Elémentaire CP

Par LVR8963

La fin de la maternelle annonçait le début des choses sérieuses. Nous n’étions plus des bébés et pouvions ainsi nous attaquer à la véritable école primaire de Chabreloche, celle où nous passions nos journées attablés en regardant un long tableau à plusieurs battants et accroché au mur.

Je me retrouvai donc à la place qui me faisait encore peur il y a quelques mois, être dans une classe sans espace de jeux, uniquement des rangées de tables. Pour affronter cette épreuve, nous étions soutenus par Mme Barge qui avait chaque année cette responsabilité incontournable d’émanciper une nouvelle génération d’écoliers face aux symboles abscons de l’alphabet.

Pour y arriver, elle pouvait compter sur sa grande expérience, sa parfaite connaissance de la psychologie des enfants de nos âges, ainsi que sur son infatigable matériel, notamment un livre d’apprentissage de la lecture en autant d’exemplaires qu’il y avait d’élèves dans la classe et qui voyait défiler de nouveaux visages cycle après cycle. Elle s’aidait également d’un tableau noir qui lui voyait défiler les années civiles à travers la craie blanche qui les inscrivait sur sa face. Pour notre génération, l’an 1 fut appelé 1996.

Le premier livre que je sus lire par moi-même contait les péripéties de deux jeunes personnages : Julien et Sophie. Sur la couverture, ils jouaient ensemble. Elle était blonde, il l’était à peine moins. La maîtresse nous le définit comme brun bien qu’il eût les cheveux très clair. Ils étaient habillés de vert et de bleu tous les deux et sur chaque page. Les couleurs étaient assez douces, un peu pastels, on avait l’impression que ces touches de couleurs avaient été étalées, étirées jusqu’à ne plus contenir assez de pigments pour être assez vives et ainsi épargner nos yeux d’une image trop criarde. Seul le blond affirmé des cheveux de Sophie illuminait les dessins. Ils étaient coupés un peu au-dessus des épaules et un nœud rouge était accroché dedans. Ils étaient comme un soleil à chaque page, ils constituaient le repère central autour duquel toute la scène s’articulait.

 

La maîtresse dut d’abord nous habituer aux longues périodes d’études du primaire où nous devions faire face au tableau noir durant toute la journée et plus seulement quelques heures par semaine. Après quelques jours d’acclimatation, la première leçon de lecture commença véritablement. Cette vie d’écolier n’était pas si dure finalement. Un matin nous ouvrîmes tous ensemble notre premier livre d’étude, le livre qui allait nous apprendre à faire le lien entre les mots et les images qui les accompagnent.

La première page reprenait la scène de jeux de la couverture avec cette fois-ci plus de détails sur le contexte les entourant. On distinguait nettement un banc, un arbre et un ballon autour de Julien et Sophie. Le lieu pouvait faire penser à notre cour d’école. Il y avait quelques feuilles volantes, elles ressemblaient à celles d’un platane. Ils ne se touchaient pas mais leurs bras et leur corps semblaient sortir d’un instant où ils étaient en lien l’un l’autre comme s’ils faisaient une ronde.

La scène ne collait à aucune saison, elle aurait pu se dérouler à n’importe quelle époque. Les couleurs faiblardes et les feuilles volantes pouvaient évoquer l’automne, la jupe légère de Sophie pouvait évoquer l’été et le pantalon de Julien pouvait évoquer l’hiver.

L’image était sous-titrée par une phrase explicative dont chaque mot était volontairement largement détaché de son voisin et surligné d’un bleu léger pour faciliter le déchiffrage.

 

Julien   joue   avec   son   amie   Sophie.

 

Voici la première phrase de ma vie. Nous apprîmes à reconnaitre chacun de ses mots, l’un après l’autre et à chaque fois nous les écrivîmes sur plusieurs lignes de nos cahiers pour les imprimer définitivement.

En plus de ce livre, la maîtresse possédait des pancartes où étaient inscrit un des 6 mots avec lesquelles nous étions devenus familiers. Plusieurs fois, elle entama la journée de classe par une séance où elle nous montrait une des pancartes et nous annoncions en chœur le mot que nous avions reconnu.

 

Quelques jours plus tard, la maîtresse nous dévoila la structure grammaticale de cette phrase dont nous ne pouvions encore qu’ânonner le contenu sans en comprendre la genèse.

Une reproduction à l’identique de la phrase d’étude fut placardé en gros caractère sur le tableau noir. Le mot « Julien » et l’ensemble « avec son amie Sophie » étaient soulignés en jaune tandis que « joue » était encadré en bleu.

On nous expliqua que le mot central de la phrase, et autour duquel tout était construit, était un verbe. Avant lui se plaçait un sujet, tout aussi indispensable pour savoir qui ou quoi était concerné. Tout le reste était un complément et il servait à apporter des précisions. Toutes les phrases avaient un sujet et un verbe, mais pas toujours un complément.

Le lendemain, nous étudiâmes plus en détails ce fameux complément qui était à lui tout seul plus long que le reste de la phrase. Notre première leçon d’orthographe tourna autour de l’écriture du mot « amie ».

« On écrit amie avec un e à la fin car c’est une fille, c’est Sophie qui est l’amie. Si on inverse les rôles de Julien et Sophie, on écrit ami sans e car c’est un garçon. »

Là-dessus, nous entamâmes une page d’écriture de la nouvelle version de la phrase : Sophie joue avec son ami Julien.

