Chapitre IV

Par Soah

Le printemps timide et frais devint un été étouffant. Dardant, le regard du soleil rendait l’air de l’atelier irrespirable. Sous la verrière, toutes les couleurs séchaient trop vite et les quelques plantes qui pouvaient être récoltées en cette saison mourraient prématurément, sans parvenir à se déshydrater dans les règles de l’art. Pourtant habitué à l’odeur forte de la térébenthine, Joshua était écœuré. Avec la chaleur, les effluves du produit devenaient méphitiques. Ursula semblait dérangée également, mais elle ne faisait aucun commentaire, se contentant de peindre comme elle le faisait toujours.

Depuis la visite de Valente lors du bal masqué, la vision de Joshua à propos de sa mentore avait changé. Il ne la voyait plus comme une professeure qui devait lui transmettre savoir et connaissances. Elle était une personne, tout comme lui. Et s’il rêvait de plus de proximité avec le fils de la maison, peut-être nourrissait-elle pareilles aspirations avec madame ? Toutefois, même si cette pensée lui traversait l’esprit de temps en temps, il refusait de croire qu’Ursula l’avait volontairement écarté de la soirée puisque le lendemain, elle avait elle-même évoqué avec beaucoup de fierté tous les commentaires positifs qu’elle avait reçus au sujet de son protégé.

Après un soupir exaspéré, Joshua abandonna sa toile et ses pinceaux pour s’asseoir contre les tomettes. D’ordinaire fraîches, elles étaient tièdes et l’adolescent jura que l’on aurait pu faire cuire du pain dessus.

— Difficile de tenir hein ? lança Ursula toujours concentrée sur son tableau. Je n’aurai jamais cru dire cela, mais j’ai hâte que l’été s’achève.

Si Joshua adorait l’automne et l’hiver, sa professeure, elle, favorisait le printemps et la belle saison. Elle affectionnait les fleurs sauvages comme les coquelicots qui poussaient par milliers dans les prés alentour. Il n’était encore qu’un enfant quand Joshua avait voulu lui faire plaisir en rapportant une brassée de ces bourgeons écarlates, mais sa peine ainsi que sa déception avaient été grandes lorsqu’il comprit que les coquelicots ne pouvaient vivre une fois cueillis. Ursula l’avait consolé et lui avait alors montré comment faire ses premiers pigments rouges. Murmure insidieux, il se rappela soudain des paroles de Valente De Morgande. La gorge nouée, il chassa ces pensées.

— En deux mois, pas une journée de pluie ! se lamenta Joshua pour cacher son mal aise. Même l’étang commence à souffrir de cette touffeur, bientôt les poissons nageront sur le dos. Comment faites-vous pour rester concentrée par de telles températures ? Je n’ai qu’une envie, me terrer dans un trou de souris.

— Ce n’est pas le premier été particulièrement chaud que je vis et cela ne sera sans doute pas le dernier, commenta la peintre, laconique. Mais je dois reconnaître que cette année est spécialement désagréable. Mon arrière -arrière-grand maître voulait une verrière, pour avoir plus de lumière naturelle et moins de bougies, mais il n’avait de toute évidence pas songé aux changements du monde, à cette époque-là !

— À quoi ressemblait l’atelier, avant ? demanda Joshua, plein de curiosité.

— Je n’ai toujours connu que cette configuration, mais… Attends, je vais voir si je n’ai pas encore les carnets de notre aïeul. De mémoire, il avait fait plusieurs plans et croquis pour que madame accepte son projet.

Ursula glissa son pinceau dans un verre d’eau puis se dirigea vers le casier qui faisait office d’archives. Puisque rien n’était la propriété des artistes de la maison, tout était gardé, trié et rangé. Cependant, pour des raisons d’études, les documents ne migraient jamais dans la bibliothèque principale, au grand désarroi de Casimir.

De carnet en carnet, la peintre remonta dans le temps jusqu’à trouver ceux qui l’intéressaient. D’un geste, elle invita Joshua à la rejoindre. À l’abri du soleil, cette partie de la pièce était d’une fraîcheur agréable et un courant d’air arracha un frisson au jeune homme. Il s’installa près de sa mentore et ensemble, ils survolèrent les feuillets.

— C’est… Bizarre, formula Joshua après avoir fouillé dans deux ou trois calepins. Tout est pareil, mais différent en même temps.

