CHAPITRE VIII.2

Chapitre VIII.2. bats-toi pour ta vie

 

Les gens ne la regardaient pas plus que d’habitude, mais quand ils la regardaient, c’était différent. Ils lui posaient des questions cruelles sans même avoir à lui parler. Etait-elle une femme si affreuse, une fiancée si abominable ? Que lui avait-elle fait ? N’avait-elle pas vu pas qu’il souffrait ? A quelle point pouvait-elle être aveugle pour ne pas voir que Rémi préférait encore mourir que de vivre un seul jour de plus ? Ou… non, quand même… c’était absurde mais d’un seul coup, ils se demandaient soudainement… enfin, une idée leur venait à l’esprit...ça arrivait souvent dans les films policiers, alors peut-être…

...l’avait-elle tout simplement tué ?

Diantre, que ce serait un dénouement excitant. Peut-être avait-elle même tué Estelle et Clara, avant ça ! Ah, la vie en société à Aubéry, ce n’était pas de la blague, on ne s’ennuyait jamais.

Oh non, ils n’avaient pas besoin de venir lui parler directement, Kim était bien trop douée pour deviner leurs pensées les pires. C’était un talent que Cash lui enviait souvent. 

Mais bon, c’était aussi possible que la faute lui revenait, tout bien réfléchi. Elle devrait consacrer davantage d’effort à paraître plus dévastée plutôt qu’à se concentrer à suivre les cours. Comment pouvaient-ils sincèrement croire qu’elle était émotionnellement effondrée comme toute fiancée digne de ce nom, quand elle pianotait religieusement sur le clavier de son ordinateur ? Non, elle l’avait souligné à Rémi à maintes reprises, leurs camarades n’étaient pas si bêtes que ça. 

Au fond, ils avaient toujours su que leur couple avait été monté de toutes pièces, sans amour et sans affection, sans même une once de respect. Quelle machination, l’un des deux allait en crever, c’était couru d’avance et voilà, c’était fait, c’était tombé sur Rémi. Parti comme c’était parti, trois ans de cela, Kim aurait pensé être celle qui y resterait. Finalement, elle n’était pas la plus fragile des deux, c’était plutôt un soulagement. 

 

“Kim… je… je n’ai pas osé venir te voir, je ne voulais pas déranger,” lui avoua subitement Emi.

 

De Saint-Paul, la gentille et innocente Emi devait être la seule à penser que sa semaine de deuil n’était pas du pur cinéma. Ca faisait du bien de recevoir un peu de naïveté gratuite et sincère, aussi idiote et vaine qu’elle puisse paraître. Emi n’était pas un contact en fer et en or,  et dans l’esprit pratique et cynique de Kim, Emi ne servait pas à grand-chose, elle ne pouvait la mener nulle part. Que pouvait-elle faire pour les autres ? Rien d’autre, à part leur sourire et leur sortir ces mensonges qui font du bien, du style “tout va bien se passer”, et “t’es la meilleure” ;  les gens naïfs et gentils ne pouvaient rien pour Kim c’était comme ça, sinon ils devaient changer et se salire, s’accomoder au reste du monde. Et ce serait bien trop triste, rares comme ils l’étaient. Qu’ils ne lui servent à rien, tant qu’ils restaient aussi gentils. Ca voulait dire qu’il subsistait, tout au plus, encore un brin d’espoir. 

Au bout du compte, ah, c’était sûrement tout ce qui comptait.

 

“Tu ne m’aurais pas dérangée, Emi, lui mentit Kim. Merci pour l’intention.”

 

La cafétéria était bondée, dans son style habituel, bruyant et claustrophobique, et elles marchèrent toutes les deux vers la table qu’on laissait généreusement leur cercle d’amis monopoliser ; quoi de plus normal ? Ils étaient les enfants des grands d’Aubéry, riches et puissants, rien de plus naturel à ce qu’ils héritent de la plus grande table, magnifiquement établie à côté de la baie vitrée. Qui donnait sur le parc battu par une averse déprimante. 

Ah, ça valait le coup de rester en vie pour ça. On disait que les artistes et les dépressifs aimaient la pluie et les autres temps maussades en tout genre. Kim n’était sans doute pas une artiste, mais dépressive, ça, en revanche, il n’y avait pas l’ombre d’un doute, elle l’était. Et pourtant, elle voulait du soleil, et de la brise tiède, et des jolis nuages blancs qui ne prenaient pas égoïstement tout le ciel. La vie et ses énigmes, on ne s’en laissait pas. 

A leur approche, leurs amis se turent et les conversations s’évaporèrent. Kim fit mine de ne s'apercevoir de rien tout en prenant place sur la chaise que Cash lui avait réservée à sa gauche. Roff était là, lui aussi, un peu plus loin et toujours un peu plus proche de son Aubépine et le triangle amoureux ne perdait pas de sa vigueur ; Gaëtan était lui aussi, bien présent, attaché à l’autre côté d’Aubépine. 

Kim les regarda un instant, et ils la regardaient eux aussi, tous les trois. Ils se demandaient tous très certainement ce qui pouvait bien se passer dans sa tête, si c’était la fête ou le chaos, et elle se demandait ce qui se passaient dans leurs coeurs, si c’était vrai et sincère, ou juste un jeu de plus pour rendre la vie un peu plus excitante. Puis, elle se rendit compte qu’elle serait déçue, dans un cas comme dans l’autre, et elle focalisa plutôt son attention sur son plateau-repas. 

 

“La police a ouvert une enquête,” dit alors Gaëtan.

 

Kim ne redressa pas le regard, même si elle savait que la nouvelle était à son attention. Enfin, nouvelle… pas si nouvelle. Toute l’école n’avait que ça à la bouche. 

 

“Tant mieux ! interjecta Cash. Il est temps que quelqu’un s'intéresse à toutes les merdes qui arrivent ici. 

-Qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent contre des suicides ? s’agaça Roff. On va avoir juste le droit à des séances de psy.

-Bah c’est bien ! assura Aubépine. 

-Je suis d’accord, approuvèrent Gaëtan et Cash d’une même voix. 

-Ouais, p’t-être pour vous, mais j’en ai pas besoin, fit Roff. Ils ont plutôt intérêt à pas me souler avec ça. 

-Qu’est-ce que tu vas faire ? le défia alors Gaëtan. Appeler tes tontons de la mafia ?”

 

Kim rigola pour la première fois de la journée. Emi était naïve, mais Gaëtan n’était pas mal lui aussi dans ce domaine. Des tontons ? Le père de Roff était la mafia à lui tout seul. Bien sûr que la police le laisserait tranquille. 

 

“Tu devrais pas rire trop fort, Kim, lui conseilla Roff avec un sourire acide. Si tu continues, tout le monde va croire que Rémi ne te manque pas tant que ça, finalement.”

 

Roff n’entra pas dans les détails mais son regard s’en chargea pour lui ; tandis qu’elle le fixait, elle pouvait presque entendre sa voix approfondir à l’intérieur de sa tête. Ils pourraient même penser, je ne sais pas moi…, l’imaginait-elle lui souffler, que tu revis maintenant qu’il est mort. Mais est-ce que ce serait si mal si c’était vrai ? Ne pouvait-elle pas revivre, serait-ce si égoïste ? Elle en avait assez d’être déjà à moitié-morte à dix-neuf ans. 

Elle le fixa longtemps sans rien répondre, et personne n’osa rien dire non plus. Pas même Cash. Au fond, elle avait vraiment envie d’être honnête pour une fois, et de poser les vraies questions. Qu’est-ce qu’il attendait d’elle, que devait-elle faire ? Tout le monde semblait mieux savoir qu’elle ce qui était bon pour elle, et Roff paraissait si mécontent face à son attitude, alors qu’il la conseille. Fallait-il qu’elle pleure et qu’elle hurle, qu’elle se déchire ? Ou bien, peut-être qu’elle se suicide comme en ces temps anciens, quand on enterrait les hommes importants à leurs mort avec leurs épouses encore vivantes ? 