Je retins de cette leçon la règle un peu simpliste que les filles ont toujours un e à la fin. Et mes différentes camarades féminines ne me donnaient pas tort. Alice, Marianne, Guillemine, Flore, Julie, Noëlline…

 

Ces premiers mots que j’appris à écrire m’accompagnèrent jours et nuits durant plusieurs semaines. A chaque fois que j’entendais une personne prononcer le mot avec, l’image aux couleurs pastelles de Julien et Sophie ressurgissait dans ma tête et je bloquais sur l’apparition de ce mot, me disant à moi-même « tiens encore lui », alors qu’avant je ne lui accordais guère d’attention malgré qu’il fût si souvent employé dans la discussion. Cela pouvait arriver à n’importe quelle heure, à l’école bien sûr mais aussi le soir à la maison. Le pouvoir illustratif des mots s’installa dans mon esprit pour ne jamais partir. Lire c’était mettre des images sur des mots.

Je découvris aussi la résonnance personnel que pouvait prendre un mot. Seules les personnes ayant travaillé si longuement sur ce mot pouvaient y être aussi sensible, pour les autres il restait cette simple liaison au milieu d’une phrase.

 

Notre phrase originelle, celle racontant l’amitié entre Julien et Sophie n’eut bientôt plus aucun secret ni pour moi ni pour mes camarades. La maîtresse le savait et un matin elle nous fit tourner la page du livre pour en découvrir la suite.

Sur la nouvelle image on retrouvait Sophie, avec sa maman, portant un cartable sur le dos et marchant dans un décor qui ressemblait à une rue. La mère de Sophie avait exactement la même coupe de cheveux, c’était un clone agrandi de sa fille.

Cette fois-ci, la phrase explicative était :

 

Sophie   va   à   l’école

 

Nous reconnûmes tout de suite le premier mot, il faisait partie de notre minuscule vocabulaire écrit. C’était d’ailleurs le seul à ne pas être surligné en bleu, ce qui montrait que ce n’était pas un nouveau mot.

Mais ensuite, la maîtresse nous demanda quel était le deuxième. Personne ne sut, comment pouvait-on le deviner ? C’était le première fois que nous le rencontrions.

Sur ma gauche, Anthony resta concentré sur ce mot, tête baissée, sourcils froncés et jambe remuante comme s’il était pris de convulsions. Il s’acharna de longues secondes sur ces deux petites lettres, tandis que le reste de la classe avait abandonné et se releva. Je cherchai le regard des autres, nous avions tous la tête de personnes abasourdies, ne comprenant pas pourquoi un tel obstacle se dressait ainsi. Nous cherchions ce que nous avions pu oublier des leçons précédentes pour ne pas savoir répondre à une question de la maîtresse, sans succès.

A un moment où nous n’attendions plus que les explications de la maîtresse pour nous sortir de là, Anthony finissait sa réflexion et il annonça tout haut : va.

Anthony, qui était déjà un an plus jeune que nous, avait appris la lecture avant le CP. Il savait déjà déchiffrer les mots, pouvait décoder le son qui sa cachait derrière une nouvelle série de lettres, c’était bien le seul à pouvoir répondre à la question.

« - Très bien Anthony, fit la maîtresse. C’est notre nouveau mot du jour. Allez, tout le monde prend son cahier d’écriture et me remplit une ligne de va. »

Le lendemain, nous écrivîmes le mot école sur une autre page. La semaine suivante, nous passions à la deuxième moitié de cette phrase écrite sur la ligne d’en dessous. Je ne l’avais pas remarqué tout de suite mais cette phrase occupait deux lignes tellement elle était longue.

 

Sophie   va   à   l’école

avec   son   petit   frère   Pierre

 

Sur l’image aussi, je n’avais pas observé tous les détails. Derrière la mère de Sophie, un petit garçon lui tenait son autre main. Il était si petit qu’il dépassait à peine du long manteau beige que portait la mère.

Les deux premiers mots de cette ligne supplémentaire nous étaient déjà connus et ils n’étaient pas surlignés. Nos efforts de la semaine se concentrèrent sur les trois nouveaux mots qui suivaient.

Après cette étape, nous avions déjà une petite dizaine de mots dans notre dictionnaire naissant. C’était suffisant pour créer une petite infinité de combinaisons différentes en les associant et en les mélangeant pour faire de nouvelles phrases. La maîtresse nous fabriqua ainsi des nouvelles phrases à recopier sur des pages entières.

Tout en recopiant ces phrases et en m’exerçant à former des lettres de plus en plus soignées, je remarquai que de nouvelles images apparaissaient dans ma tête. Des versions parallèles à l’histoire du livre que nous avions. Je pouvais même convoquer les images les plus plaisantes en remodelant les phrases à mon goût.

Le soir chez moi, j’initiai mon premier projet personnel, ma première création. Je m’insérai à l’intérieur de mon livre modèle pour partager des moments avec la joyeuse Sophie qui paraissait aimer tout le monde. J’ouvris mon premier monde parallèle.

 

Lilian va à l’école avec Sophie

Sophie joue avec son petit frère

A l’école, Sophie joue avec son ami Lilian

 

Quelques jours plus tard, une nouvelle source de mots nous fut dévoilée. Nous découvrîmes un nouvel épisode de notre unique série. On y voyait Sophie avec un chaton dans les bras. Elle était cette fois-ci dans sa chambre, on distinguait une lampe de chevet derrière elle. On était invité dans l’intimité de son antre personnelle comme des privilégiés. A ses pieds, il y avait un carton ou un paquet ouvert. Le chat devait s’y trouver avant que Sophie le ramasse, c’était un cadeau. Elle était accompagnée de Julien. Sa présence sur l’image me gêna presque. J’avais passé plusieurs soirées dans mon imaginaire à me positionner aux côtés de Sophie remplaçant son ami Julien. Je ressentis un peu de jalousie à le voir lui invité à aller dans la chambre de Sophie pour qu’elle lui montre son nouveau jouet. Moi je n’étais encore jamais allé dans la chambre de Sophie, je corrigerai ça ce soir.

La leçon du jour était :

 

Sophie a un chat

 

Le soir-même, je m’efforçai de chasser cette image de Julien ayant conquis les sentiments de Sophie jusque dans sa chambre de petite fille. J’inventai immédiatement ma réalité, celle où j’occupais une place importante dans la vie de Sophie, reléguant Julien aux rôles secondaires.

 

Sophie va à l’école avec son chat

Lilian joue avec Sophie et son petit chat

Julien joue avec son petit frère

 

La semaine suivante, encore un nouveau mot s’ajouta aux autres pour s’intégrer parmi les structures de bases que nous connaissions.

 

Sophie va à l’école avec son vélo

 

Je demandai à la maîtresse combien de mots nous allions encore découvrir ensemble. Elle me répondit :

« Nous écrirons ensemble autant de mots qu’il n’en faut pour pouvoir décrire le monde. »

Un vaste programme.

 

 

 

Depuis quelques temps, ma boite à BN se remplissait de petits paquets rectangulaire et colorés. Il en rentrait deux en position debout dans la boîte.

Ce format de mini Smarties était tout nouveau et paraissait tellement moderne à côté du traditionnel carton cylindrique. J’en consommait quotidiennement et je gardais les emballages vides car le dos de ces boîtes formait une gigantesque fresque à compléter. L’ère de la personnalisation des objets de consommations approchaient à grand pas. Cette déclinaison au dos d’un emballage, remplaçant les traditionnelles mentions légales, était un simple aperçu de ce qui nous attendait.

Nous étions plusieurs à alimenter cette collection bien que j’en fus un des principaux fournisseurs. En unissant nos forces, le dessin du dos des boites à Smarties prit forme peu à peu. C’était un réseau complexe de canalisations, une coupe du sous-sol d’une grande ville où ce qui restait de terre était transpercé par des tuyaux en métal formant les égouts. Dans chaque coude, un rat était représenté, ils étaient tous différents avec chacun un détail caractéristique : une coupe de cheveux punk, un ballon, une brosse pour se laver. Ils étaient crasseux et se baignaient dans quelques gouttes d’un liquide vert fluo.

Dans cet assemblage de dominos, les plus précieux à nos yeux étaient ceux représentant l’entrée des égouts, on y voyait les prémisses de la ville du dessus, nous essayions de raccrocher les quelques miettes de détails sur cet espace urbain à ce que nous connaissions dans notre village. Ces boites-là nous aidaient aussi à définir le cadre de la mosaïque. En effet ils définissaient le niveau 0, la fin de ce circuit qui semblait ne pas finir avant que nous les découvrions.

Avec l’accord de la maîtresse, nous dressâmes le tableau debout dans un coin de la classe en scotchant les différents éléments. L’ensemble formait une construction presque aussi haut que nous. La maîtresse découvrit un jour l’étendu de notre trésor et prit alors conscience du nombre impressionnant de boites que nous avions vidées. Elle s’inquiéta de nous voir consommer autant de ces sucreries.

« C’est très mauvais pour les dents, nous confia-t-elle. Surtout avec vos dents de lait qui sont plus fragiles. C’est plein de sucres et vous ne vous les lavez pas après avoir mangés vos bonbons. Un jour, vous aurez des carries. »

Toute la science de Mme Barge sur les enfants se confirma une fois de plus car cette année-là, j’eus 6 carries en même temps, ce qui me valut plusieurs visites chez le dentiste de Noirétable.

La perte d’une de mes molaires et le plombage reçu en échange ne suffit pas à compléter la collection. Il nous restait un trou dans la fresque et aucune prothèse ne pouvait le combler. L’usine à Smarties semblait s’obstiner à ne jamais distribuer le dernier maillon afin que nous en achetions toujours plus.

Quand je racontai mes visites chez le dentiste à mes camarades et que je leur montrai ma molaire bionique incrustée au fond de ma bouche, Alice eut une idée pour terminer notre projet.

« Nous aussi on peut mettre une fausse boite de Smarties pour boucher le trou, dit-elle. »

Nous parlâmes de ce projet à la maîtresse et nous obtînmes son autorisation pour travailler sur un éphémère atelier afin de concevoir le dernier carton qui nous manquait. C’était encore mieux que de dénicher le dernier élément de la collection car nous avions le choix de décider comment devait se terminer la fresque.

Il n’y avait qu’un seul tronçon de canalisation à rajouter, tout simple, droit, sans coude. Nous aurions pu simplement prolonger le tuyau sans décors supplémentaires. Mais nous tenions absolument à personnaliser notre pièce. Le virus nous avait gagné.

Autour de la canalisation, nous représentâmes la terre comme sur tous les autres compartiments et nous y insérâmes un élément de décor comme c’était souvent le cas sur les briques originales. Nous étions toujours amusés de nous imaginer que les boites de conserves et arrêtes de poissons existaient vraiment sous nos pieds. Nous choisîmes d’enterrer une dent sous notre canalisation, comme celle que j’avais perdu dans la bataille et comme celles qui tombaient en épidémie dans la classe chez tous mes camarades.

 

 

La maman de Sophie avait une voiture verte et d’un design rectangulaire. Voiture c’était le nouveau mot du jour, un de mes mots préférés. J’avais plus d’une centaine de petites voitures dans ma chambre. Julien venait d’offrir un stylo à Sophie en cadeaux, il la draguait ça se voyait, il faisait ça pour me l’enlever. Moi je ne savais pas quoi lui offrir le soir dans mon récit.

Notre progressions à travers les chapitres des aventures de Julien et Sophie se poursuivit à un rythme assez lent qui me permettait de connaître chaque phrase par chœur avant d’en découvrir une nouvelle.

Au cours des épisodes, Sophie eu un vélo avec lequel elle se rendait à l’école et une tortue qu’elle avait perdu dans son jardin. Un jour Julien fut malade et ne vint pas à l’école. Le soir il appela Sophie pour lui expliquer pourquoi il ne s’était pas vu aujourd’hui.

Nous passions environ une semaine sur chaque nouvelle leçon. Cela laissait le temps à chacun de se familiariser avec les nouveaux mots rencontrés, de les photographier pour toujours dans sa mémoire qui était encore une soupe à laquelle on intégrait de nouveaux éléments.

Nous remplissions plusieurs pages d’écritures de chaque nouvelle phrase. J’apprenais à écrire chaque syllabe avec grand soin, je mémorisais la position des lettres, l’endroit de leurs attaches entre elles, toutes les configurations étaient scrutées afin d’être parfaitement assimilées. La variante ajoutant une majuscule à la première lettre faisait systématiquement partie des cas étudiés.

Aucune urgence, aucun besoin d’aller vite, je ne fus jamais pressé d’aller découvrir la page suivante. La lecture en diagonale nous était encore un concept inconnu. Je jouissais de la rareté du contenu, de cet horizon si peu étendu sur ce qu’il y avait à découvrir et qui me permettait de maîtriser parfaitement le domaine du visible. Le monde était concis, logique. Moi j’étais heureux.

Le travail était personnel la majorité du temps, je planchais sur mes lignes d’écriture et la maîtresse nous dérangeait seulement si elle remarquait un défaut à corriger.

Le soir je continuais de faire vivre mon amitié imaginaire avec Sophie en y intégrant de nouveaux éléments venant de la leçon du jour.

 

Depuis ce matin, Julie et Samir défilaient à tour de rôle devant le bureau de la maîtresse. Je pus compter leurs allers et venues car je me trouvais proche de ce bureau, sur la route principale y menant. Plusieurs fois, alors que j’étais concentré sur mon cahier, la tête baissée et l’oreille chauffée par les rayons du soleil qui s’infiltraient dans la classe, je ressentis, sans même lever les yeux, l’ombre de leur passage, la fraicheur de l’éclipse engendrée et le léger courant d’air associé.

Visiblement, le motif était persistant chez tous les deux car la maîtresse décida de les convoquer simultanément pour une leçon commune. Elle prit son exemplaire des aventures de Julien et Sophie et l’ouvrit à la toute première page, celle où l’on apprenait à lire qu’ils jouaient ensemble. Les deux élèves étaient raides, collés au sol à deux pas de ce bureau qui ne convenait pas à leur petite taille. La maîtresse les attira à elle dans une douce étreinte pour qu’ils soient suffisamment proche.

 - Où est le mot « Julien » ? leur demanda-t-elle.

Samir posa son doigt sur un mot en milieu de phrase puis le raccrocha immédiatement à ses lèvres montrant ainsi son hésitation. Il confondait le mot Julien et le mot joue car ils commençaient tous les deux par un « j ».

La maîtresse décomposa les mots en syllabes pour eux, ce que nous n’avions jamais fait sur cette toute première phrase. Elle leur fit répéter plusieurs fois le son obtenu quand on associait des consonnes avec des voyelles.

Ensuite elle leur donna quelques exercices pour parfaire cette leçon particulière. Mais elle ne voulait pas qu’ils l’accomplissent sur le cahier d’écriture. Elle leur demanda de ramener leur cahier de brouillon, celui qu’on utilisait pour les premières tentatives, les expérimentations hasardeuses.

Ils revinrent avec ce qu’on leur avait demandé. Le cahier de Samir attira tout de suite l’attention de la maîtresse. Le dos était recouvert d’un voile sombre, presque noir, qui cachait une partie des tables de multiplications imprimées à cet endroit. Samir était dans la confusion la plus totale.

« - Du café ! Comment est-ce possible ? s’interrogea la maîtresse. »

J’étais autant surpris qu’elle de cet accident. Samir prenait du café ? Non, il expliqua qu’il avait présenté son cahier à son père à table et que c’était arrivé comme ça. J’imaginais alors son père tremper un coin du cahier dans sa tasse de café pour arriver à ce résultat. Le scénario le plus probable devait être que la tasse se renversa sur la table et que le café coula jusqu’à atteindre la cahier posé un peu plus loin mais je ne pouvais m’enlever de la tête cette image du père de Samir qui avait eu envie de savoir quel goût pouvait avoir un cahier de brouillon au café.