— Eh bien c’est ce qui fait la beauté de notre art, non ? glissa Ursula avec un rire. Nous dessinons les mêmes choses, mais pas avec les mêmes yeux. C’est normal que tout te paraisse commun, banal et ordinaire.

— Je suppose, oui.

Joshua continua de tourner les pages et soudain, il s’arrêta sur plusieurs croquis d’un petit garçon qui lui semblaient étrangement familiers sans pour autant qu’il ne le connaisse. Il chercha qui cela pouvait-il bien être, mais ces dessins remontaient à quatre générations d’artistes, soit environ deux cents ans et si, parfois il pouvait jurer que Casimir était aussi vieux que les murs du manoir, il ne pouvait s’agir de l’auteur. Ni même d’une personne de sa connaissance.

— Ursula ? demanda-t-il pour attirer l’attention de sa professeure qui cherchait encore les croquis de l’ancien atelier. Qui est-ce ? Son visage me dit quelque chose.

La peintre se pencha sur le carnet ouvert et fronça les sourcils. Pendant un bref instant, elle resta silencieuse, songeuse puis elle répondit d’une voix blanche :

— Je ne sais pas.

— Tu es sûre ? Cet enfant… Il me rappelle quelque chose, vraiment.

— Je te dis que je ne sais pas, Joshua, trancha Ursula.

— Mais…

— N’insiste pas.

Joshua croisa le regard froid, sévère que lui lançait sa mentore. D’un geste brusque, elle lui retira le carnet des mains et le rangea tout comme ceux qu’elles consultaient.

— Retourne à ton étude, cingla-t-elle en refermant brutalement le tiroir.

Ursula se leva puis revint, d’un pas vif, devant son tableau, sous le soleil écrasant. Joshua fit de même, mais face au buste de marbre, questions et interrogations se liaient bien mieux que les huiles qu’ils préparaient.

Le soir venu, Ursula ferma la porte à clef alors que d’ordinaire, elle laissait toujours le lieu ouvert, prétextant que l’on ne savait jamais quand l’inspiration allait frapper.

Joshua ne trouva pas le sommeil et lorsque l’aube arriva, il se précipita vers l’atelier. Alors qu’il pensait trouver porte close, sa mentore n’ayant pas encore quitté le lit, il joua tout de même avec la clenche. La porte s’ouvrit. Le cœur battant, il fila droit vers les archives pour retrouver les esquisses de l’enfant, mais il constata bien vite que nombre de carnets avaient disparu.

Sans un mot, Joshua retourna à sa chambre et attendit qu’Ursula se réveillât, honteux d’avoir désobéi.

*

Bien que la chaleur régnait en maîtresse absolue partout dans le premier étage de la demeure, Joshua trouva Casimir devant l’âtre du petit salon. En tout temps, l’auteur insistait pour qu’on allumât un feu, prétextant avoir froid, mais aussi que dans les étincelles gisait son inspiration. À bien des égards, le jeune peintre aurait voulu pouvoir commander l’arrivée de l’automne à loisir pour pouvoir se repaître de ses nuances, de ses odeurs et pouvoir puiser chaque jour une part de ce soleil couleur d’or austère pour l’infuser dans ses toiles.

Annette et Odette étaient également là, devant l’une des grandes fenêtres, profitant de l’air sec de la pièce pour accorder leurs instruments tout en bavardant des morceaux qu’elles étaient en train de composer.

— Bonjour petit Joshua, salua l’écrivain. Tu viens jouir d’une fulgurance, toi aussi ?

— J’ai du mal à me concentrer depuis quelques jours, Ursula me laisse donc un peu de temps pour me reprendre, expliqua-t-il sans donner d’autres détails. Autant dire qu’elle m’a mis à la porte.

Joshua n’aimait pas mentir, surtout pas aux autres artistes de la maison et encore moins à Ursula, mais depuis qu’il avait trouvé ce cahier, il ne cessait de penser à cet enfant. Qui était-il ? Pourquoi sa mentore avait-elle était aussi mystérieuse à son sujet ? Elle lui servait un mensonge tiède en disant ne pas savoir qui il était. Et plus important, où étaient les dessins ? Joshua ne pouvait pas affirmer qu’Ursula avait soustrait les carnets des archives, mais il était peu probable qu’une autre personne ait œuvré dans ce sens. On le maintenait dans le silence le plus total. Dans une ignorance crasse. Il trouvait cela injuste, d’autant plus que dans quelques mois, il aurait dix-huit ans. Il serait alors un adulte capable d’appréhender le monde et non plus un gamin que le mouche.