Fallait-il qu’elle accepte de tout perdre, qu’on lui prenne tout et qu’elle reste sage et généreuse, en acceptant tout simplement le sort qui était le sien ? Tant qu’elle ne faisait de mal à personne, elle pouvait bien endurer le mal qu’on lui faisait. Quelqu’un d’autre se chargerait de la justice et du mérite équitablement distribuée -quand, qui et comment, peu importait, la foi enterrait les questions pratiques-, les premiers seront les derniers. Les doux principes que Roff voulait lui inculquer ne lui échappaient pas, il les lui avait suffisamment rabachés comme ça. Pour une fille comme elle, une jolie petite héritière blonde à qui tout souriait, c’était mesquin, c’était répugnant d’être aussi calculatrice, revancharde et amère. Il abhorrait ses machinations, exécrait la haine qu’elle nourrissait pour son entourage ; ça manquait d’élégance, ça manquait de grâce, de dignité. Elle comprenait son point de vue. C’était en effet répugnant, la preuve ; ça la répugnait elle-même. Il semblait lui dire qu’elle regretterait ses actions, et elle ne pouvait pas vraiment le contredire ; peut-être bien serait-elle amenée à tout regretter. Elle ferait peut-être mieux d’encaisser les coups sans les rendre car le cycle de la violence et de la haine pouvait se montrer bien destructeur.

Mais non, elle refusait, elle avait bien trop la rage, et oui, elle regrettait déjà, elle était certainement la pire des garces -qu’on lui pardonne, elle avait bien trop la haine. Elle s’en foutait du paradis et de la morale, elle ferait de ce monde un enfer si on la poussait trop loin. Qu’il la comprenne aussi -il ne la comprendrait pas-, elle ne pouvait pas s’écraser maintenant.

 

Elle préférait bien mieux tous les écraser.

 

“T’as pas à t’en faire, Roff, lui dit-elle finalement. Je ne ris pas parce que je suis heureuse. “

 

C’était plutôt l’inverse mais bon, il ne comprendrait pas -elle lui avait déjà dit pourtant, qu’il ne comprendrait jamais rien. C’était con, pourtant,  Kim savait que, au fond, il n’avait toujours voulu que son bien. 

 

--

 

“Le prends pas à coeur, Kim… il ne pense pas ce qu’il dit, c’est juste… aussi horrible que Rémi était, c’était quand même le pote de Roff depuis des années et qu’il soit mort… ça l’a touché plus qu’il le montre. Du coup, il est en mode con, mais pas qu’avec toi, il l’est avec tout le monde. Et puis, il ne sait pas comment Rémi était vraiment, tu ne lui as jamais dit.

-Cash… t’étais vraiment pas obligée de m’appeler pour me dire tout ça…

-Je veux juste pas que vous finissiez par vous détester.”

 

Assise à la table où Denis l’avait en quelque sorte obligée à s’asseoir pour qu’elle mange des fruits, elle tenait d’une main le téléphone par lequel Cash essayait de sauver les pots cassés de leur petit groupe d’amis tordu, de l’autre main, elle éclatait les raisins du bout de sa fourchette. Elle n’avait pas faim, mais Denis ne voulait pas comprendre. Trois saladiers remplis de raisins, cerises, pommes, agrumes et banane reposaient en ligne, sur la table devant elle, et rien qu’à l’idée d’en manger un seul, elle était prise de nausée. Elle n’avait pas d’appétit, c’était pourtant simple, à quoi bon manger pour tout régurgiter par la suite ? Elle avait assez de cercle vicieux à son actif, pas la peine de s’en créer un nouveau. 

 

“Même si on se déteste, ça changera rien, on est coincé ensemble, riposta Kim.  

-Vous êtes amis.

-Non, on n’est pas ami.

-Dis pas ça…”

 

Kim avait de la peine pour Cash, tiraillée entre ses deux meilleurs amis qui se supportaient de moins en moins. 

 

“J’essayerais d’être plus gentille avec lui, concéda-t-elle de mauvaise grâce.

-C’est à chaque fois lui qui te provoque, je t’accuse pas, Kim, juste… essaye de le comprendre, s’il-te-plait, d’accord ? Ne le déteste pas complètement.

-D’accord.”

 

Cash aurait certainement continué son plaidoyer, et Kim se serait forcé à écouter, mais Denis revint dans la pièce.

 

“Monsieur votre père demande à vous voir, Mademoiselle, l’apprit-il. Dans son bureau.

-J’ignorais qu’il était encore dans cette maison.

-Il ne semble pas pressé de repartir, cette fois-ci.”

 

Kim avait aussi cette impression et ça ne lui disait rien qui vaille.

 

--

 

“Dis-moi, ma puce, comment te sens-tu ?”

