Chapitre XXI

Point de vue : lui

Je descends avec de la musique dans les oreilles. Je monte les escaliers à l'entrée de l'université et j'avance tout droit jusqu'à mon casier. Je dépose quelques affaires. Les gens me regardent. Je les regarde à mon tour parce que je ne sais pas quoi faire d'autre. Mais cette fois, c'est différent. Je ne regarde plus leurs pieds et seulement leurs pieds. Je lève la tête pour les regarder droit dans les yeux. Une image tourne en boucle dans ma tête. Je vois un homme ensanglanté, sur le sol et tout recroquevillé sur lui-même.

La sonnerie retentit dans tout le bâtiment. Le vacarme des casiers fermés en vitesse, le bruit des gens qui se pressent en se dirigeant vers leur salle. Ce n'est pas le moment de refaire comme l'autre jour. Ce n'est pas le moment de faire un malaise, Sarah et Mme Hawthorn n'ont pas à le subir une fois de plus, ni moi non plus d'ailleurs.

Une boule se loge dans mon estomac. Je n'ai aucune idée de comment m'en débarrasser. Je n'ai pas le choix, comme toujours. J'entre dans la salle de cours. Je prends la seule place disponible. Il n'y a pas de bavardage. C'est étrange. D'ordinaire, je ne suis pas le genre de mec qu'on attend pour commencer les discussions. Personne n'a encore sorti ses affaires. J'ai du louper un truc. Sarah est à l'autre bout de la salle. Elle fixe quelque chose sur le mur du tableau. Ou sur le tableau, je ne sais pas. J'essaie de regarder dans la direction que suit ses yeux mais quelque chose m'échappe.

On a cours avec Mme Hawthorn pendant deux heures. La salle n'est pas très grande. J'ignore de quoi on va parler. J'appréhende un peu après notre dispute. Elle doit se douter que je fais des cauchemars. En tout cas,je suis persuadé qu'elle en sait bien plus qu'elle n'en laisse paraître. Elle est appuyée sur son bureau, mais elle n'est pas tout à fait assise. Elle me fait vraiment penser à la marraine-bonne fée dans Cendrillon parce qu'elle est toujours là pour me protéger, toujours là quand j'en ai besoin.

« - Bonjour à tous. Prenez juste une feuille et un stylo. Laissez le reste de vos affaires dans votre sac. Racontez-moi votre souvenir le plus sombre, ou un moment dont vous n'êtes pas très fiers. Un passage de votre vie qui vous a marqué, peut-être même changé. Laissez-moi entrer dans vos sentiments les plus obscurs. Je veux connaître votre secret le plus noir, celui que vous tentez de refouler depuis si longtemps. Vous avez trois quarts d'heure. »

Les autres autour de moi se mettent à chercher des idées. Certains commencent même déjà à écrire. On n'entend plus que le bruit des crayons et des stylos qui grattent le papier. Je fixe ma feuille perforée à petits carreaux. Mon regard se tourne vers mon stylo dans ma main gauche. J'ai une cicatrice à l'index, je ne sais pas d'où elle vient. Je lève les yeux. Mme Hawthorn assise à son bureau sourit, sans se détourner de sa feuille. Elle ne s'arrête pas d'écrire. C'est comme si quelqu'un dans sa tête lui dictait exactement quoi écrire et quels mots choisir.

L'inspiration met un peu de temps à arriver jusqu'à moi. Trouver la première phrase est ce qu'il y a de plus compliqué, je trouve. Mais une fois qu'elle est écrite, je ne m'arrête plus. Je ne peux pas freiner les mouvements de ma main. Je ne peux plus lui couper la parole. L'écriture s'empare de moi et ne me lâche plus d'une seule semelle.

« - Le temps est écoulé. Terminez votre phrase. »

Elle attend une trentaine de secondes. Je peux reposer ma main qui commençait à me faire mal. Mme Hawthorn me lance un regard rassurants. Elle a quelque chose derrière la tête. Ça se voit clairement sur son visage. Ce n'est pas un exercice d'écriture banal, elle cache un truc. Je ne sais pas encore lequel mais je ne devrais pas tarder à le découvrir.

« - Tout d'abord, j'aimerais partager un de mes souvenirs avec vous. Ensuite, quelques uns d'entre vous liront leur production. »

Je lance un regard dans la direction de Sarah. Elle ne bouge pas, les yeux toujours fixés droit devant elle. Je ne sais pas ce qu'elle a aujourd'hui. J'espère que je n'en suis pas la cause. Il faudrait que j'arrive à en savoir plus.

« - Je devais avoir à peu près votre âge. J'ai perdu quelqu'un à cette époque. Je n'ai pas beaucoup de souvenir avec elle. Je sais qu'on était très proches. Peut-être même qu'on était sœurs ou jumelles. C'est étrange parce que je l'ai connue pendant presque vingt ans et que je ne m'en souviens presque pas. J'ai comme la sensation qu'on me l'a désespérément effacée la mémoire. »

Elle marque un temps d'arrêt. Je vois sur son visage que ces quelques secondes lui semblent être interminables. Elle reprend sa respiration.

« - Je me souviens d'un champs vert, des brins de blé et du linge étendu. Je suis assise un peu plus loin de la maison en pierre. Le soleil se couche. Maman court jusqu'à moi. Elle me prend les bras et me regarde avec ses yeux bleus vidés de toute forme d'espoir. Elle était toute transpirante, toute haletante. Je comprends que quelque chose de grave est arrivé. Elle m'annonce pour l'accident qui a tué ma sœur. Elle est tombée de l'échelle et ça lui a été fatal. Je ressens comme un gros manque en moi. Quelque chose est absent en moi, quelque chose s'est éclipsé de ma vie et a disparu à jamais parce qu'on me l'a désespérément enlevé. C'est la première fois de ma vie de j'ai cette sensation. Aujourd'hui, il y a des choses qui remontent à la surface sans que je ne m'en rende compte. Ça me paraît de plus en plus réel, de moins en moins lointain. Après tout, ça peut être encore un de ces tours que me joue mon esprit, encore une des ces illusions qui me font croire seulement ce que j'ai envie de croire. Je n'aurais certainement jamais la réponse mais je ne désespère pas parce que crois en mes souvenirs. »

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez