Découverte de l'ennemi

— Aïe !

— Lili ! Ça va ?

— L’herbe m’a piquée !

Je montrais mon doigt, déjà rougi par le sang, à Théo, mon meilleur copain. Puis, regardant l’endroit où j’étais tombée, je remarquais qu’un brin d’herbe était devenu tout rouge. Un rouge un peu plus terne que celui de mon sang, mais…

— Théo ! Le brin d’herbe qui m’a piqué a bu mon sang, regarde !

— Quoi ? Non mais qu’est-ce que tu vas inventer encore…

S’approchant malgré tout, il constata cependant que le brin d’herbe était d’un rouge bizarre, et fronça les sourcils. Le voyant approcher sa main de l’herbe, je l’arrêtais par automatisme et me piquais derechef. 

— Aïe !

— Mais arrête d’y toucher si elle te pique !

— Tu as vu là ?

— Oui oui ! J’ai vu.

Son regard était toujours incrédule, malgré ce qu’il venait de voir de ses propres yeux. Il y avait désormais trois brins d’herbe rouge, et mon doigt était marqué de trois piqûres. Et ensanglanté. Bien plus qu’il n’aurait dû l’être pour des blessures aussi minuscules.

J’avais une drôle d’impression depuis qu’on était entrés sur le terrain vague. Comme une intuition, un mauvais présage. Je n’avais rien dit, bien sûr, des sensations bizarres qui ne voulaient rien dire, ça m’arrivait souvent, mais avec ce qu’il venait de se passer… En vrai, je ne savais pas exactement ce qu’il se passait, mais j’étais tout de même assez grande pour comprendre que c’était grave. Et qu’il fallait prévenir des adultes.

— Théo. Faut qu’on le dise à quelqu’un.

— Qu’on le dise à qui ?

— Je ne sais pas moi ! N’importe qui, je m’en moque ! Un adulte ! Ton papa ou ta maman peut-être ? Tu crois qu’ils nous écouteraient ?

— Ils sont pas là. Je te l’ai déjà dit qu’ils étaient partis en voyage d’affaires, tu m’écoutes jamais ou quoi ?

L’agacement dans la voix de mon ami était palpable. Je me sentis un peu honteuse.

— Mince. Désolée, j’avais oublié.

— T’es chiante Lili, t’oublies toujours c’que j’te dis.

— C’est bon, ce n’est pas un drame non plus.

Enfin. Ça pourrait bien le devenir. Avec les parents de Théo qui l’avaient laissé tout seul avec sa grande sœur, et moi qui étais juste avec mes grands-parents pendant la semaine… Et puis, de toute façon, même si on pouvait attendre le week-end, mes parents ne nous prendraient jamais au sérieux.

— Et ta sœur ?

— Quoi ma sœur ?

— Ben… Si on le disait à ta sœur ?

Théo s’inspecta les ongles, qui apparemment étaient devenus soudainement très intéressants.

— Mouais… P’t’être.

— Qu’est-ce que t’as fait encore ?

— Je lui ai piqué le bouquin qu’elle était en train de lire.

Je soupirais bruyamment. Il piquait toujours les livres de sa frangine. C’était embêtant, parce qu’il allait se faire engueuler, mais pas dramatique. Elle avait l’habitude depuis le temps.

— C’est pas grave. On lui dit quand même, elle aura peut-être de bonnes idées.

— Mouais, ok.

Elle avait 16 ans sa sœur, c’était super vieux, le double de leur âge. Mais elle était plutôt cool. Elle avait les cheveux teints en vert en plus, c’était très chouette. J’aimerais beaucoup être comme elle quand je serais plus grande.

— Je saigne.

Il se retourna vers moi et fouilla dans ses poches pour en sortir un mouchoir en papier à la propreté douteuse. Tout en me le tendant, il me regarda avec ce qui ressemblait à de la douceur… ou bien était-ce de la tristesse ?

— Je me doute Lili. Allez, tu as raison, on y va !

***

Lorsqu’on arriva chez lui, sa sœur regarda ma main et la soigna avec un peu de désinfectant et un pansement. C’était juste de petites piqûres. En plus, elles avaient arrêté de saigner depuis longtemps. Je voyais bien qu’elle ne comprenait pas pourquoi on était venus pour si peu.

Regardant Théo pour me donner du courage, je me lançais :

— Je l’ai sentie, Sarah.

— Oui, j’imagine. Ça a dû bien te piquer quand même pour que tu saignes !

— Mais non ! Enfin, si ! Enfin, je veux dire… Je veux dire que j’ai senti qu’elle me voulait du mal !

— Quoi ? Qui donc ?

— Les herbes ! Les herbes qui m’ont piquée !

Sarah me regarda un instant puis éclata de rire, m’ébouriffant les cheveux avec affection.

— Tu es trop, toi, je t’adore !

— Mais Sarah ! C’est vrai ce que je suis en train de te dire !

— Que des brins d’herbe te détestent tellement qu’ils te voulaient du mal ?

J’hésitais un instant.

— Je ne pense pas que c’était moi en particulier… Ils auraient piqué Théo aussi, j’en suis quasiment certaine.

— Tu sais quoi ? Pourquoi on n’irait pas les voir dans ce cas ?

Je sautais pratiquement en l’air à sa proposition. Si on voulait qu’elle nous aide à nous battre contre ce danger inconnu, il fallait bien qu’elle nous croie. Et on est obligé de croire ce qu’on voit, non ?

Et si elle avait dit ça juste parce qu’elle avait envie de se balader, elle allait avoir une sacrée surprise.

***

— C’est ici ? Sur le terrain vague ? Tu sais que vous n’avez pas le droit d’y aller normalement ?

— C’est le seul coin du secteur où il reste un peu de verdure…

— Et l’aire de jeux ?

— T’as pas vu ? Elle est plastifiée maintenant, tu sais, les espèces de dalles amortissantes…

Pourtant, rien n’amortissait mieux que de la terre et de l’herbe. Et puis, même si c’était plein de gadoue quand il pleuvait, de toute façon, on n’allait pas jouer dehors quand il pleuvait ! Alors bon. Je préférais mon terrain vague. En plus on était toujours tranquilles ici.

Sarah avait hoché la tête, sans chercher à les engueuler pour être allés sur le terrain vague. Elle comprenait au moins, elle avait été gamine il n’y avait pas si longtemps après tout, et elle connaissait bien l’endroit.

Je lui pris la main fermement lorsqu’elle pénétra sur le terrain, cherchant des yeux les trois misérables. Puis je la conduisis droit sur eux, mais en me gardant bien de m’approcher trop près. Elle me regarda avant de me prévenir :

— Bon. Je vais les toucher, ok ?

— Ils vont te piquer.

— J’ai besoin de voir comment.

Je fus surprise qu’elle ne se moque pas de nous, et ne mette pas du tout en doute ce que nous lui avions raconté. Je l’aimais de plus en plus la sœur de Théo !

Au fur et à mesure que Sarah approchait sa main, l’angoisse montait en moi. Je n’avais pas envie que la sœur de Théo se fasse blesser à son tour. Mais il n’y avait probablement pas d’autres solutions. Alors je restais coite et j’observais.

La main de Sarah n’eut même pas le temps d’effleurer les herbes, car l’une d’entre elles se dressa brutalement dans sa direction, piquant sa paume ! Sous le coup de la surprise, la jeune fille sauta en arrière, trébucha, et tomba sur les fesses, les mains posées à terre. Aussitôt, elle les releva en nous hurlant :

— Théo ! Lili ! On sort !

Nous prenant chacun par une main, elle courut, nous tirant, nous portant même, quasiment. Mon bras me brûlait à cause de la traction.

Une fois sortie, elle nous éloigna encore un peu, puis s’assit sur un trottoir, regardant ses mains barbouillées de sang. Théo avait l’air tout affolé.

— Sarah, Sarah ! Je suis désolé, on n’aurait pas dû t’emmener ici, c’était trop dangereux !

— Du calme Théo. C’est rien. Elles m’ont juste agressée parce que je suis tombée sur elles, c’est tout.

— Tu crois qu’elles se défendaient juste ?

— Possible. Et toi Lili, est-ce que tu avais fait quelque chose de particulier avant d’être piquée ?

— Non. Je ne crois pas… Mais faut te soigner.

S’essuyant les mains sur son jeans, Sarah enleva le sang qui s’y trouvait, et leur montra à tous deux ses paumes couvertes de petites piqûres, mais dont le sang, au moins, ne coulait plus.

— J’ai été surprise, mais ça va maintenant, je n’ai même pas mal !

— Oui c’est vrai, moi non plus je n’ai pas eu mal après la piqûre… Tu crois qu’elles nous anesthésient la peau, comme les moustiques ?

— Et bien, si c’est le cas, ce n’est pas rassurant. Bon… Au moins on sent la piqûre de base, c’est toujours ça de gagné, cela nous laisse le temps de fuir.

Fuir ? Oui, c’était la meilleure chose à faire. Et pourtant…

— Sarah ? On va faire quoi si l’herbe nous attaque ? À part fuir, je veux dire…

— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ma puce ? On ne peut que prévenir les autorités, rien d’autre…

— Tu crois vraiment que quelqu’un se bougera les fesses ? Maman dit toujours que si personne ne se bouge les fesses, rien n’est fait…

Sarah soupira et mit sa main sur mes cheveux pour m’attirer à elle et me faire un câlin. Son autre bras agrippa Théo, qui se laissa faire, pour une fois. Ils avaient tous besoin de réconfort. Pas juste eux deux, mais tous les trois.

***

La police nous envoya balader. Ils ne voulurent rien savoir, rien entendre. Nous sortîmes sous les rires et les quolibets. Les pompiers aussi. La mairie, idem.

Nous étions épuisés lorsqu’on repassa devant le terrain vague pour rentrer chez nous. J’avais presqu’envie de mettre un panneau « attention ! herbes folles ! », mais de toute façon — mis à part le fait que personne ne comprendrait — on était les seuls, moi et Théo, à venir ici. Les autres enfants du quartier préféraient jouer dans l’aire de jeux. Je pensais avant qu’ils étaient nuls. Mais maintenant je me disais qu’au moins leur coin à eux était « sécurisé » et pas dangereux.

Je secouais la tête, partagée entre l’écœurement d’avoir perdu mon terrain de jeu et la peur de ce qui se trouvait désormais dessus, attirant sur moi l’attention d’une femme qui en profita pour froncer encore plus les sourcils tandis qu’elle nous croisait. Ben quoi ? Tu veux ma photo ? C’est les vacances, on a le droit d’être dehors non ? Pfff. Les adultes et leur tête de jamais contents.

Mais je ne dis rien. Et d’ailleurs, personne ne dit rien pendant tout le trajet du retour. Théo rentra avec sa sœur, et moi je retournais chez mes grands-parents.

J’eu une bonne surprise cependant, lorsque je décidais au final de leur parler de ce qu’il s’était passé, après avoir longuement tergiversé.

— Ça ne m’étonne pas du tout ! lui répliqua son grand-père, de sa voix un peu chevrotante.

— Moi non plus, ça ne m’étonne pas ! Et tu sais quoi ? Il est plus que temps je dirais même !

Sa grand-mère était encore très vive pour son âge, et malgré quelques problèmes de genoux, elle donnait à tout l’appartement un élan de vitalité indéniable lorsqu’elle était présente.

— Qu’est-ce que tu veux dire Mémé ? C’est horrible ce qu’il se passe, non ? On ne peut plus aller dans le terrain vague, le seul endroit où il restait un peu de verdure !

— Hé ! Tu vois pas qu’il est là le problème ? Réfléchis un peu. Tu me dis que ce sont les derniers brins d’herbe du quartier et tu t’étonnes qu’ils se rebellent contre les humains qui ont détruit tout le reste ?

— Mais j’ai rien fait moi !

— Et comment tu veux qu’ils le devinent ? Tu saurais reconnaître des herbes gentilles d’herbes méchantes au premier coup d’œil, toi ?

— Non…

Je baissais la tête, bouleversée par ce que je venais de comprendre. Ce n’étaient pas les herbes qui étaient mes ennemis, mais moi qui étais l’ennemie des herbes ! Mais pas arbitrairement, j’étais leur ennemi parce que j’étais humaine, et parce que les humains le méritaient !

Lorsque je me mis à pleurer de tristesse et de culpabilité, Mémé s’approcha de moi pour me faire un gros câlin et me dire que tout irait bien. Vraiment ? Tout irait bien ? J’avais bien envie de la croire, mais… « si personne ne se bougeait les fesses », je ne voyais pas comment ce serait possible…

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Livillia
Posté le 01/02/2021
Bonjour,

Très sympa ce petit conte qui nous apprend à respecter notre environnement. C'est bien dommage que les herbes ne puissent pas réellement nous piquer !
Herbe Rouge
Posté le 01/02/2021
Merci pour ce commentaire Livillia !
En effet, nous aurions bien besoin de ça pour nous bouger les fesses un peu plus !
Vous lisez