 

La sincérité gravée sur le visage de Robert surprenait Kim. Il pourrait faire semblant de s’inquiéter pour elle, mais ça aurait été une première. Robert ne se tracassait pas à jouer la comédie avec elle, c’était bien la seule forme de respect qu’il lui offrait ces derniers temps. 

 

Alors que Kim n’avait pas beaucoup quitté sa chambre, Robert avait été absent de la maison durant toute la semaine qui s’était écoulée. Il avait certainement fait le deuil de son presque-gendre sur son yoatch, ou sur une plage d’elle-ne-sait-où. Alors, pourquoi venait-il s’inquiéter de son état maintenant ? Peut-être avait-il quelques remords maintenant que le fiancé qu’il lui avait choisie était mort, tout juste un mois avant leur mariage. 

 

“Je vais comme je dois aller.

-Kim, chérie… qu’est-ce que c’est que cette réponse ? se lamenta-t-il. 

-Pourquoi, c’est une mauvaise réponse ? 

-C’est une très mauvaise réponse.

-Et pourtant, c’est la vérité.

-Je ne t’ai jamais demandé mais… tu as fini par l’aimer, n’est-ce pas ?”

 

C’était un peu différent, elle avait commencé par l’aimer. 

 

“Ecoute, Papa, je n’ai pas envie de parler de ça.

-C’est important, tu sais, Papa s’inquiète.”

 

Ah, Papa savait se montrer touchant. 

 

“Et j’ai une bonne nouvelle pour toi !”

 

Il se saisit d’une enveloppe qui reposait juste devant lui, sur son bureau, et Kim fronça les sourcils. 

 

“Je l’ai reçue, ce matin, c’est ta convocation au service militaire. 

-Quoi ?

-Pour juillet, bien sûr. 

-C’est une blague ?” s’enquit-elle, le cœur au bord des lèvres. 

 

Elle avait envie de vomir, c’était un véritable cauchemar. Pourquoi… pourquoi un  tel acharnement ?Ca ne pouvait pas tomber plus mal. Elle ne pouvait pas partir pendant un an, pas maintenant. Si elle partait, elle n’aurait plus rien quand elle reviendrait. C’était bien simple, c’était inutile de revenir tout court. Gaëtan serait à la tête de l’entreprise en moins de quelques mois. 

 

“Kim…

-Une bonne nouvelle ? Pour qui ? Une bonne nouvelle, pour qui ?! éclata-t-elle en se levant.

-Rassieds-toi !”

 

Au lieu de ça, elle lui arracha l’enveloppe des mains pour en sortir la convocation et vérifier de ses propres yeux si tout ça était bien réel. Pourquoi n’avait-elle pas pu être convoquée l’année dernière, ou alors dans deux ans ? Elle jouait déjà contre la montre. 

 

Robert frappa son bureau de la paume de sa main, furieux. 

 

“KIMBERLY !”

 

Elle ne réagit pas. La tête lui tournait, et elle craignait de faire un malaise, elle devait se concentrer pour que sa vue reste nette et que sa respiration ne s’enraye pas. 

 

“Tu ne comprends pas que c’est une bonne chose ?! Tu vas pouvoir partir un peu, voir des choses nouvelles et oublier tout ça…

-Arrête, s’il-te-plait, arrête, ne fais pas semblant de ne pas savoir. C’est si injuste… Gaëtan…

-Gaëtan sera lui aussi convoqué, il n’y a rien d’injuste, personne n’y coupe.

-Si ! Au contraire !”

 

Elle se retourna vers lui et, en quelques pas, elle fut devant le bureau. Elle s’y appuya pour se pencher vers Robert, plaquant la convocation sur le bureau d’une main. Même s’il essayait de le cacher, elle voyait combien il était choqué par sa réaction. 

 

“Cash a été convoquée l’année dernière, et son père a fait ce qu’il fallait pour qu’elle n’ait pas à y aller. Ce sera la même chose pour Roff !

-Je me fous de ce que font les autres, c’est important, tu dois y...

-Epargne-moi ton putain de patriotisme, grinça-t-elle. Tu crois que je ne comprends pas ce qui se passe ? Le mariage, et maintenant le service militaire ? 

-Ne me parle pas comme ça, Kimberly ! Tu ne veux pas que je m’énerve !

-Tu n’as pas la moindre idée de ce que je veux. 

-D’accord, qu’est-ce que tu veux ?

-Tu as des contacts, retarde-le.

