient bien rares. Le sable pouvait modifier tout un paysage en l’espace d’une tempête, et malgré les années passées à braver ses ruses, Rahal ne s’en lassait jamais.

Depuis sa tendre jeunesse, sa vie s’était tracée de ses voyages. D’abord avec feu son père, il avait appris les rudiments du voyage dans le désert, et la façon de s’occuper du bétail pour mieux le mener à destination. Ensuite, il avait repris le travail de son aîné, à la mort de ce dernier, seul. Il aimait ce métier, car il ne restait jamais sur une place, et ne croisait jamais les mêmes visages ; ses rencontres lui avaient donné bien des leçons, qui lui avaient servi dans sa vie, mais qu’il avait aussi transmis à sa descendance. Ainsi, même lorsqu’il rencontrait des obstacles, il n’était jamais déçu de ses parcours. Le temps avait forgé son expérience, et il parvenait aisément à prévoir, à la chaleur du soleil et à l’aspect de l’étendue désertique, si le trajet allait jouer en sa faveur ou non.

Le début de son énième voyage ne s’annonçait pas agréable. Le soleil de plomb ralentissait la marche ; Rahal n’en voyait plus le bout. Ses chèvres aussi subissaient cette chaleur écrasante. Le désert pouvait se montrer traître, mais l’astre de feu aussi : il leur suffisait de se perdre et de manquer d’eau pour que tous courent à leur perte. L’homme vérifia sa gourde et réalisa qu’elle était presque vide. Il se força à presser le pas, tout en invitant ses bêtes à faire de même à l’aide de son bâton. Il sentait ses pas incertains, sa démarche devenait vacillante. Son bétail avait lui aussi du mal à suivre la cadence de son allure.

Des perles de sueurs roulaient sur les cils de Rahal lorsqu’il aperçut enfin des formes familières au loin : il était arrivé dans le campement d’une tribu. Des tentes étaient installées, et les bédouins se déplaçaient entre elles. Le berger s’immobilisa quelques instants pour inspecter les lieux. Les tribus pacifiques étaient majoritaires, mais il ne devait pas négliger celles qui étaient les plus sauvages, qui pillaient et massacraient les plus démunis. Lorsqu’il fut sûr de ne voir aucun signe d’hostilité, il s’avança vers eux. Un homme vint à sa rencontre.

— Que la paix soit sur toi ainsi que ta tribu, commença Rahal. J’ai besoin de votre aide : un long voyage m’attend et je n’ai plus assez d’eau dans ma gourde pour le continuer.

Il lui désigna sa gourde presque vide, dont l’inconnu se saisit pour la vérifier, avant de la lui rendre.

— Je pense avoir assez d’eau pour remplir votre gourde.

Rahal voulut suivre l’homme, mais des enfants s’interposèrent entre eux. Ils étaient ravis d’avoir une nouvelle source d’amusement et de découverte : le groupe jouait avec les chèvres. Le berger observa la scène d’un œil attendri. Il apprit au cours d’une conversation avec l’une des mères qu’il se trouvait dans la tribu de la gazelle. Lorsque l’homme revint avec sa gourde remplie d’eau, Rahal l’aperçut les bras chargés d’un sac en peau de chameau, entouré d’autres membres de son groupe.

— Vous aviez dit qu’un long voyage vous attendait, dit l’homme. Avec le reste de la tribu, nous nous sommes tous mis d’accord pour que chacun puisse vous donner de quoi manger et dormir en toute tranquillité pour un moment. 
— Il ne fallait pas, répondit Rahal. Je ne souhaite pas vous déranger. 
— Au contraire, vous êtes pour nous un agréable invité. Les enfants vous apprécient beaucoup aussi.

Rahal les remercia chaleureusement, puis reprit sa route, avec ses chèvres, son bâton, sa gourde remplie d’eau et son sac rempli de mets et de tissus.

Les quelques jours qui suivirent la rencontre de la tribu de la gazelle se déroulèrent sans accrocs. Les chèvres avaient encore de l’énergie en réserve et se nourrissaient des rares brins d’herbe qu’elles parvenaient à trouver sous le sable. Rahal lui aussi put avancer dans le désert sans s’inquiéter de la soif et de la faim. Il installa son campement pour la nuit : il ne devait pas oublier de se reposer en vue de la suite de son voyage.

Cependant, la trêve fût de courte durée. Le vent s’éleva dans la nuit et une tempête le prit au dépourvu. Il utilisa ses couvertures pour se protéger du sable et se couvrit le nez et les yeux de ses vêtements. Rahal s’inquiéta beaucoup pour ses chèvres, mais restait impuissant face à la force de la nature. Il se focalisa sur sa propre survie en priant pour que les animaux en soient épargné. Lorsque la tempête prit fin, il sortit tout de suite de son abri improvisé pour vérifier les lieux.

Quel ne fut pas son chagrin lorsqu’il se rendit compte que plus de la moitié de ses chèvres avaient succombé, piégées dans un océan de grains dorés. Rahal les pleura comme il aurait pleuré la disparition de compagnons de voyage. Il en retrouva quelques-unes, paniquées mais indemnes. Lorsqu’il put les apaiser, il reprit son chemin. Le temps lui manquait, il devait vite trouver de quoi nourrir convenablement ce qu’il restait de son bétail au milieu de ce désert.

Le soleil devenait de plus en plus écrasant et épuisait Rahal : ses pas s’alourdissaient, sa respiration se faisait plus lente. Il buvait de temps à autre de l’eau de sa gourde, mais savait que ses réserves s’épuisaient. Il commençait à désespérer de son arrivée au lieu cherché.

Il entendit soudain un grognement, puis redressa la tête. Un chameau lui faisait face, le forçant à se reculer. Un groupe de commerçants venait de croiser le chemin du berger. Une femme aux cheveux enturbannés, montée sur le chameau, menait le groupe. À ses oreilles pendaient des boucles qui tintèrent quand elle secoua la tête :

— Faites attention où vous mettez les pieds. 
— Pardonnez-moi. Je suis fatigué, je pense m’être perdu au milieu de ces dunes. 
— Vous m’avez l’air mal en point, répondit la femme alors qu’elle se penchait pour l’examiner de plus près. Vous pourrez vous reposer à l’oasis. Il n’y avait personne quand nous sommes partis. 
— Où se trouve-t-elle, cette oasis ?

Lorsqu’elle lui indiqua le chemin à suivre pour atteindre l’oasis, le soleil et la chaleur lui parurent bien moins lourds. Avant de partir, la commerçante lui offrit une gourde remplie d’eau. Il la remercia en mettant toute la gratitude qu’il put dans sa voix, puis suivit la route indiquée. Ses pas étaient toujours pesants, aussi pour ne pas se décourager il tournait régulièrement la tête pour contempler ses chèvres faire les mêmes efforts pour ne pas le perdre de vue.

Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il vit les palmiers et l’étendue d’eau face à lui. Il l’avait atteinte. Il était arrivé à l’oasis. Il venait de trouver le printemps.

Il courut vers la source d’eau pour en cueillir entre ses mains et en boire. Les quelques chèvres firent de même, puis se nourrirent des plantes environnantes. Rahal remercia le Ciel d’être arrivé à destination. Il laissa les larmes couler sur ses joues tant le soulagement l’avait délesté d’un terrible poids. Lorsqu’il fut calmé, le vieil homme se posa à l’ombre d’un palmier, les jambes étendues et observa paisiblement son bétail paître et se reposer.

Dans sa contemplation, Rahal sourit. Peut-être sa famille avait-elle raison. Peut-être était-il temps de se reposer auprès d’eux et de laisser la quête du printemps à quelqu’un d’autre. Il repensa à sa vie, à ses voyages, à ses aventures, et de la dernière qu’il venait de mener. Une pensée apaisante lui réchauffa le cœur malgré la chaleur déjà présente. De tous les voyages qu’il avait réalisés, il avait toujours conclu que le printemps ne se trouvait pas uniquement dans la nature.


Le printemps se trouvait dans le cœur des Hommes. 

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Pouiny
Posté le 24/03/2021
Pour le coup j'ai adoré cette histoire ! ^^ Je trouve que cette fois ci on prend beaucoup plus le temps de s'intéresser à la vie de Rahal, et après question personnelle, c'est typiquement le genre d'histoire, voyage initiatique et symbolique, que j'aime énormément ^^ J'aime vraiment les premières descriptions, elles donnent vraiment un ton qui m'a accroché dès le début !
Encre de Calame
Posté le 24/03/2021
Merci beaucoup !

C'est une des nouvelles qui m'a donné le plus de fil à retordre, parce que justement j'avais du mal à tracer le cheminement et la fin du voyage.

Merci !
Ana Dunkelheit
Posté le 31/01/2021
Rebonjour ! J'ai beaucoup apprécié ta manière de décrire son petit périple. Tu as utilisé pas mal de "mais" dans tes deux textes, je ne sais pas si c'est pour donner un effet sonore, en tout cas ils sont remplaçables (néanmoins, seulement, pourtant, toutefois), ou alors la tournure de certaines phrases peut être modifiée. En fin de compte c'est une petite nouvelle toute tranquille et un peu dépaysante. Après je m'interroge : pourquoi prendre le risque de perdre tout le troupeau alors que c'est quand même un désert, il a conscience qu'il fait chaud et que c'est compliqué de gérer un troupeau avec aussi peu de moyens ? J'ai eu du mal à comprendre cette décision.

J'ai passé un bon moment en te lisant, hâte de voir tes autres textes !
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