Je fixai mon cahier de brouillon qui était sur ma table. Son dos était intact, vierge de toutes souillures, on ne voyait que les savantes équations sur un fond de couleur orangée.

Celui de Samir était différent même sans sa tâche caféinée. Il avait le modèle avec la couverture bleutée. Cette différence semblait logique. Ce bleu pâle était le même que celui de sa chemise pour enfant avec des manches un peu trop longues. Et le café était de la couleur de sa peau. Chacun possédait un cahier de brouillon à son image en somme, comme s’il constituait une ébauche de nous-même.

 

 

 

Clément C m’invita à le rejoindre lui et deux autres camarades de la classe supérieure. Il y avait deux Clément dans notre classe, celui faisant partie des triplés et Clément C.

Il avait découvert de nouveaux jeux avec les plus grands et il était tout heureux de me convier à les expérimenter avec lui. Il m’appela avec sa voix qui partait dans les aigus de manière incontrôlée et qui trahissait son excitation. Ces jeux se déroulaient dans un coin du préau là où la route nationale, représentée tout le long de la fresque recouvrant le mur, prenait fin autour d’un lac couleur eau de javel et rempli de gros poissons rouges, aussi gros qu’une voiture si les proportions du dessin étaient exactes.

C’étaient des jeux légèrement plus évolués qui marquaient la fin d’une époque plus enfantine. Je commençais à ne plus me satisfaire de juste faire rouler des pneus sales et de toutes les tailles d’un bout à l’autre de la cour en imaginant que nous participions à une course de voiture.

Je me retrouvai avec Clément C, Alicia et Benoit, pas celui de ma classe mais son homonyme de la classe supérieure. Alicia expliqua les règles du 1 2 3 soleil.

Elle entama la première partie dans le rôle de celle qui restait collée au mur face aux poissons et tournait le dos au reste du groupe. Quand elle se retourna pour vérifier notre immobilité, son inspection fut minutieuse, voire obsessionnelle. Elle ne se contenta pas de regarder depuis sa position si nous ne bougions pas, elle vint se placer à deux millimètres de notre nez et elle nous fixa jusqu’à ce que l’un d’entre nous craque. En réalité tout le monde échoua à son test, elle n’avait aucune limite de temps et personne ne pouvait retenir un battement de cil indéfiniment. Nous repartions systématiquement depuis le début.

Comme nous étions incapables de franchir la moindre étape dans la progression du jeu, une seule solution s’offrait à nous. Le but était d’atteindre le mur sans aucun arrêt en sprintant pendant qu’Alicia avait le dos tourné et prononçait la phrase rituelle. A ce jeu, Benoit arriva le premier en terre promise, il cria soleil avant Alicia. Outrée, elle ne lui accorda jamais la victoire.

« - ça compte pas, dit-elle. Je t’ai vu bouger même le dos tourné tellement tu as couru vite. »

Plus personne ne voulait recommencer une partie avec elle après cet épisode qui s’apparentait à une dernière chance. Le mauvais caractère d’Alicia nous fit l’effet d’un répulsif.

Je restai avec Clément C au milieu du lac bleu turquoise, je le touchais pour la première fois, je profitais que la gardienne des lieux ait quitté son poste pour apprécier les détails de l’œuvre de plus près. L’eau qui paraissait parfaitement lisse de loin était en réalité rappeuse. Je passai ma main dessus à plat en ressentant toutes les bosses du bétons. Il y avait aussi une grosse crevasse sur le tracé de la route, juste devant une voiture dont les occupants fonçaient droit dessus avec un sourire très mal venu par rapport au malheur qui s’annonçait.

Clément C me fit remarquer qu’il ne fallait surtout pas mettre les mains sur les poissons car sinon ils nous les mordraient. Cette idée m’amusa, mais ce qui m’amusa encore plus fut de le précipiter vers les fameux poissons pour provoquer ce malheur dont lui seul se méfiait. Je lui attrapai très fort une main et la plaquai contre un des piranhas imaginaires. Il simula un hurlement de douleur. Je savais bien qu’il ne pouvait pas avoir mal, il avait des mains potelées qui ne craignaient rien, protégées des coups et des morsures comme enfouies au milieu de coussins suffisamment épais. Il était le seul à avoir les mains épaissies de cette façon, à cette période de l’année en tout cas. En hiver nous avions tous les phalanges gonflées par le froid et beaucoup de mal à bien articuler les doigts. Les mains de Clément C par contre restaient en mode hiver toute l’année.

Benoit, qui était parti un instant, revint vers nous, appliqua une tape appuyée sur l’épaule de Clément C puis repartit aussitôt en courant et en disant :

« C’est toi le loup ! »

Clément C lui courra après et ils s’échangèrent leur position pendant plusieurs minutes sans jamais prendre de pause. Clément C finit par me refiler le rôle du loup, j’avais alors le choix entre lui et Benoit pour le transmettre à nouveaux. Je choisis Benoit car je voulais que la temps à occuper ce rôle fût équitablement répartis entre nous. C’était donc au tour de Benoit, je ne voulais pas le redonner si vite à Clément C.