-Ton service ? Hors de question. Visiblement, t’en as encore plus besoin que je le pensais.”

 

Elle allait devenir folle, complètement folle. Sa colère lui battait aux tempes, lui serrait la gorge et lui brûlait les yeux. Elle avait envie de renverser le bureau et de balancer tout le mobilier par la fenêtre. Peut-être qu’elle irait mieux, après. Ces gens colériques semblaient trouver quelque consolation quand ils détruisaient tout leur environnement, quand ils réduisaient tout en pièces et en poussière, Kim avait bien envie d’essayer.

 

“Ca te fera du bien, fais confiance à Papa, d’accord, Kim ? Je sais… que tu ne vas pas très…

-Très bien,” accepta-t-elle en se reculant. 

 

Il ne voulait pas arrêter de la trahir, il ne voulait revenir sur cette décision. Il avait irrévocablement décidé de l’enterrer. D’un autre côté, après autant de trahisons, ils n’étaient sans doute plus du même côté, ils étaient devenus des ennemis officiels. Et ils étaient bons pour le rester. Elle se débrouillerait toute seule, du coup.

 

--

 

“CE FILS DE PUTE !!”

 

En écho au hurlement de sa mère, elle entendit des bruits de verre qui se brisaient et de meuble qui souffraient, et elle n’avait pas à tenir le téléphone contre son oreille. Kim s’énervait et explosait par procuration à travers sa mère. Elle ressentait une étrange satisfaction quand elle entendait les dégâts que Véronica provoquait, à l’autre bout du fil. Ça la calmait un peu.

 

“Il est derrière tout ça, c’est ton père tout craché !”  énonça Véronica.

 

La destruction massive avait cessé et elle ne criait plus aussi fort dans le téléphone, Kim était presque déçue que ce soit fini si vite. 

 

“Il fera tout pour se débarrasser de nous ! Et il croit qu’on va se laisser faire… ce sale enfoiré…”

 

Ah, c’était reparti ! Kim ne put s’empêcher de sourire en entendant la fête reprendre. Quelque part sur le globe, un hôtel de luxe allait devoir faire le deuil de l’une de ses plus belles chambres. Si elle en était encore capable, elle verserait bien une larme pour le décorateur.

 

“Mais contrairement à ce qu’il pense, il est loin d’être l’homme le plus puissant de la planète, railla Véronica. Je trouverai quelqu’un pour nous aider. “

 

--

 

Kim allait rejoindre Gaëtan à bord de la voiture quand un deuxième bruit de moteur l’interpella. Une Audi R8 à la carrosserie noire mate fit le tour de la fontaine de leur cour pour venir se garer juste à côté de leur Bentley. La main toujours sur la poignée, Kim jura dans un souffle. Pour que Roff fasse le détour par chez elle, à huit heures du matin, quand il séchait une fois sur deux les premiers cours, il fallait bien… une demi-douzaine de catastrophes. 

 

Il baissa la vitre de la portière côté passager et Kim se retourna vers lui. 

 

“Monte, lui dit-il. Je t’emmène, on parlera en chemin. 

-De quoi ? soupira-t-elle. Ca peut pas attendre ? 

-Commence pas ! Si je suis venu, c’est que ça peut pas attendre.”

 

C’était dingue, qu’en cette glorieuse ère du SMS, il faille encore entretenir certaines conversations de vive voix. Elle dit à Gaëtan, qui avait lui aussi baissé la vitre, de partir sans elle et elle monta dans l’Audi. Roff démarra bien avant qu’elle n’attache sa ceinture et elle regarda une dernière fois sa maison avant qu’il ne regagne la rue. 

 

En arrangeant sa sacoche sur ses genoux, elle essaya distraitement de se rappeler si elle était une fois montée dans cette voiture. Il ne lui semblait pas… mais bon, Roff changeait bien trop souvent de moyen de locomotion. 

 

“Il y a un problème ? demanda-t-elle au bout d’une minute de silence. 

-Je réfléchis à comment te le dire…

-Donc, il y a un problème. Dis-le moi juste. 

-On va mettre un peu de musique…”

 

Kim lui jeta un regard excédé alors qu’il réactivait le son de la radio qui passait les hits du moment. 

 

“Roff, s’impatienta-t-elle alors qu’il s’arrêtait à un stop. 