— Ah, je comprends. Difficile de réfléchir lorsque l’on cuit à la cocotte, s’amusa Casimir sans pour autant quitter le feu du regard. Les muses sont parfois capricieuses, il faudra t’y faire, mon garçon.

— Ce n’est pas ça, répondit vaguement Joshua. J’ai l’impression… J’ai le sentiment qu’Ursula me cache des choses et je n’aime pas ça. Je ne suis plus un bébé et j’aimerais qu’elle me considère comme un adulte à qui elle peut parler ouvertement.

— En voilà une demande pour le moins singulière, nota Casimir avec une pointe d’ironie que Joshua ne décela pas. Si je puis me permettre, de quel sujet veux-tu qu’elle te parle si… ouvertement ? Peut-être pourrai-je t’apporter assistance, enfin, si tu veux bien qu’un vieil homme se penche sur ton cas.

Joshua considéra la proposition qui lui était faite. Dans les reflets orangés du brasier, le visage ridé de Casimir apparaissait sage, bienveillant et doux. Même si le peintre lui faisait confiance dans une certaine mesure, il savait l’écrivain proche de la maîtresse de maison et cette petite affaire s’aventurerait probablement jusqu’aux oreilles attentives de l’Immortelle. Tous les « pourquoi » que l’adolescent nourrissaient lui semblait trop précieux, intime pour que madame De Morgande puisse les entendre.

— J’ai fouillé dans les archives pour savoir à quoi ressemblait l’atelier avant la verrière et Ursula n’a pas eu l’air… ravie, déclara-t-il en se cachant derrière un demi-mensonge.

— Ah, peut-être est-elle tout simplement embarrassée de savoir que tu pourrais tomber sur son travail passé ? commenta Casimir avant de rire. Le jour où l’on me dotera de quelqu’un pour prendre la relève, je n’aurai qu’une envie : brûler mes premiers textes pour que personne ne puisse assister à ce massacre.

— Qu’est-ce qui vous rend aussi joyeux, tous les deux ? requit Annette depuis l’autre bout de la pièce. Auriez-vous un bon mot à nous transmettre ?

— Ah, on peut leur demander, tiens !

— Nous demander quoi donc ? questionna Odette en levant un sourcil. J’espère que ce n’est pas une blague de mauvais goût, j’ai déjà assez à faire avec celles de ma sœur !

— Non, non, rien de la sorte ! Venez donc, invita l’auteur qui reprit la parole une fois les musiciennes installées dans deux fauteuils : imaginons que demain, madame vous présente vos pupilles. De jeunes enfants à qui vous devrez transmettre toute la majesté de votre art… Ne voudriez-vous pas dissimuler toutes traces de vos débuts entre ces murs, comme les partitions de vos premières compositions ?

— Ma foi, je n’en suis pas sûre, déclara Annette en premier. Je crois qu’il est important pour les futures générations de ne pas voir que nos réussites et nos accomplissements.

— Oui et puis, cela serait nié notre travail, ajouta Odette à la grande surprise de sa sœur qui ne s’attendait pas à son soutien. Nous avons passé toute notre vie à faire de la musique, matin, midi, soir et ce pendant… (elle hésita à donner un nombre avant de se raviser, coquette) des années. Quelqu’un de jeune pourrait se sentir décourager rapidement en ne voyant pas tout ce que cela implique.

— Il est vrai que nous ne sommes pas des génies, s’amusa Casimir en réajustant ses demi-lunes. Nombreuses ont été nos erreurs. Et je crains que toute notre vie durant nous soyons sujets à ces humeurs qui font ou défont les choses.

— Et le talent ? questionna alors vivement Joshua. Vous n’y croyez pas ?

Les trois échangèrent un regard énigmatique et soudain, le jeune peintre se sentit exclu. Plus vive que toutes les autres douleurs qu’il avait vécues, celle-ci était lancinante, pénible. Il sentit le rouge lui monter aux joues alors, il n’ajouta rien de peur d’aggraver sa situation déjà ridicule.

— Je suppose qu’il y a des choses que tu comprendras avec le temps, tenta l’auteur après un silence. Je sais que ces mots t’ont été dits une centaine de fois, peut-être même des milliers et j’ai moi-même contribué à cette tour de Babel, mais : tu es jeune. Chaque tache en son temps et à chaque temps sa tache.

