Chapitre V

Par Soah

Entre avoir l’idée de voler et voler quelque chose, il y avait un cruel écart de réalité. Certes, naguère, il arrivait à Joshua de dérober des choses à l’Humanorium, mais à présent qu’il y repensait, aucune des Mères n’avait été dupe. Elles l’avaient probablement laissé faire, trop occupées à surveiller les « vrais » problèmes qui se présentaient. Cela faisait deux semaines qu’il réfléchissait à s’introduire dans la chambre d’Ursula. Depuis, Joshua avait élaboré un certain nombre de plans, mais aucun ne semblait acceptable ou lorsque l’idée lui paraissait bonne, il se retrouvait souvent face à un détail d’importance : comment obtenir la clef de la chambre voisine ?

Naïvement, il avait essayé d’y insérer la sienne, pensant que peut-être, toutes les serrures étaient semblables et, qu’avec le temps ainsi que les nombreuses utilisations, les crans des dents se seraient élimés. Avec amertume il constata que non et c’est penaud qu’il dû appeler le majordome du manoir pour décoincer sa clef de la porte d’Ursula. Rubicond sous le regard inquisiteur du valet, il avait argumenté le fait d’être pris dans une rêverie et qu’il avait confondu sa porte avec celle de sa professeure. À son grand soulagement, cette fausseté avait suffi.

— Joshua ? exhorta soudain Ursula qui ouvrait sur une petite huile champêtre. Mon pinceau commence à sérieusement s’abîmer, il laisse des poils partout sur la toile. Pourrais-tu aller dans la réserve et voir s’il y a un numéro huit, tout neuf ? Avec la chaleur, j’ai peur que la peinture cicatrise si je cesse de la travailler.

L’apprenti, brusquement sorti de ses pensées, abandonna son propre tableau – un énième portrait du buste en marbre – pour s’approcher de sa mentore. La pointe autrefois effilée de son outil était maintenait détendue, les poils écartés comme ceux d’un vieux plumeau. Joshua grimaça. Il était, en effet, grand temps d’en changer.

— Vous avez besoin d’autre chose ?

— Non, juste ça. Et si, toi, tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas, déclara Ursula.

Elle fouilla dans sa poche et exhuma un imposant trousseau de clef qu’elle confia à Joshua. Depuis le début de son enseignement, l’adolescent avait été à maintes reprises là-bas, mais le plus souvent, il avait été accompagné, l’imagière tenant à s’assurer que son élève ne commettait aucune erreur.

— On pourrait croire que vous pourriez ouvrir toutes les portes de la demeure avec ça ! observa-t-il en riant.

— Juste l’atelier et ses différentes portes, la réserve, la salle de peinture privée de madame, souligna-t-elle en mélangeant des couleurs avec un couteau. Et crois-moi, c’est déjà bien assez ! Le chambellan serait vexé que j’aie plus de clefs que lui ! Et, je n’ai pas envie de faire de ce vieux renard mon ennemi.

Joshua resta silencieux pendant un instant, observant sans réellement regarder le lourd anneau de métal. S’il recensait bien tous les accès et tous les passages énumérés par sa mentore, le trousseau aurait dû compter cinq clefs, mais il en revêtait six.

— Celle de la réserve porte un point de peinture rouge dessus, précisa alors Ursula. Peux-tu te dépêcher ? J’aimerais terminer avant ce soir.

— Bien sûr.

L’adolescent fila et quitta l’atelier pour se rendre quelques entrées plus loin dans le long couloir. Toutefois, il n’ouvrit pas tout de suite la porte. Joshua considérait la sixième clef avec une ferveur presque religieuse. Elle devait être celle de la chambre d’Ursula, la solution aux mystères qui s’opposaient à lui.

Après avoir scruté le corridor, le garçon s’esbigna comme un voleur vers les appartements. Le souffle court, il introduisit la sixième clef dans la serrure. Le verrou se débloqua. Un hoquet agita Joshua qui se mit à trépigner. Soudain, des pas retentirent ; faibles échos perdus au loin, mais qui se rapprochaient. L’adolescent hésita à rentrer à l’intérieur. Puis, finalement, il choisit d’attendre et se contenta de laisser la porte ouverte avant de filer droit vers la réserve. Un oubli était si vite arrivé après tout ; en partant ce matin, Ursula aurait pu omettre de mettre un tour de clef. Elle ne pourrait jamais deviner qu’il venait de lui planter un couteau dans le dos.

Une fois dans le dépôt qui à bien des égards, avait des allures de caverne des merveilles, il se saisit d’un pinceau numéro huit, les doigts tremblants et le cœur palpitant. Pour justifier la longueur de son absence, il sélectionna un nouveau carnet de dessin, au hasard. Dès les premiers jours, Ursula lui avait appris l’importance du papier. En voyant le cahier, elle devinerait sans peine que l’attente était probablement due au choix drastique qui s’était déroulé et non pas à la préparation d’une visite nocturne dans ses quartiers.

Joshua passa la porte de l’atelier, un nœud dans la gorge. « Elle va remarquer que quelque chose cloche », se répétait-il en apportant le pinceau, « elle va tout comprendre et me haïr. Elle ne voudra plus jamais m’apprendre quoi que ce soit et je serais médiocre. Valente ne me pardonnera pas ».

— Tu es tout en nage ! s’exclama la peintre entre l’amusement et le dégoût. Heureusement que l’on ne stocke aucun pigment ou produit sensible là-bas, sinon ça serait un désastre. Bois un grand verre d’eau et retourne travailler. Ton buste est vraiment réussi, aujourd’hui, il ne faudrait pas gâcher une aussi belle avancée.

D’un hochement de la tête, Joshua acquiesça sans remarquer le rare compliment qui lui était fait et glissa dans l’ombre, près du robinet. Il but. Il but jusqu’à ce que la morsure glacée de l’eau, dans son estomac, lui donna des frissons comme pour noyer le mensonge qui dansait sur sa langue.

« Sale traitre ! » lui susurra une voix à l’oreille tandis qu’il retournait faire face à son chevalet. Il passa une main distraite sur les feuilles du carnet qu’il venait de ramener et constata avec horreur qu’il détestait ce grammage et la texture du papier.

 

*

 

Le soleil descendit sur l’atelier, enveloppant la verrière d’une ombre bienvenue. Ursula déclara donc la fin de la journée. Tout du moins, la fin de celle de Joshua. Parfois, il se demandait comment sa professeure était capable de passer une journée entière à lui enseigner l’art délicat de la peinture, de travailler sur une toile quotidienne avant de s’atteler à une réalisation nocturne. En dépit de son labeur, elle ne semblait pas fatiguée et ne se plaignait jamais, contrairement à lui qui geignait souvent, prouvant qu’il était – hélas – encore un enfant.

Elle prépara ses affaires, respectant son rituel précis, avant de saluer son élève puis de disparaître dans les entrailles du manoir. Une main froide descendit le long du torse de Joshua et l’enserra. La chaleur de l’atelier s’envola et il crut avoir sauté dans un bain glacé. Pendant un bref instant, il considéra abandonner son idée, même si cela voulait dire ne jamais savoir qui était cet enfant. Peut-être n’était-il personne, après tout ? Toutefois, lorsqu’il passa devant la chambre de sa mentore pour déposer ses affaires, il ne put s’y résoudre.

Après un dîner frugal en solitaire, les autres artistes de la demeure ayant à faire, Joshua regagna sa chambre. Installé sur son lit, fixant le plafond, il attendit que les bruits du manoir se dissipassent. Les murs devinrent silencieux après quelques heures. Depuis la fenêtre mi-close, les stridulations des insectes faisaient chanter la nuit.

Lorsqu’il passa le nez hors de son alcôve, les lampes à gaz avaient été réglées pour n’émettre qu’une lueur timide, de quoi distinguer les ombres et guère plus. Avec discrétion, il se faufila alors dans la chambre voisine. Il se dirigea vers l’huisserie pour ouvrir les rideaux. La lune, presque aussi vive que le soleil, s’invita dans la pièce.

Bien qu’il n’eut jamais poussé la porte d’Ursula, Joshua savait que toutes les chambres étaient similaires dans leurs dispositions, mais également dans leur mobilier. Madame De Morgande lui avait expliqué, lors de son arrivée, qu’ainsi toutes les personnes sous son toit étaient égales. Un pieux mensonge, bien sûr, mais qui, autrefois, lui avait donné des étoiles dans les yeux. Joshua chassa rapidement l’enfant qu’il fut jadis de ses pensées et se mit à chercher. En essayant d’être le plus discret possible, il fouilla à l’intérieur de la commode, passa en revue les tiroirs du bureau, glissa une main sous le matelas et l’oreiller. Toutefois, il ne trouva rien sinon quelques poussières et des babioles qui ne le concernaient pas.

— Si j’étais Ursula, où cacherais-je quelque chose ? murmura-t-il à voix basse en consultant la pièce du regard.

Il se souvint alors que dans sa propre chambrée, certaines dalles et pierres des murs n’étaient pas parfaitement scellées. Joshua examina le sol, jouant avec son poids sur les adobes, mais il ne dénicha que quelques insectes mécontents. Soudain, dans le couloir, il entendit les pas lourds de Casimir. L’heure tournait. Un nœud dans la gorge, il continua ses recherches, en vain. Joshua devait se rendre à l’évidence, Ursula ne gardait pas les carnets dans sa chambre ; peut-être même les avait-elle déjà détruits ?

Déçu, l’adolescent allait quitter la pièce lorsqu’il perçut très clairement sa mentore revenir : elle seule marchait de cette façon, en faisant claquer ses talons à toute heure du jour et de la nuit. Sans réfléchir, il bondit et se cacha sous le lit, au mépris de la poussière et des fines toiles d’araignées.

— Tiens, c’est ouvert ? murmura Ursula depuis l’autre côté de la porte. J’aurai juré que… –

— Tu as dû oublier de fermer, voilà tout, souffla une deuxième voix.

Joshua fronça les sourcils, il n’était pas certain de la reconnaître.

Dans un grincement sinon un soupir, la porte s’ouvrit et rapidement la peintre s’engouffra à l’intérieur, suivi de son hôte. Une odeur d’huile de lin et de térébenthine gagna toute la chambre. Joshua plaqua ses mains sur sa bouche, son nez, de peur que sa respiration ne le trahît.

— De quoi voulais-tu me parler de si urgent, Ursula ? chuchota l’invité.

Le timbre chaud ressemblait à celui du majordome du manoir, néanmoins, il parlait sans l’accent poli qui le caractérisait. Joshua se risqua à tourner la tête, mais n’aperçut que le bout rond des chaussures que tous les employés de maison portaient.

— Je voulais te parler de Joshua, Shirley, déclara Ursula en s’installant sur le lit.

Sous le poids de la peintre, le matelas s’enfonça. Joshua retint à un hoquet de surprise alors que son cœur battait à tout rompre contre ses côtes.

— Qu’est-ce qu’il lui arrive à ton petit protégé ?

— Sonja m’a fait part de son désir de le voir être officiellement présenté à Caharel pour les Éclipses.

— C’est une formidable nouvelle, non ? se moqua presque le majordome. Lorsque l’on sait ce qui est advenu des apprentis précédents… Le voir fleurir parmi vous n’est-il pas un soulagement ?

— Si. Tu sais combien sa réussite me rend fière, combien il est un bon élève, mais… n’est-il pas trop jeune ? souffla Ursula.