-La police commence à vraiment envisager l’hypothèse du meurtre, lâcha-t-il enfin. Le légiste pense que vue la blessure crânienne qu’a laissé la balle, ça peut être un meurtre déguisé en suicide. Ils pensent aussi que ça peut être une histoire d’intimidation scolaire. C’est un peu gros, mais ça leur paraît possible. Genre, une espèce de psychopathe qui pousserait les élèves au suicide les uns après les autres. Du coup, ils vont nous faire passer des tests psychologiques. 

-A la recherche d’un psychopathe à Saint-Paul ?

-C’est ça.

-Comment tu sais tout ça ? 

-Tu sais que j’ai mes sources partout.

-Paolo est sur l’affaire ?

-Non, il l’est pas mais il sait pratiquement tout ce qui se passe. Les flics sont pas doués pour garder des secrets. Mais c’est pas pour ça que je suis venu.”

 

Alors que depuis le début de la conversation, elle gardait ses yeux sur la route devant eux, elle les vira sur lui. Il lui jeta un coup d'œil en coin, très rapide, et il se massa un coup la nuque, son large tatouage sur son avant-bras bien mis en évidence par sa chemise blanche retroussée jusqu’au coude. C’était une lune, et un soleil et quelques nuages orageux, aux larges traits noirs et presque sanglants, c’était à la fois beau et tragique, un peu lugubre. Kim aimait son tatouage, il représentait bien un côté de sa personnalité qu’il cachait la plupart du temps ; pas toujours aussi sûr de lui qu’il s’entêtait à le faire paraître, mais avec un certain optimisme. Il l’avait fait en secret, quand il avait seize ans, sans en parler à qui que ce soit, même pas à Cash ou Martin. Comme elle avait été la seule dans sa classe à l’époque, elle avait été la première à qui il l’avait montrée.

 

A chaque fois qu’elle voyait ce tatouage, elle se demandait s’il se rendait compte qu’il affichait tout ce qu’il déguisait. Ou peut-être qu’elle interprétait trop. Il avait grandi et vieilli depuis ses seize ans, beaucoup d’eau pas si propre avait coulé sous les ponts. Sûrement, avait-il même oublié pourquoi il avait fait ce tatouage. 

 

“Je suis la principale suspecte, devina-t-elle.

-T’es pas la seule mais… ouais, t’es plutôt vers le haut de la liste. 

-C’est souvent le conjoint, raisonna-t-elle. C’est logique qu’ils me soupçonnent. 

-T’es beaucoup trop calme, sérieux. Y’a jamais rien qui te touche ou ça se passe comment ? 

-Tu veux que je pète un cable ? proposa-t-elle. C’est dangereux, tu conduis.”

 

Il claqua la langue, dans un mélange de consternation et de désapprobation, et changea de station de radio, manifestement insatisfait avec le morceau de pop-rock qui passait. Il se mit alors à pleuvoir et les essuis-glaces s'enclenchèrent automatiquement. 

 

“Ils vont t’interroger aujourd’hui, c’est prévu, il faut que t’appelles ton avocat.

-Mon avocat ? reprit-elle avec ahurissement. Tu veux dire, celui de mon père, ou celui de ma mère ? 

-Tu veux le mien ? 

-J’en veux pas... , lâcha-t-elle avec un soupir. C’est pas possible, putain…”

 

La tête contre le siège, elle ferma un instant les yeux. Quand est-ce que tout ça s’arrêterait ? C’était une question d’une redondance particulièrement exécrable. 

 

“Le mien est bien, assura-t-il. Allez, t’inquiète pas, ok ? Tu l’as pas tué, alors je vois pas pourquoi y’aurait un souci.

-Tu me trouvais trop calme, pourtant, lui rappela-t-elle. 

-J’te préfère calme, ouais, en fait. 

-Je suis calme mais j’en ai marre.”

 

Roff acquiesça, et il monta un peu la clim, un peu le volume de la radio. Il accéléra aussi, alors qu’ils étaient dans un carrefour. D’un côté, ça arrangerait pas mal Kim d’avoir un accident. La journée semblait plus supportable dans un hôpital. 

 

“Ca m’étonne que tu ne penses pas toi aussi que je l’ai tué, remarqua-t-elle alors.

-J’suis pas débile. Tu l’aurais pas tué la veille de votre fête de fiançailles.”

 

Plus qu’à espérer que la police se range à cet avis éclairé.

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