Je partis à la poursuite de Benoit qui ne se déplaçait presque plus. Il était essoufflé, la longue lutte contre Clément C en mon absence l’avait fortement diminué. Je profitais de son travail de sape pour refiler la patate chaude à Benoit.

Il dégaina alors un nouvel article du règlement de ce jeu que je n’avais jamais entendu.

« - Pouce ! J’ai fait pouce ! lança-t-il entre deux respirations rapides et en me montrant effectivement son pouce droit levé en l’air. »

« - Et ça veut dire quoi ? lui demandai-je. »

« - Y a pause, ça compte plus. »

Je fis le guet à attendre qu’il baisse son pouce pour pouvoir le toucher à bout portant. Mais le jeu ne reprit jamais, il passa le reste de la récréation à marcher le pouce en l’air bien visible et le bras tendu comme pour éloigner le danger avec un objet béni et je restai le loup jusqu’à la fin comme quand le dernier joueur repart avec le mistigri.

 

 

L’après-midi était chaude, le soleil tapait très fort et nous eûmes comme consigne de porter une casquette pour aller en récréation.

Quand la fin de la pause fut annoncée par le traditionnel frappé de mains, et après que les autres classes aient retrouvé leur salle de classe, notre maîtresse nous fit rester dans la cour. Elle avait besoin de beaucoup de place pour installer son activité et le temps se prêtait parfaitement pour l’accomplir dehors.

La récréation se prolongea sous une forme différente, à mi-chemin entre l’exercice et le jeux. Quel qu’en fût le format, l’Ecole était le lieu de la transmission, du passage d’un savoir à partir d’un sachant vers un apprenti. Nous étions baignés de ces échanges permanant du matin au soir et sous des tournures toujours différentes.

La maîtresse nous demanda de nous asseoir par terre et de former un cercle. Les derniers de la file se retrouvèrent les premiers pour initier cette figure. Une dizaine de mes camarades commença à se poser les uns à côté des autres tout en se faisant face. En suivant la courbure amorcée, le cercle se retrouva fermé bien avant que tout le monde eût trouvé une place. Je me retrouvai, avec une bonne moitié de la classe, à grossir un amas d’enfants à l’endroit de la jointure finale.

Ce n’était pas une leçon de géométrie, une figure même ovoïde aurait parfaitement convenu. Mais devant ce résultat beaucoup trop ratatiné la maîtresse dut tout de même corriger certains positionnements. Elle dessina donc avec nos corps un cercle deux fois plus grand que celui que nous avions commencé. Elle en profita aussi pour intervertir plusieurs positions dans ce cercle pour séparer les plus bavards qui avaient déjà entamé leurs piailleries.

Elle nous expliqua le principe du jeu qu’elle appelait le téléphone arabe. Elle choisirait une phrase qu’elle énoncerait tout bas au creux de l’oreille de l’un d’entre nous et nous nous la transmettrions chacun notre tour, toujours en chuchotant dans l’oreille.

La maîtresse choisit son point de départ. Il était loin, presque à l’opposé de ma position. Les premiers passages de relais furent observés à la loupe par l’ensemble du cercle par curiosité. Je scrutai de loin comment les ouvreurs s’y prenaient, est-ce qu’ils collaient leur bouche à l’oreille du voisin, est-ce qu’ils mettaient les mains pour masquer le transfert.

Je vis Laura mettre ses deux mains en entonnoir devant sa bouche pour s’adresser à son voisin. Elle avait comme un bec de canard dans lequel elle parlait. Elle reproduisait en mal ce geste qu’elle avait vu faire dans la cour quand une personne voulait héler quelqu’un au loin. Elle répéta plusieurs fois mais son voisin n’entendit strictement rien. La maîtresse expliqua alors à Laura que son geste n’était pas bon, que le son de sa voix ne pouvait pas ressortir renforcé comme par magie de ses mains, qu’il fallait plutôt former un chemin guidé vers l’oreille avec ses mains.

Ensuite l’attirance diminua peu à peu de relais en relais car ils se ressemblaient tous, les erreurs innovantes du début avaient disparu. On se contentait d’attendre notre tour, l’ennui nous guettait.

Comme pour les exercices de retransmission par écrit, le niveau d’aisance à pouvoir comprendre puis transmettre ne fut pas homogène. Certains passages furent express et sans bavure. Pour d’autres, le franchissement prit plus de temps, répéter était autorisé s’il le fallait.

L’attente devenait longue. Peu à peu, je ne tenais plus ma posture de départ, assis en tailleur et le dos bien droit. Je commençai à me reposer sur mes bras inclinés en arrière. Le contact brut avec le bitume me marqua rapidement les paumes de mains. Je gardai cette position une minute ou deux avant d’avoir trop mal pour la maintenir. Un gravillon était coincé sous ma main, il me piquait de plus en plus fort avec le transfert progressif de mon poids vers l’arrière. Quand je retirai mes mains, il était encore fixé à ma peau dans un logement qu’il s’était créé. Je le fis tomber et gardai pour un moment la marque rouge de son passage. Autour de cette nouvelle fossette, j’observai une série de micro-cicatrices. Tout le relief local du sol en goudron s’était imprimé en négatif sur ma paume devenue toute blanche à cause de la pression qui en avait chassé le sang. Je pouvais ainsi voir la topographie du sol en détail sur ma main avec bien plus de contraste que quand je le regardais directement.