— Il sera à peine plus jeune que tu ne l’étais, souligna Shirley en s’adossant au bureau.

— Justement ! s’emporta la peinture en se relevant.

Un silence descendit dans la pièce. Ursula se mit à l’arpenter, nerveuse.

— Il a vu les carnets, il l’a vu, finit-elle par soupirer. C’est ma faute, j’aurai dû…

— C’est donc ça qui te tracasse ? Le fait qu’il ait vu un vieux portrait qui traîne dans un coin de page ? s’enquit le majordome non sans une pointe de moquerie.

— Tu sais très bien que ce n’est pas n’importe quel portrait. Et s’il apprenait la vérité ? Qu’est-ce qui se passerait à ton avis ? Il ne connait qu’eux, il leur dira et… et…, bégaya Ursula avant de se reprendre. On me prendra Joshua, on l’exilera au mieux !

— Tu ne faisais pas grand cas des autres, nota Shirley avec une pointe de dédain. Il doit être sacrément doué pour que tu t’y accroches comme une tique, à ce gosse.

— Il est talentueux, oui. Il me dépassera, c’est certain, mais ce n’est pas juste pour ça. Joshua est mon protégé. Il ne vient pas de mon corps ni de ma chair, mais j’ai promis à Maria de veiller sur lui. Je ne peux pas rompre cette promesse. Pas celle-ci.

— Il lui faut lui parler du Cercle, si tu as si peur pour lui, argumenta en retour le majordome.

— Non, je refuse. Il est trop jeune.

— Dans ce cas, on dirait que tu n’as aucune solution. Enfin, pour le moment, conclut Shirley.

Il déposa sa main gantée de blanc sur l’épaule d’Ursula avant de quitter la chambre. Une fois seule, la peintre poussa un profond soupir qui se tordit pour devenir un gémissement étouffé par l’édredon qu’elle portait à son visage. Elle roula sur le lit, faisant danser les ressors du matelas et se mit à pleurer. En plus de dix ans à être son ombre dans l’atelier, jamais Joshua ne l’avait entendu ne serait-ce que sangloté. Le cœur brisé, il se résolut à attendre qu’elle s’endormît, épuisée par ses larmes, pour retourner dans sa chambre, bien plus perdue qu’avant.

 

*

 

Le lendemain, Ursula ne vint pas à l’atelier. Un valet se présenta vers neuf heures et informa Joshua qu’elle était souffrante. De fait, il avait quartier libre. Si, au début, il tourna comme un fauve en cage sous la verrière, son regard se posa bien vite sur son chevalet de voyage. L’adolescent décida alors de s’aventurer hors des quatre murs du manoir. Il ne l’avait pas fait depuis l’incident avec la servante ; une fine couche de poussière grisait le bois du lutrin.

Un filet d’air doux glissa contre sa joue alors qu’il quittait l’atelier, chargé de son matériel. L’été s’achevait enfin. Tandis qu’il avançait vers les sous-bois, ses pensées filaient toujours vers sa mentore, vers cette conversation qu’il avait espionnée. Qui était cet enfant, qui était Maria, quelles étaient les promesses de jadis ? Devait-il l’oublier ou au contraire, continuer de chercher des réponses ? Aucun de ces choix ne lui semblait acceptable. Le premier l’obligerait à mentir lorsque le deuxième, s’il se fiait à ce qu’il avait entendu, le mettait en danger et surtout, ferait de la peine à Ursula.

En pensant à elle, il s’installa à l’orée d’une clairière qui abondait de fleurs sauvages. Loin d’être vif et agressif, le ciel prenait des allures légères de boules de coton. Après quelques croquis, Joshua se mit à peindre. Dans ses oreilles, le claquement des mâchoires des molosses revint. Les gémissements de la pauvre souricette aussi. Pourtant, sa main ne tremblait pas.

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