— C’est vrai petit Joshua, déclara Odette avec douceur avant de passer son bras autour des épaules maigrelettes de l’adolescent. En tout cas, je connais bien Ursula. Nous nous chamaillons tous un peu, mais nous sommes une famille. Et, si elle te cache quelque chose, ce n’est pas sans raison. Peut-être estime-t-elle que tu n’es pas prêt pour entendre certaines vérités, voilà tout.

Loin de rasséréner Joshua, ces paroles lui donnèrent d’autant plus envie de savoir. Ursula ne lui cachait rien. Jamais elle n’avait eu honte de lui montrer d’anciens dessins et régulièrement, elle l’obligeait à contempler les siens pour une leçon d’humilité bien méritée. Alors, pourquoi faire disparaître ces carnets ? Que cachaient-ils d’aussi essentiel qu’elle le dérobât, contre toutes les règles de l’atelier qui, à ses yeux, étaient bien plus importantes que les enseignements du Soleil Noir et de la Lune d’Argent ?

— Vous avez raison, souffla-t-il pour donner le change. Je vais attendre et quand elle estimera que je serais prêt, elle me dira sûrement de quoi il en retourne !

— Bien, voilà qui est mieux ! Souris donc, l’invita Annette en remettant en place le col de sa veste.

Il esquissa un maigre rictus qui ne convainquit que ceux qui désiraient y croire puis, autant les musiciennes que Casimir retournèrent à leurs préoccupations. Joshua regagna à l’atelier. Le silence l’accueillit avec froideur et perdura tout l’après-midi durant. En d’autres occasions, cela lui aurait causé du tort et il aurait tenté par tous les moyens de dérider sa mentore. Toutefois, ce calme était propice aux réflexions ainsi qu’aux divagations. De fait, lorsque le soleil se coucha et qu’il n’y eut plus la moindre goutte de lumière dans l’atelier, Joshua était bien décidé à s’introduire dans la chambre d’Ursula pour retrouver les carnets perdus. « Que le Soleil Noir s’éteigne sur Casimir, Odette et Annette ! J’ai besoin de réponses. Et si personne ne souhaite me les donner, je vais me les offrir », songea-t-il en nettoyant ses pinceaux.

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Saintloup
Posté le 24/11/2023
Bonjour Soah,

Je continue de lire tes chapitres avec plaisir, dès que je vois que tu en sors un. Je n'ai pas pris le temps de le souligner dans mes commentaires précédents, mais sache que je trouve le concept de ton histoire super original et surtout très bien trouvé : des vampires qui ont besoin de peintres pour faire leur portrait, c'est une excellente idée.

Dans cet épisode, je trouve qu'Ursula manque un peu de subtilité lorsqu'elle refuse de répondre à la question de Joshua. Par son attitude, elle lui montre très clairement qu'il y a anguille sous roche. À sa place, si j'avais quelque chose à cacher, je pense que j'essayerais de noyer le poisson, d'être plus désinvolte. Mais à part ça, ton écriture est toujours aussi agréable à suivre et donne envie de connaître la suite. Je me suis demandé si c'était Valente, le petit garçon du croquis. Ou alors, c'est un personnage qu'on ne connaît pas encore...?

Hâte de découvrir le prochain chapitre. ^^
Soah
Posté le 26/11/2023
Bonjour Saintloup !
Merci de tes retours qui me font plaisir et je suis ravie que le concept même de l'histoire soit plaisante - oserais-je le dire "original" ?

Enfaite, je dois avouer que j'hésite encore dans le registre : je ne sais pas si cette histoire sera considérer comme du YA (donc de la jeunesse) ou plutôt de la littérature adulte, donc, la réaction d'Ursula a été plutôt pensé pour le premier cas. Mais je trouve aussi que ça manque de... finesse, on va dire. Je vais essayer voir ce que je peux faire pour que ça soit mieux géré ! :)
Normalement, il me reste quelques chapitres d'écrits d'avance, je suis en train de faire une petite pause pour préparer mes manuscrits déjà terminés pour des envois de début d'année (je corrige les petites pétouilles etc!) du coup, j'espère que l'attente ne sera pas trop longue une fois mon avance rattrapée ! T-T

A bientôt et merci de ta fidélité pour cette histoire ! :)
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