Chapitre VIII

Point de vue : elle

De mon côté, les siècles défilent en un battement de cils mais c'est comme si je venais d'accepter à l'instant. Si je devais le refaire, je le referai. Sans hésiter. J'ai trouvé la Mort injuste avec moi et mon entourage. Avec tout le monde en fait. Même pour les plus exécrables d'entre nous. J'aurais été contre elle toute ma vie au lieu de l'accepter. Je l'aurais crainte, elle aussi. Tout me paraissait juste insupportable. Vivre avec la peur de mourir, vivre quand les autres disparaissent les uns après les autres et survivre malgré moi.

Ça a été difficile quand je me suis retrouvée orpheline du jour au lendemain. Sans parent. Toute forme de joie s'était envolée, plus aucune joie n'était en moi. Comme si j'étais dépourvue de toute forme de vie. Je traînais des pieds pour aller en cours. Je m'obligeais à manger, empêchant mon corps de tout rejeter.

Quand la Précédente est venue, j'ai mis peu de temps pour me décider. Deux choix : vivre ou délaisser mon humanité pour devenir la Mort. Choisir entre vivre avec ceux que j'aimais et vivre sans mes parents, avec cette amertume pour me rappeler qu'ils sont partis, ou choisir de tout quitter à jamais. J'avais besoin de voir le monde à travers d'autres yeux que les miens. Essayer de me contrôler pour être plus juste que la Précédente, qui n'avait pas été très clémente envers moi. Laisser vivre ceux qui méritent de vivre et laisser périr les autres.

Mais j'ai fait bien des erreurs dans mon parcours. Et je continue d'en commettre. C'est difficile de s'en remettre. Pardonnez-moi. Ce n'est pas voulu. Dire que l'erreur est humaine n'est pas une excuse. J'ai été humaine, moi aussi. Avant d'en arriver ici. Je sais ce qu'on ressent quand on perd quelqu'un. Ce que c'est de vivre sans lui, sans elle. Sans eux. Même si ça reste lointain.

Je me sens démunie face à une guerre. Qui doit vivre ? Qui doit périr ? Qui sont les méchants et qui sont les gentils ? Suis-je obligée de choisir ? Mon travail réside à trouver des réponses à ces questions, faire face à ce genre de dilemme. Je peux prendre des vies et changer le cours des autres. La mienne ne peut s'arrêter brusquement. La mienne reste inchangée.

J'aimerais que vous sachiez que je ne suis pas à craindre. Quoiqu'il arrive, quoique vous vouliez, je viendrais vous dire bonjour tôt ou tard. Impossible de déterminer quand. J'aimerais vous dire que tout ira bien. Que je suis comme vous, comme ceux qui vous entourent. Notre seule différence, c'est le fait que j'ai refoulé ceux que j'aimais, ceux qui m'aimaient. Je suis partie à jamais. J'ai fait un pacte avec la Précédente pour me transformer. Je me suis effacée de leur esprit, effacée des photos. Pour gommer la peine. Pour ne pas qu'ils se souviennent de mon visage quand ils me verront avant de mourir. Pour ne pas qu'ils comprennent. Ma peine était déjà si aveuglante que je ne voulais pas que celle de ceux que j'aime la soit aussi.

J'aimerais vous dire que j'ai fait bien des sacrifices, en devenant la Mort. J'ai perdu ceux que j'aimais. Je suis désormais dépourvue de toute émotion. Je suis oubliée de tous, pourtant si présente en chacun de vous. Sur Terre, je n'ai pas de tombe. Pas de quoi prouver que j'ai été humaine, moi aussi. Je n'ai pas d'affaires non plus. On ne savait pas à qui elles appartenaient, alors on les a données par-ci par-là autour de nous. Je n'ai plus de cocon à moi et plus de maison à moi non plus. Ceux qui me connaissait ont ressenti un manque, mais ils ne savaient pas pourquoi. Que c'est parce que je n'étais plus là à leurs côtés. Certains ont poursuivi leur vie comme si de rien n'était. D'autres ont essayé de combler les trous sans réellement y parvenir. Quelques uns ont été rongés par la maladie. Je l'ai choisi sans vraiment le vouloir. J'ai eu l'impression d'être comme hypnotisée, aveuglée par je ne sais quoi.

C'est mon inconscient, mais vous ne me croyez pas, je le sais. Parce que vous, vous vivez. Parce que vous êtes humains. Parce que vous saignez quand vous tombez et que vous criez de douleur. Vous hurlez aussi de souffrances morales, comme si on vous frappait à coups de couteau dans le dos. Abattu par les larmes, vous craquez parfois. Lorsque le ciel autour de vous vous tombe dessus, vous devez faire face. Vous devez vous relever et rester debout. Mais pas moi. Vous souriez quand vous êtes heureux. Parfois, vous faites même semblant de l'être pour les autres. Mais pas moi. Vous sautez de joie pour des choses que je n'arrive même plus à percevoir.

