Chapitre XXIV

Point de vue : elle

 

« - Andrew ? Andrew ! Tout va bien ? Est-ce que tu m'entends ? Andrew ?

 

- Il s'est passé quoi ?

 

- T'as fait un genre de malaise. Tu marmonnais des trucs assez chelous. Tu t'en souviens ?

 

- Nan. J'ai fait un rêve assez bizarre. Comme une vision, tu vois. Y avait des corps, tous entassés les uns sur les autres au beau milieu d'un champ. Pas loin d'un cimetière, je crois. Pourtant, je suis totalement incapable de te dire comment je suis arrivé là-bas parce que je ne connais pas l'endroit. Je ne sais pas non plus pourquoi je les ai vus. Bon passons. »

 

Sarah aide Andrew à se relever, il s'assoit. Elle lui donne un verre d'eau. Il se calme, s'apaise. Les autres lancent une discussion sur la politique, histoire penser à autre chose. Tout le monde paie avant de retourner à l'université et de reprendre les cours. Ils font un petit signe de la main quand ils se séparent pour rejoindre leur salle.

 

On rentre. On s'assoit sur une chaise, celle qu'on a l'habitude de prendre. Le prof parle. Encore et encore, pendant de longues minutes. On n'écoute pas vraiment. On s'ennuie même un peu. Parce que ça ne nous intéresse pas vraiment, mais on fait avec, on n'a pas vraiment le choix. On sort. On se dirige vers la salle suivante, le cours suivant, vers un autre prof pour un autre ennui. Tout ça est terminé. Enfin, c'est pas trop tôt. La journée de cours est finie, on peut souffler. Prendre un bon bol d'air. Se poser sous un arbre dans un parc, avec des amis pour discuter un peu.

 

    Andrew passe devant la salle de Mme Hawthorn. Il s'arrête devant la porte fermée. Elle parle à quelqu'un. Peut-être au téléphone, il ne sait pas trop. Un brin de tristesse s'empare de lui, sans qu'il ne sache pourquoi. Il poursuit sa route, traînant les pieds sur le carrelage froid et plutôt hostile si on n'y est pas habitué. Il met son casque sur les oreilles, du piano en fond. Les couloirs de l'université manquent d'éclairage. Certaines ampoules grésillent, d'autres sont grillées mais personne ne les a changées depuis le temps. Il n'y a pas beaucoup de lumière. Tous les stores sont baissés, sauf un ou deux par-ci par-là. Une chasse d'eau est tirée. Un robinet est ouvert, quelqu'un se lave les mains. La plupart des étudiants sont déjà chez eux. Mais lui ne se presse pas. Il ne cherche pas à rentrer chez lui rapidement. Il aime bien marcher dans les couloirs vides de l'université.

 

    Il marche dans les rues sans conviction, comme s'il était vidé de toute émotion. Il attend sous l'abri de bus, assis sur le banc. Personne dans les alentours. Il fait bouger ses pieds, pour passer le temps. Il monte dans le véhicule. Il salue le conducteur qui hoche la tête. Il passe sa carte et parcourt l'allée centrale pour trouver une place où il est seul. Il s'adosse contre le dossier du fauteuil, la tête en arrière. Puis, il sort une feuille, un stylo et un livre pour s'appuyer dessus. Il griffonne quelque chose, presque hypnotisé parce qu'il fait. Il prend un crayon gris pour créer les ombres.

 

    Je m'approche en silence, pour que personne ne m'entende. Pour une fois, la première je crois, ce n'est pas pour tuer quelqu'un. C'est bizarre de ne pas avoir à sortir mes poudres. Je veux dire, de ne pas avoir à faire ce que j'ai l'habitude de faire depuis des siècles. Pour une fois que je m'approche de quelqu'un pour l'observer et non pour ôter toute forme de vie de son corps. J'ai du mal à voir. Je m'avance encore de quelques pas dans sa direction. Je me penche avant qu'il ne lève sa feuille pour l'étudier avec les rayons du soleil. Il a dessiné une femme toute sale aux habits déchirés et aux mains abîmées par le temps. Une bague et une petite émeraude à l'annulaire droit.

 

    Quand j'étais à l'orphelinat, une seule fille est venue me parler. Elle est devenue ma meilleure amie assez rapidement. On était toujours fourrées ensemble, de jour comme de nuit. On se confiait beaucoup de choses, presque tout. Ses parents sont venus la chercher. On nous a dit qu'un membre de sa famille était mourant. Je n'ai jamais rien voulu entendre. Jamais je ne les ai cru. Mon côté rebelle était présent, surtout à l'époque. J'ai rarement fait face à la réalité dans ma vie, et aujourd'hui encore. J'étais arrivée depuis peu et j'avais déjà perdu ma seule amie. Elle m'avait laissé sa bague sous mon oreiller pour que je ne l'oublie pas. Ça m'avait beaucoup touché sur le moment parce que ce n'est pas tout le monde qui me prêtait attention. Mais avec le temps, j'ai trouvé ça de plus en plus cruel de donner un objet à quelqu'un qui compte pour nous mais qu'on est sûr de plus revoir, histoire de le lui rappeler tous les jours.

 

    Le bus s'arrête. Il descend et poursuit sa route. Il balance son sac en rentrant chez lui. Il sort son dessin de sa poche pour le punaiser sur le tableau en liège, au-dessus de son bureau. Il semble réfléchir. Il prend un post-it et un crayon. Il fait quelques traits. Un visage s'esquisse et se précise de plus en plus. Il le prend dans ses mains. Il paraît l'étudier avant de l'accrocher à droite du premier. Il s'assoit sur sa chaise, la tête levée vers le tableau en liège.

 

    Je me suis faufilée derrière lui quand il a ouvert la porte. Je me dirige vers le miroir. Je veux voir si c'est vraiment ce à quoi je ressemble. Mais c'est impossible de voir mon reflet . Je l'ai espéré un instant comme à chaque fois, mais c'est comme ça. Je suis la Mort, je ne peux pas avoir une image de moi-même. Les humains ne sont pas censés me représenter par ma vraie nature. Ça ne doit être que des images faussées que nous leur mettons dans la tête. Pour qu'ils aient un peu moins peur.

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