Je n’étais pas le seul à m’ennuyer ainsi. Sur ma gauche, Marianne baissait la tête et faisait bouger quelques gravillons comme pour jouer aux billes. Je ne voyais d’elle que le tissu bleu de sa casquette assorti à celui de son haut. Elle se concentrait sur le sol avec autant de force que je l’avais fait au moment où j’observais la langue d’eau progresser à travers la cour. Elle se passionnait peut-être autant que moi pour ce genre de phénomène si insignifiant pour tous les autres. Je n’osai pas lui demander.

Je me tournai plutôt vers mon voisin de droite, Clément, qui devait ma faire parvenir le mystérieux message un jour ou l’autre. Je lui montrai ma main, sculptée par les aspérités du sol.

« - Comment tu fais ça ? demanda-t-il, visiblement impressionné. »

Je lui expliquai comment s’appuyer sur ses mains et il m’imita. Il resta un long moment mais il n’obtint pas de marques comme j’en eu obtenues. Sa peau plus dure n’imprimait pas aussi bien.

« - C’est parce que t’as des mains de femmelette, dit-il un peu vexé. Au fait tu préfères être une femmelette ou un hommelette ? »

« - Bah je sais pas, hommelette. Je suis pas une femmelette. »

« - Ah t’es une omelette mais c’est encore pire ! »

Il ôta sa casquette qui lui tenait trop chaud. Clément était le seul à avoir enlever sa casquette. Il ne voulait pas casser la coiffure que sa mère lui avait fixée sur la tête. Il prenait soin de repasser la main dans ses cheveux dans le sens des épis créés pour l’occasion. Quand la maîtresse approcha de nous, car la chaîne commençait à nous atteindre, elle lui ordonna de remettre sa casquette tout de suite. Aucune coupe de cheveux n’était une excuse pour ne pas la porter. Les protections contre le soleil n’étaient pas uniquement réservées aux femmelettes.

A son grand bonheur, Clément ne garda pas sa casquette bien longtemps car il dut l’enlever presque aussitôt pour me passer le message à l’oreille. La visière empêchait de chuchoter au creux de l’oreille. Je la lui tendis et il me souffla : Les hirondelles voyagent en Afrique.

Le mot hirondelle me fit immédiatement penser à Marianne que j’imaginais voyager très loin dans son esprit, derrière ses petites lunettes en plastique quand elle était absorbée par ses cailloux. Le mot Afrique me rappela la leçon de ce matin où la maîtresse nous avait montré ce continent sur un globe et fait recopier le nom sur une page. Je trouvais très logique qu’il soit réutilisé cette après-midi comme pour récompenser ceux qui avait bien suivi ce matin. J’avais l’impression d’avoir retrouvé une bonne réponse à un exercice.

Confiant, j’enlevai ma casquette et j’approchai mes lèvres de ses cheveux où se cachait son oreille. Ils sentaient bon le shampooing à la vanille. Je lui répétai la phrase à l’identique. J’eus l’impression de lui dire quelque chose de très personnel, comme si ce message lui était dédié. Puis elle le transmit à son tour et il continua de voyager d’une tête à l’autre.

A la fin de la ronde, la maîtresse demanda à Pierre qui était le dernier à avoir entendu la phrase de la répéter tout haut. A ce moment toutes ses certitudes s’envolèrent puisqu’il se précipita sur son voisin pour qu’il lui répète une dernière fois. Dix secondes plus tôt, il avait fait la tête de celui qui avait parfaitement compris. Visiblement cette révision ne le conforta pas dans son choix car il se trouva tiraillé entre deux phrases différentes qu’il avait entendu à chaque fois. Finalement il proposa : Six rondelles nagent sur une brique.

Tout le monde rigola car la phrase n’avait aucun sens et ne correspondait pas du tout à celle de départ. Je pensais d’abord que Pierre fut le seul à se tromper dans le jeux. Mais quand la maîtresse nous dévoila que la phrase de départ était Les hirondelles volent vers les tropiques, je compris que nous nous étions tous un peu égaré.

 

 

Je retrouvai Cynthia à la récréation. L’an dernier nous nous découvrions une passion commune pour les dinosaures et autres animaux disparus. Nous étions les seuls à apprécier les livres ou images représentants ces gros lézards ou d’autres monstres gélatineux ayant remplis nos océans il y a fort longtemps. L’an dernier quand je jouais avec les figurines plastiques de dinosaures, elle était la seule à savoir comme moi laquelle était un diplodocus et laquelle était un tricératops. Elle était même plus savante que moi sur ce sujet, elle m’apprit régulièrement de nouveaux détails sur leur prétendu mode de vie. Elle faisait énormément de recherches sur la vie des différentes espèces de dinosaures en dehors de l’école depuis une source d’information que j’ignorais. Sa culture dinosaure était une référence.

Cynthia était encore en maternelle. Il y avait un mélange de niveau entre la moyenne et la grande section chez Mme Sauzedde, j’avais donc côtoyé des élèves comme Cynthia qui aujourd’hui encore profitait de leurs années pré élémentaires. C’était ma seule amie en dehors de la classe.

L’extension de la cour qui ressemblait à un jardin était en accès libre aujourd’hui et nous nous dirigeâmes vers le petit coin dépourvu d’herbe de celle-ci qui constituait un petit bac à sable. C’était un sable un peu gris avec quelques grumeaux. Il paraissait ancien, décoloré par rapport au sable jaune orangé de la plage. Cela était de bon augure pour déterrer des vestiges du passé.