Je ne vis plus tout ça. C'est fini depuis bien longtemps maintenant. Quand je tombe, si je venais à tomber, je ne sens rien. Rien du tout. Comme si rien ne s'était passé. Je suis froide. Au fond de moi. Je t'assure que j'essaie de me souvenir ce qu'est la peine et le deuil, la douleur et la souffrance. De ressentir cette brûlure, cette plaie tant endolorie qui s'était ouverte quand mes parents sont morts. J'ai du mal, beaucoup de mal. Je fais des efforts pourtant. Jour après jour, je tente de comprendre. Je cherche sans jamais trouver la sortie. Je n'aperçois ni quelconque indice ni bout de réponse. J'aimerais quelqu'un pour m'aider, pour me conseiller. J'ai envie de réapprendre. J'en ai besoin, vraiment. Redécouvrir cette sensation d'autrefois.

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H.Monthéraut
Posté le 07/02/2022
Ma curiosité est satisfaite :) je comprends tout à fait son envie de perdre son humanité. En revanche, je ne m'attendais pas à ce qu'Elle veuille la retrouver.
InTheKiosk
Posté le 17/02/2022
Ah bah j'en suis ravie !
Contente de voir l'effet de surprise (j'espère que c'est dans le bon sens)
Benebooks
Posté le 06/02/2022
Bonjour !
Qui eut cru que la mort elle même puisse souffrir ?
Pour le moment, c'est ton meilleur chapitre, celui où j'ai le plus ressenti d'émotions et d’empathie
Au niveau de la plume, quelques tournures de phrases pourraient être remaniées pour éviter certaines répétitions, mais rien qui ne soit pas aisément corrigeable
A bientôt
InTheKiosk
Posté le 17/02/2022
Hello !
Oui, qui l'eut cru ?
Je suis ravie de savoir que tu as apprécié ce chapitre (ça me fait vraiment chaud au cœur).
Je vais retravailler ça, merci beaucoup !
Edouard PArle
Posté le 18/01/2022
Coucou !
Elle était humaine avant de devenir la mort, ce qui explique ses restes d'humanité. On évoque un peu son passé, ses parents morts et "la précédente". Elle veut essayer de comprendre, de ressentir ce que c'est d'être humain. J'aime beaucoup le point de vue d"elle". On commence à avoir de l'empathie pour la ... mort xD Bien joué !
J'aime beaucoup le fait qu'elle s'adresse à l'humanité avec les "vous", le style est vraiment très efficace pour faire passer le message. Je dirais qu'émotionnellement, c'est sans doute ton meilleur chapitre.
J'ai l'impression qu'elle va peu à peu mieux comprendre les hommes et regagner un peu d'humanité. Mais jusqu'à quel point ? Hâte de voir ça.
Mes remarques :
"Sans parent." -> parents ?
"Toute forme de joie s'était envolée, plus aucune joie n'était en moi" 2 fois joie, ça fait doublon
J'aimerais que vous sachiez que je ne suis pas à craindre. Quoiqu'il arrive, quoique vous vouliez, je viendrais vous dire bonjour tôt ou tard." très joliment écrit !
"C'est mon inconscient,.." le paragraphe qui suit est magistral !
Très agréable à lire, vraiment.
A bientôt !
InTheKiosk
Posté le 18/01/2022
Hello !
Merci beaucoup pour tous ces compliments (d'autant plus si c'est le meilleur chapitre)...je suis ravie que la mort soit "empathique" (c'est l'effet que j'essayais de produire :)
Merci pour les remarques, je garde ça au chaud pour la réécriture !
A très vite !
Niels
Posté le 12/01/2022
J'aime vraiment beaucoup la tournure que prend l'histoire. J'ai l'impression que ce chapitre est un tournant, et on comprend du coup beaucoup mieux les motivations de la Mort.

Tu arrives à instaurer une certaine empathie pour elle alors que, jusqu'à présent, elle apparaissait comme une menace. Ce désir de retrouver ses émotions humaines, de ressentir à nouveau, est très bien retranscrit. On sent bien que la dimension irrémédiable de la Mort et la contrainte des choix qu'elles doit effectuer lui pèsent considérablement.

Le parallèle qui s'installe entre la tragédie que représente la mort et la dimension tragique de la Mort en personne me plaît beaucoup ! :D
InTheKiosk
Posté le 13/01/2022
Je suis très heureuse de voir que tu apprécies l'évolution de l'histoire jusqu'ici, d'autant plus si tu commences à apprécier la Mort par empathie (je recherchais à provoquer cette sensation, donc ça me fait plaisir de voir que ça marche). Je t'avouerais que je n'avais pas réellement fait le parallèle (du moins je n'avais pas conscience de l'avoir fait) mais je suis contente de voir (que dis-je, d'apprendre) que ça le fait (et je le trouve plutôt bien trouvé d'ailleurs).

Merci beaucoup en tous cas ! C'est très encourageant !
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