Cynthia s’était encore documentée sur les dinosaures, elle m’apprit que des gens avaient comme métier de creuser la terre pour retrouver les os de ces reptiles et que ceux-ci pouvaient être énorme, plus grands que nous. Naturellement, l’objectif de la récréation fut d’en faire de même et ainsi espérer débuter une nouvelle collection après les images et les figurines.

Nous jouâmes ainsi aux archéologues durant toute la semaine. Chaque jour, j’appréciais de retrouver les fouilles à l’état où nous avions laissées la veille et j’aimais écouter ce que Cynthia proposait pour la suite des opérations. Elle avait la direction du chantier.

C’était une entente silencieuse. Nous discutions peu pendant cette activité. Il n’y avait pas toujours de commentaires à faire, nous retrouvions nos marques naturellement l’un à côté de l’autre.

Par moment j’aimais me reculer un peu du chantier et apprécier son avancement, contempler les tranchées que nous avions savamment disposées pour ne rater aucun ossement. J’en profitais pour observer Cynthia dans son travail, je guettais si elle mettait en œuvre une nouvelle technique de pioche. Elle était épanouie à sa tâche, même quand elle me tournait le dos, ses cheveux coupés au carré me permettaient d’apercevoir sa mine ravie et le sourire sérieux qu’elle gardait au coin des lèvres.

Je ne savais plus si je regardais notre œuvre, notre création ou juste Cynthia, ma meilleure camarade de jeu. Elle avait un petit air de Dorothée, l’animatrice télé. Bien plus tard, à la sortie de l’adolescence, elle ressemblera à ma mère, ses atouts de femmes prendront la direction de ceux entourant ma mère aujourd’hui. Ce fut ma façon à moi d’expérimenter le complexe d’œdipe.

Le jeu des fouilles archéologiques ne dura pas éternellement. Cynthia passa rapidement sur d’autres projets. Surtout que ce projet ne connut pas toute la réussite que nous espérions, nous n’avions trouvé aucun reste fossile, aucune trace de dinosaure. A chaque nouvelle pointe de cailloux découverte, nous nourrissions le secret espoir que ce soit un début de fémur ou de dent pointue. Mais à chaque fois nous fûmes déçus de constater que l’objet mystérieux se détachait rapidement du sol et n’était pas plus gros qu’une noix.

Cynthia connaissait maintenant un dessin animé avec comme héros le dinosaure Petit Pied. Cette fiction racontait les aventures d’un bébé diplodocus avec ses amis dont un bébé tricératops, un bébé stégosaure et un bébé ptéranodon. La série leur avait donné des couleurs pastelles assez improbables comme le violet, l’orange, le vert. Ils évoluaient sous des traits aussi mignons que de petits chiots et les enfants regardant cette série rêvaient de les adopter. Ils ne grandissaient pas au fil des épisodes.

Cynthia voulait maintenant rejouer sa série préférée pendant les récréations. Elle monta une équipe de jeu autour d’elle pour répartir les différents rôles du dessin animé. Je retenais difficilement celui qui m’étais attribué, surtout qu’il changeait à chaque fois. Cynthia explorait toutes les variantes de composition possibles, seul son rôle à elle de Petit Pied restait inchangé.

Dans la peau d’un des amis de Petit Pied, sans savoir vraiment lequel, je la suivis dans la cour au gré des mouvements qu’elle décidait d’après le scénario original. Puis elle dit au groupe :

« - On revient au début de l’histoire où ils se connaissent pas encore. Ils sont séparés en famille. »

Les autres acteurs se séparèrent d’elle et traversèrent la cour. Je ne savais pas dans quelle famille je me trouvais alors je restai avec elle. Elle accepta que nous restions comme ça au début, puis elle vit que cela ne respectait pas assez l’histoire et elle me conseilla :

« - Il faut que t’ailles voir Elise, c’est ta sœur. Vous devez jouer ensemble souvent, ça fera plus vrai. »

Je me mis alors à la recherche de la famille à laquelle j’appartenais. Je localisai Elise au pied d’un des platanes de la cour et je la rejoignis. Elle était en plein dans le rôle. Elle mimait la démarche d’un petit dinosaure un peu craintif avec des gestes saccadés. Ce n’était pas très éloigné de l’imitation d’une poule.

Une fois à ses côtés, je ne comprenais pas tellement comment je devais me comporter. Bien sûr Elise ne me parlait pas pour m’expliquer, c’était un dinosaure. Et son regard était fuyant comme un animal sauvage. Je courus derrière elle. À chaque fois que je la rattrapais, elle oscillait un peu la tête, évitait de croiser mon regard puis elle repartait. J’étais toujours dans le doute de savoir si c’était ce qu’elle attendait de moi par rapport au scénario pour ce jeu ou si je lui faisais vraiment peur.

Je n’avais aucune familiarité avec elle contrairement à ce que le scénario disait. Cynthia venait d’inventer que nous étions frères et sœurs mais ceci arrivait comme un cheveu sur la soupe. Il n’y avait eu aucun rapprochement naturel comme cela avait été le cas avec Cynthia. Le jeu devint vite assez gênant.

Les maîtresses sonnèrent la fin de la récréation. Ouf.

 

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez