Chapitre II

Par Nothe
Notes de l’auteur : Petit récapitulatif non-exhaustif des pronoms et terminaisons neutres que j’utiliserai le plus fréquemment. En général, à l’oral, si les formes masculines et féminines d’un mot se prononcent de la même manière, ce sera également le cas pour la forme neutre !

Il, elle = iel
Ils, elles = iels
Lui, elle = iel
Celui, celle = ciel
Le, la = lo
Un, une = ume
Mon/ton/son, ma/ta/sa = mo/to/so

Homme, femme = persona

Adjectifs : fatigué, fatiguée = fatiguæ (à prononcer é)
Participes passés : rentré, rentrée = rentræ (à prononcer é) / parti, partie = partì (à prononcer i) / vaincu, vaincue = vaincù (à prononcer u)

***

– Ah, te voilà.

Isaac garda les yeux rivés aux étoiles qui dansaient dans le ciel. Bien que les bateaux ne cessent jamais vraiment d’aller et venir sur l’Euphrosyne, Iphias devenait plus calme la nuit, et les occasionnels passants avaient des problèmes plus pressants que de se soucier d’un homme au visage maussade allongé sur la place de l’hôpital.

Philomela, cependant, n’était pas une simple passante.

Il l’entendit s’approcher – elle ne boitait quasiment plus, maintenant – puis pousser un grand soupir avant de s’assoir à côté de lui. Le vent nocturne balaya leurs visages, portant sur les bosses de son dos l’odeur du sable froid.

Les étoiles cardinales étaient plutôt belles, ce soir, songea Isaac, surtout Nileb, qui lançait à Iphias des clins d’œil anisés.

– Tu devrais rentrer avant qu’ils ne ferment le portail de l’hôpital. Je te vois mal escalader le mur dans ton état.

– L’air frais est reconnu par de nombreuses cultures pour ses propriétés médicinales. Je suis convalescent, j’ai le droit d’être dehors.

– Alors va t’assoir où il y a de l’air, plutôt que de rester allongé là, dans le caniveau.

– Je ne suis pas allongé dans un caniveau, protesta-t-il, peut-être un peu trop fort. Je cogite.

– Tu pourrais cogiter en privé. Tu fais peur aux gens.

– À ma connaissance, il n’y a pas de lois qui interdisent aux citoyens de se reposer en pleine rue si leur santé en dépend.

– Allez, arrête de faire ta pleureuse. La lettre t’a vraiment mis de si mauvaise humeur ? Tu ne t’attendais quand même pas à ce qu’ils te révèlent quoi que ce soit, si ?

Isaac roula sur le côté et s’appuya sur son coude droit pour pouvoir offrir à Philomela le regard incrédule qu’elle méritait. Sa barbe n’était encore qu’une ombre sur sa mâchoire, mais ses jolis cheveux lavande, qui lui avaient toujours valu tant d’attention à Pyriade (ainsi que le titre de Plus Beau Bébé de l’année 1630), avaient déjà commencé à repousser. La jeune femme s’appliquait présentement à en épingler les mèches les plus folles.

– Ils ont enquêté pendant neuf jours ! « Causes de l’accident : l’Euphrosyne », mon œil ! Si quelque chose ne les avait pas interpellés, ils ne seraient pas restés si longtemps. Ils avaient promis que nous serions tenus informés des détails !

Ils avaient promis que nous serions tenus informés des détails, répéta Philomela d’une voix haut perchée qui ne ressemblait en rien à celle d’Isaac. Tu le sais, depuis le temps, que l’Amirauté aime garder ses petits secrets.

Elle tira une autre épingle de sa boutonnière :

– Et puis, continua-t-elle, ils n’ont peut-être pas trouvé grand-chose. La guerre met les gens à cran. Le fait que ce soit arrivé si près de Pyriade a dû angoisser la Flotte. Ils ont cru à une attaque, se sont aperçus qu’il s’agissait d’un nouvel arrivant comme un autre, et ont eu trop honte pour avouer qu’ils s’étaient emportés.

– Tu défends l’Amirauté, maintenant ? grommela Isaac.

– Ne fais pas ta tête de lanche, on s’en est bien tirés. Ta dette auprès de l’Académie sera remboursée, les funérailles de l’équipage seront payées et tu pourras peut-être même toucher une indemnisation pour la cargaison. Tu pourras racheter tes instruments !

– Tu sais très bien que je me fiche des instruments. Seize personnes sont mortes, je ne ramène aucune preuve de mon voyage, et notre bateau a disparu. Pour ce que l’Académie en sait, j’aurais pu perdre leur argent en dés et en chansons. Cette expédition est un échec retentissant.

Philomela fit une moue compliquée :

– Personne n’est obligé de le savoir. Tu te souviens forcément de quelques anecdotes. Si tu prenais le temps, une fois rentré, de rédiger une poignée d’articles…

Isaac ouvrit de grands yeux et se redressa immédiatement :

– Et prendre le risque de répandre des mensonges ? As-tu perdu l’esprit ? Imagine un instant qu’un confrère s’en aperçoive ! Oui, je sais que tu n’adhères pas aux idéaux scientifiques de vérité et d’honnêteté…

Philomela eut la décence de paraître relativement gênée :

– Je ne voulais pas…

– … mais je pensais, qu’au moins, l’almanach te tenait à cœur. Ni toi ni moi ne vaudrions mieux que le comité de cartographie si nous faisions passer nos intérêts personnels avant –

– Oui, c’est bon, j’ai compris ! J’ai compris. Écoute, il y en aura d’autres, des expéditions. Pas la peine d’en faire tout un monde, si ?

Les tentatives de Philomela pour l’apaiser commençaient à lui taper sur les nerfs. Irrité, il rétorqua :

– Je t’en prie, arrête de faire semblant que ça t’émeut. Tout te sourit. Tu as accompli tes – tes petites intrigues politiques sur le chemin, tes pions sont en place, ta toile est tissée, patin-couffin. Qu’as-tu perdu, toi, sinon quelques mois dans des siècles d’existence ?

– J’essaie, siffla Philomela, de te remonter le moral.

– Abstiens-toi. Tu n’as clairement aucune idée de comment t’y prendre.

Le vent hulula entre les façades d’Iphias ; la fontaine sur la place continua à cracher son eau ; ni elle ni lui ne reprirent la parole. Philomela regardait Isaac droit dans les yeux, les cheveux à moitié épinglés, les joues ternies de fatigue, et la colère du jeune homme ne put se nourrir très longtemps de son silence.    

–  Mes excuses, murmura-t-il. Je n’ai pas les idées claires.

Philomela battit des paupières, puis, d’un geste lent, reprit sa coiffure.

– Mina est venù me dire au-revoir, aujourd’hui, lui annonça-t-elle.

Sa voix était claire. Elle avait refermé la main sur la laisse de ses émotions et ne les laisserait pas s’enfuir de sitôt. Isaac ne l’en empêcha pas.

– Iel m’a dit qu’iel t’avait déjà annoncé son départ, continua-t-elle. Tu as eu raison de lui écrire une lettre de recommandation.

– C’est ume artillæl exemplaire. Iel mérite d’être félicitæ pour ses exploits dans la jungle.

– Est-ce qu’iel t’a dit où iel partait, maintenant ?

– Iel retourne à Callophrys, si mes souvenirs sont bons. Pour être honnête, j’ignore s’iel reprendra la mer de sitôt.

Une pensée creva la surface de l’esprit d’Isaac :

– Lui as-tu rendu son… arme ?

– Son arme ?

– Le harpon blanc. Celui qui a été retrouvé dans mon bras.

Comme un acteur entre sur scène à l’annonce de son nom, à ses mots, son bras gauche se mit à le lancer.

On lui avait assuré que tout aurait dû fonctionner à merveille. Le harpon lui avait transpercé l’avant-bras de part en part et s’était logé dans la planche sur laquelle on l’avait repêché. Ses os avaient été brisés, plusieurs muscles et de grosses artères avaient été touchés, mais les greffes avaient toutes très bien pris. Son poignet n’était même pas tordu.

Pourtant, mis à part quelques palpitations désagréables, Isaac n’avait toujours retrouvé ni sensations, ni contrôle de son bras.

Il faisait contre mauvaise fortune bon cœur (il aurait été plus compliqué de gérer une jambe inanimée qu’un bras, sans parler du fait qu’il aurait tout aussi bien pu mourir noyé, dévoré ou carbonisé), mais il ne pouvait pas s’en empêcher : cette blessure l’inquiétait. L’écriture, dieux soient loués, ne serait pas un problème – mais qu’en serait-il de l’escalade, de la nage, de l’escrime, du bouturage ?

Ce n’était pas comme s’il ne s’était jamais blessé. Cela faisait partie de la profession. Oui, pour être botaniste, il fallait aimer les plantes, mais à son humble avis, il fallait surtout savoir faire preuve d’un certain don de soi. Ainsi, il était difficile de mener une exploration digne de ce nom sans souffrir au passage de quelques chevilles foulées, de morsures de prédateurs ou d’entailles variées. Combien de fois Isaac avait-il dû se traîner, les paumes en sang, l’épaule brûlée ou l’œil vitreux, jusqu’au campement duquel il s’était imprudemment éloigné ? (Et c’était sans parler des empoisonnements ! Son estomac d’acier ne s’était pas forgé tout seul.)

Mais peu importe leur gravité, il n’avait encore jamais subi de blessures qu’une sangsue bien dressée ne pouvait soigner. Cela devait aussi être le cas pour les médecins d’Iphias, qui avaient commencé à évoquer l’idée qu’Isaac jouait peut-être la comédie. Par politesse, il avait cessé d’insister ; mais il avait déjà en tête l’adresse de plusieurs hôpitaux pyriadiques qu’il ne tarderait pas à visiter une fois rentré. Ses nouveaux nerfs devaient être de mauvaise qualité.

Étrangère à ses angoisses, Philomela pouffa :

– Ah ! Bien sûr que ce n’était pas à iel. J’ai menti. Ça avait l’air d’avoir de la valeur, et je voulais le récupérer.

– Je m’en doutais. Mina est-iel au courant ?

– Oui. Je pensais pouvoir le revendre, puis partager l’argent entre iel et nous en cadeau d’adieu. Mais il n’y a pas de marque, de signature, ou quoi que ce soit qui permette de l’identifier… On dirait de la marchandise volée. Les acheteurs légaux ne veulent pas prendre le risque, et je ne connais pas assez bien Iphias pour le vendre au noir. J’ai demandé à Mina s’iel voulait le récupérer, mais iel a dit qu’iel préférait ne pas s’en encombrer.

– Le monogramme devait être sur la partie manquante du manche, répondit pensivement Isaac.

Elle acquiesça :

– C’est ce que je me dis aussi. Il y aura sûrement des gens à Pyriade qui voudront y jeter un œil. C’est un objet unique en son genre. Mais, je ne sais pas… Peut-être que je devrais m’en débarrasser. C’est vrai qu’il prend de la place.

– Non, garde-le. Qui sait ? Il vaut peut-être plus cher que ce que nous pensons.

Un nouveau silence, plus léger que le précédent. Isaac se sentait incroyablement las. Malgré leur aversion mutuelle, Philomela et lui se disputaient rarement : cela leur demandait une énergie qui ni elle ni lui n’avaient envie de gaspiller. Le naufrage devait leur avoir coûté plus qu’il ne le pensait.

Une volée de martinets noirs siffla au-dessus de leurs têtes, poursuivie par un gabian cornu. Philomela pencha le cou de droite à gauche pour s’assurer de la solidité de sa coiffure, puis, manifestement satisfaite, épousseta ses mains sur son chemisier.

– Je vais rentrer. Tu devrais venir.

– Je pense rester encore un peu. Dis à la médecin en chef de ne pas se faire de souci pour moi. Je dormirai dehors, s’il le faut.

– Tu sais que tu vas te faire agresser, pas vrai ? On va te voler tes chaussures.

– Et alors ? Ce ne sont même pas les miennes. Il est plus probable qu’un garde côtier me prenne pour un ivrogne et m’emmène dégriser sur la plage.

– Si tu te fais enlever, je ne paierai pas ta rançon.

Isaac ferma les yeux :

– N’insiste pas, je t’en prie. Fais ton deuil comme tu l’entends, laisse-moi faire le mien.

Il y eut un temps de flottement. Puis Philomela se redressa avec un petit grognement de douleur, ajusta ses pantalons et partit sans rien ajouter. Isaac la remercia silencieusement.

Il se recoucha. Il avait appris à aimer dormir dehors. Les pavés inégaux d’Iphias n’éprouvaient aucune pitié pour les raideurs de son dos, mais après dix ans d’expéditions, l’inconfort avait un petit goût familier. S’il fermait les yeux, il pouvait s’imaginer être n’importe où : sous une tente, dans un camp, ballotté dans la calle d’un petit navire indiscipliné. Il se réveillerait à l’aurore, ou sous une averse inopinée, et se mettrait immédiatement au travail…

Peut-être pensa-t-il à d’autres choses – à l’œil entr’ouvert de la lune, qui leur promettait des courants favorables s’ils parvenaient à rejoindre Pyriade dans les six jours à venir ; aux phrases d’accroche du discours qu’il tiendrait devant le conseil d’administration de l’Académie ; à son bras gauche, inanimé, dont la peau aurait aussi bien pu être celle d’un étranger – ou peut-être rêva-t-il de tout cela. Quoiqu’il en soit, à un moment (quand ? Il ne le savait pas), le sommeil le trouva.

***

Au milieu de la mer, il y avait une tour. Les vagues qui se brisaient contre ses remparts faisaient la taille de trois cités ; des armées entières auraient pu se cacher dans leur écume. Mais la tour était immense, solide et immuable, et de là où Isaac se trouvait, l’océan n’avait pas plus de force ou de fureur qu’une banale mare aux canards.

Au sommet de cette tour, il y avait un vent que les parfums de vieille pierre, de lierre et de sureau rendaient froid et épicé.

Derrière le vent, il y avait le ciel. C’était un ciel comme Isaac n’en avait jamais vu : un maelström de verts, de mauves et de bleus entre lesquels nageaient, comme de colossales baudroies, un milliard d’étoiles cyclopéennes qui ceinturaient l’horizon.

C’était la nuit.

Évidemment, Isaac rêvait. Il reconnaissait la manière éthérée dont les songes tronquaient son corps, renonçant (par paresse ou par hâte ?) à lui créer un buste pour rattacher son âme à une paire de jambes un peu pataudes. Toutefois, il n’était pas totalement impuissant. Il pouvait bouger, marcher et observer, ce qu’il fit sans hésiter : et lorsqu’il le fit, il se rendit compte qu’il n’était pas seul.

Derrière Isaac, au bord de la tour, il y avait une femme. Elle portait une longue robe de soie, fine comme des ailes de guêpe, et de longs voiles de soie suspendus à une coiffe diaphane. Leurs couleurs changeantes dégorgeaient sur la toile de la nuit. Au gré du vent, ils transformaient leur propriétaire en un entrelacs de formes aberrantes qui s’étiraient jusqu’aux confins du monde.

Parfois, les voiles s’ouvraient sur des bribes de visage. Isaac y vit luire huit grands yeux, jaunes comme une lune d’enfant, sur une peau bleu roi, au dessus de lèvres sainfoin.

Parfois les voiles s’ouvraient sur ses pieds. Du talon au métatarse, ceux-ci pendaient dans le vide : seuls ses orteils la retenaient encore au parapet. Les os de leurs phalanges avaient percé la peau. Leurs griffes, elles, étaient enfoncées dans la pierre et y avaient laissé, avec le temps, de profonds sillons et des traces de sang séché.

– Vous voilà. Je suis heureuse de vous rencontrer.

Ses mots avaient le chuintement soyeux du vieux velours, et bien que ses pieds ensanglantés ne tremblent sous l’effort de rester debout, son ton restait égal. Poli, intimidé, curieux, Isaac inclina la tête :

– Tout le plaisir est pour moi. Puis-je vous poser une question un peu idiote ?

– Bien sûr.

– Suis-je bien en train de rêver ?

– Oui et non. C’était la seule manière pour moi de vous joindre. D’abord, j’ai pensé à vous écrire une lettre, vous voyez, mais je suis quelque peu… indisposée, ces derniers temps.

Elle laissa échapper un petit éclat de rire, manifestement ravie de sa propre plaisanterie. Un morceau du parapet s’effrita sous son poids. 

– Qui êtes-vous ?

Mais à la seconde où il le lui demanda, Isaac s’aperçut qu’il connaissait déjà la réponse.

Son nom était Cribellée, bien qu’au sein de la toile, on se plaisait à l’appeler Cribellée la Fortunée. Elle était la huitième Fille Tisserande du huitième Roi Tisserand, lui-même fille de huit. Son surnom lui avait été offert à la naissance : lorsqu’elle avait éclos, les étoiles avaient filé par-dessus son cocon, et toute la toile s’était réjouie, car c’était bon présage.

Enfin, cela faisait des années (des siècles, des éternités) qu’elle était morte.

Derrière ses voiles, Cribellée sourit :

– Pas morte.

Isaac ne put s’empêcher de jeter un regard à ses pieds. Son sourire s’élargit :

– Pas encore.

L’inquiétude se mit à lui mordiller l’estomac. Il essaya de s’approcher de Cribellée, de lui offrir sa main pour l’aider à descendre, mais son bras était trop lourd.

– Puis-je vous aider ?

Elle secoua la tête. Ses voiles s’étendirent à la nuit toute entière.

– Pas ici. Pas maintenant. Mais, dans un futur proche… Je l’espère, oui. 

– Comment m’avez-vous trouvé ?

– Je devais vous prévenir. Je sais ce qui vous est arrivé. Je connais l’arme que vous avez trouvée. Quelque chose de terrible est en train de se produire.

Un frisson dévala le dos d’Isaac. Dans le ciel, l’immense banc d’étoiles avait, lentement mais sûrement, resserré ses rangs. Leurs yeux vitreux étaient maintenant braqués sur eux et, dans leurs gueules béantes, des galaxies de dents dardaient leurs premiers rayons. Ébloui, il battit des paupières et tenta de rester concentré sur Cribellée.  

– Que se passe-t-il ?

– Le monde est en train d’être défait.

– Pardon ?

– Le monde est en train d’être défait, répéta Cribellée. Il va être réduit en pièces. J’ai fait de mon mieux pour nous éviter ça aussi longtemps que possible, mais inutile de vous dire que j’ai rencontré quelques difficultés dernièrement.

Nouveau petit rire aux accents de nuage, mais cette fois-ci, la voix de la tisserande lui parut lointaine, assourdie par un bruissement insupportable qu’il ne parvint pas immédiatement à identifier.

Il leva à nouveau les yeux. Les étoiles amorçaient leur descente vers la tour : Isaac comprit que le son qu’il entendait était celui de leurs gigantesques écailles qui crissaient contre celles de leurs compagnes.

– Comment vous aider ? Que dois-je faire ?

– Trouvez-moi. Sortez-moi d’ici. Si je ne devais pas lutter pour survivre, j’aurais le pouvoir d’empêcher tout cela.

– Où êtes-vous ?

– Je l’ignore. Je –

Mais le son était devenu nauséeux de puissance, si intense qu’Isaac pouvait sentir vibrer le moindre de ses os, de l’hyoïde au sternum, de l’ilium à l’étrier, des chélicères au pédicelle (des os qu’il n’avait jamais su nommer, qu’il n’avait jamais possédé). Des larmes âcres lui brûlèrent les yeux et il s’arracha à la contemplation de Cribellée pour se retourner et se recroqueviller sur lui-même, essayant en vain d’étouffer ses tremblements.

Loin, à l’autre bout du monde, Cribellée hoqueta de surprise :

– Oh, je suis navrée. J’ai complètement oublié de vous avertir. Nous ne sommes pas seuls, ici.

Isaac releva péniblement la tête.

Une figure noire lui faisait face. Elle n’avait ni œil ni langue, mais portait, épinglé à sa nuque, un grand halo doré qui eut le temps de lui rappeler le soleil.

L’instant d’après, il recevait un couteau dans le cœur : il était mort.

***

Lorsqu’Isaac ouvrit les yeux, les pavés de la place lui rentraient dans les côtes et les franges de son écharpe s’étalaient dans son cou comme des milliers de cheveux mouillés. Il avait sué. Son bras gauche, sur sa poitrine, pesait si lourd qu’il en avait le souffle coupé. Une panique absurde lui tordit la trachée et il pensa, soudainement – « je ne peux pas me relever ».

D’un geste brusque, il se saisit de son propre poignet et le jeta aussi loin de son corps que possible. Son bras heurta la calade avec un bruit mat. Il ne ressentit aucune douleur.

Au-dessus de sa tête, les nuages donnaient un ton brunâtre au noir de la nuit. La lune avait parcouru la place et le regardait depuis l’est du ciel, tandis que près de la fontaine, deux hommes vomissaient de copieuses quantités de ce qui lui sembla être, à l’odeur, un audacieux mélange de liqueur de bergamote et d’eau de mer.

L’un d’entre eux le remarqua et lui lança un regard voilé :

– Oh, collègue, ça va ? Viens, si tu veux – la fontaine est grande, on te fait une place.

Isaac déglutit avec difficulté et secoua la tête. L’homme haussa les épaules :

– Hésite pas. On est tous amis, ici.

Puis, manifestement épuisé de tant de sympathie, il retourna bruyamment et allègrement à son occupation initiale.

Isaac passa des doigts tremblants sur son visage poisseux pour en décoller le sable qui s’y était agglutiné, puis se releva et fit de son mieux pour quitter la place sans donner l’air de s’enfuir en courant. Il garda les yeux ouverts aussi longtemps que possible : à chaque fois qu’il battait des paupières, le fantôme incandescent d’une kyrielle d’étoiles et d’un halo de lumière revenait l’éblouir.

***

– Je n’ai rien pu en tirer, annonça sombrement Philomela.

Isaac se dandina pour lui faire un peu de place sous l’auvent qui l’abritait du soleil. D’un geste expert, la jeune femme évita le piqué d’une mouette et le rejoignit. Elle avait l’air incroyablement déçue :

– Paraît-il qu’il aurait déjà trop donné pour le premier voyage et que nous aider davantage « compromettrait sa position en tant qu’honnête capitaine de port ».

Elle avait mimé les guillemets de quatre doigts exaspérés.

– C’était prévisible, lui répondit Isaac. Il n’a pas dû apprécier de devoir payer notre faucheur.

À quelques pieds d’ici, un gabian cornu arracha un demi-requin à un étal de poissons et se lança dans un vol effréné au-dessus des badauds, avant que la détonation d’un fusil ne l’envoie filer, dans une gerbe de sang et de plumes, de l’autre côté du quai.

– On partait à la rencontre de membres de l’Amirautés ! Tu penses bien qu’on n’aurait pas pu éviter l’amende s’ils nous avaient vus arriver sans escorte.

– Je sais. Je ne disais pas ça contre toi.

Philomela soupira et se gratta la mâchoire :

– La compagnie d’assurance ne veut rien entendre non plus. Les retours ne sont pas prioritaires, surtout dans le Premier Cercle, et personne ne t’attend à Pyriade. Si tu t’étais marié comme je te l’avais dit…

Isaac agita la main :

– Oui, je sais, je sais. Peut-être – peut-être adopterai-je un caracal.

– Isaac -

– Bon, c’est un problème pour plus tard. Là, maintenant, quelles sont nos options ?

– Je pourrais demander à ce qu’on te transfère des fonds, mais ça prendrait au minimum une dizaine de jours, et plus certainement deux octaves. Et je doute que l’hôpital accepte de nous loger si longtemps.

– Je pourrais me casser une jambe ? proposa-t-il par bonté d’âme.

– Ça nous ferait gagner trois jours, pas plus. Non, il nous faut un bateau, et vite.

Philomela fronçait si fort les sourcils que ses yeux avaient presque disparu. Son échec devait lui rester en travers de la gorge. S’ils passaient leur après-midi à balbutier d’idée en idée sans en concrétiser une seule, elle en deviendrait insupportable d’aigreur.

Isaac n’avait pas particulièrement envie de passer une mauvaise soirée (surtout après les événements de la nuit dernière, qu’il n’aurait pas qualifiés de plaisants). Il posa donc son menton dans sa main et prit le temps de réfléchir, suivant du regard le flux et le reflux du marché.

 – Pourquoi ne pas louer un diable ? finit-il par demander.

Il aurait pu fourrer une prune trop acide entre les dents de Philomela qu’il en aurait tiré la même grimace. Il s’empressa d’ajouter :

– Je sais que tu n’aimes pas traiter avec eux, mais cela nous éviterait beaucoup de problèmes. Nous – pardon, je ne voudrais pas t’impliquer – je n’ai qu’à promettre de payer dès que je pourrai accéder à mes comptes.

– Mais tu peux accéder à tes comptes, ça te prendrait juste du temps. Tu vois, ça, un diable l’aurait remarqué.

– Eh bien, trouvons une phrase dans laquelle un diable ne pourrait rien remarquer. On a déjà traversé pire, comme épreuve ! Et d’ailleurs, je t’ai déjà vue passer des pactes, et la plupart se sont très bien déroulés.  

– La plupart, oui ! C’est trop risqué, nous sommes trop vulnérables. Il y a six jours de voyage entre nous et Pyriade, et nous n’avons rien d’autre à leur offrir que les vêtements sur notre dos.

« En fait, ce sont les vêtements de l’hôpital », songea Isaac, mais, se sentant d’humeur charitable, il se passa de commentaire.

– Une seule erreur – une seule ! Et notre diable nous tomberait dessus.

– Me tomberait dessus, la corrigea-t-il.

Une autre détonation, suivie cette fois par les acclamations de la foule. Des dizaines de grondins morrude aux branchies palpitantes se mirent à pleuvoir sur le pavé, les yeux huileux de perplexité. Ce qui venait d’être abattu avait dû être très gros, ou peut-être très déterminé.

Philomela était restée silencieuse, ce qui était bon signe. Isaac insista :

– Allons nous promener du côté des panneaux d’affichage. Si nous trouvons quoi que ce soit de pertinent, nous en rediscuterons. Imagine un instant – nous pourrions, dès demain matin, nous réveiller en pleine mer, les cheveux au vent et Pyriade à l’horizon !

Philomela cherchait de quoi le contredire : cela se lisait dans tous les plis de son front. Pour une fois, cependant, Isaac savait qu’elle n’y parviendrait pas (ce qui, il se l’avoua bien volontiers, n’était pas pour lui déplaire).

C’était simple. Aucun marin respectable n’aurait accepté de les embarquer sans paiement. Un diable, par contre ? Un diable n’aurait rien à perdre. On pouvait ignorer un contrat, le brûler, le cacher ; mais le sang et la magie avaient des manières bien à eux de faire tenir une promesse.

Philomela grogna et, dépitée, repoussa un grondin qui avait frétillé un peu trop près de ses bottes.

– Allons jeter un œil, concéda-t-elle.

Triomphe ! La chance était de son côté. Ragaillardi par sa victoire, Isaac sourit à la jeune femme et, tenant fermement son chapeau sur sa tête, sortit de sous l’auvent pour se mêler au chaos du port.

***

De l’orbe enflammée qui avait hanté les eaux du front est, il ne restait plus qu’une fine pellicule de cendres et une vague odeur d’algues brûlées. Les écorcheurs avaient fait un travail remarquable. Malgré tout, l’activité peinait à reprendre de ce côté d’Iphias et les panneaux d’affichage du port étaient, sans grande surprise, tous un peu vides.

Ils eurent plus de chance au nord. Une foule compacte, mélange de marins assoiffés de labeur et de voyageurs désespérés, s’était amassée autour des offres du jour. L’atmosphère y était tendue. On arrachait aussi vite qu’on punaisait son morceau de parchemin, de papier ou de peau aux grands panneaux de pin. Être privés d’un de leurs ports avait causé plus de soucis aux Iphiens qu’Isaac ne l’aurait cru.

Sans un mot, lui et Philomela se séparèrent pour prendre la foule en tenailles. La concurrence était rude. Isaac tendit aussi loin que possible sa main droite et essaya tant bien que mal de s’emparer de tous les dépliants qui faisaient mention de diables sans se faire jeter à terre, ce qui n’était pas chose facile. Mais baisser les bras (même au singulier) n’était pas dans ses habitudes : lorsque la foule parvint enfin à le recracher, il tenait, crispée dans ses doigts, une bonne poignée de brochures.

– Combien ? demanda Philomela en le rejoignant, quelques pieds plus loin.

Sa coiffure avait souffert, et, à en juger par la tache brune sur son chemisier, on lui avait enfoncé une botte vaseuse dans la poitrine, mais elle n’avait pas l’air blessée. Isaac considéra son butin.

– Deux, trois… Sept. Et toi ?

– Onze, mais j’en vois déjà qui ne feront pas l’affaire, répondit-elle en fronçant les sourcils. Celui-ci part dans un mois… Celle-là accepte les cargaisons, mais pas de passagers – on pourrait négocier, mais elle demanderait sûrement beaucoup…

Isaac feuilleta rapidement ses annonces. À sa grande déception, la majorité d’entre elles avaient été écrites par des diables en quête de travail : gardes du corps, artilleurs, gabiers et matelots proposaient leurs services au plus offrant. Utile, certainement, mais pas ce qu’il recherchait.

Ceci dit, cela aurait pu être pire. L’une des annonces, la cinquième, semblait prometteuse :

“part pour erynnis roudi 15 au matin. cinq places, PAS SIX !!!!! demandez spectre, diable, 3 allée de la nèble”

L’écriture était presque inintelligible, griffonnée d’une encre si bon marché qu’elle lui colora immédiatement le bout des doigts. Il pinça les lèvres. Ce n’était pas l’affaire du millénaire, mais le bateau partait dans deux jours à peine.

– Tu as quelque chose ? demanda Philomela, qui avait dû lire son visage.

– Quelqu’un qui part pour Erynnis roudi. Pyriade est sur le trajet, peut-être acceptera-t-il de nous déposer ? Ce n’est pas un gros détour. Toi ?

– Rien de bien fou. Combien ça nous coûterait ?

– Ce n’est pas écrit. Mais il y a une adresse… Cela vaudrait la peine d’aller se renseigner.

Elle saisit le papier entre deux doigts et le relut avec tant d’attention qu’elle en loucha presque. Isaac attendit patiemment qu’elle daigne reprendre la parole. Enfin, elle lui rendit le message :

– Tu as raison. Son emploi du temps s’aligne sur le nôtre. Allons lui parler.

Elle lui prit des mains le reste de ses brochures, les mélangea aux siennes en un petit tas net, puis se retourna et les fourra entre les bras d’une large femme blonde qui passait à sa droite :

– Tenez, prenez ça. Revendez-les aux peureux qui ne veulent pas affronter la foule, vous pourriez vous faire quelques piastres.

Avant que la femme ne puisse lui répondre, Philomela s’éloigna d’un bon pas en direction des rues serpentines de la ville.

– Allez, ne reste pas planté là, le héla-t-elle. En avant !

***

L’allée de la Nèble était l’une des rues profondes d’Iphias, encastrée dans les couches du coquillage comme une trace de couteau dans une motte de beurre. Parfois, au lieu de construire à l’extérieur du buccin, les habitants avaient profité de fissures dans la coquille pour s’enfoncer dans ses profondeurs. On y accédait par des volées de marches interminables, qui menaient à des maisons creusées à même la nacre et de petits passages si étroits qu’on ne pouvait presque pas s’y doubler. C’était le cas de l’allée de la Nèble.

Du sable, des fientes, des éclats de coquille et de la liqueur de marjolaine avaient recouvert les pavés d’une boue nauséabonde. Les chiffres gravés sur les murs étaient à peine visibles, érodés par le vent, et Isaac passa devant le numéro 3 au moins deux fois avant de trouver la porte.

Les lattes du parquet grincèrent sous ses bottes. Le numéro 3 était un établissement sombre et miteux, avec juste assez de bouteilles sur les étagères pour qu’on comprenne qu’il devait s’agir d’une sorte de bar, peut-être même d’une auberge.

Un groupe de personnes encapuchonnées se recueillait autour d’une petite table dans le coin de la salle, leurs lourdes capes brunes trop courtes pour cacher les étranges protubérances qui poussaient dans leur dos. La serveuse au comptoir – une peau tachetée de hyène myxomycète, le visage fatigué – leur fit un vague geste de bienvenue. À aucun moment ne daigna-t-elle lever les yeux du livre qu’elle lisait. (Isaac en reconnut immédiatement la couverture : c’était un roman de port à trois sous sur des chevaliers de mer cannibales. « La romançe historique la plus torride, trèpidante et passionnnante que vous lirez cette année !! » promettait la jaquette, ce qui, selon Isaac, était tout à fait mensonger. Torride, certes, mais historique, sûrement pas !)

- ‘L’est à l’étage, grogna la serveuse lorsqu’il se renseigna à propos du diable.

Elle désigna d’un doigt mou un escalier qu’Isaac n’avait pas remarqué sur sa droite. Il s’inclina puis, se rendant compte qu’elle ne l’avait toujours pas regardé, répondit courtoisement :

- Merci de votre aide. Passez une excellente journée.

La jeune femme se contenta de souffler du nez. Isaac se retint de lui demander ce qu’elle pensait du livre.

Après une longue ascension sur des marches d’un rose sale et glissant – de toute évidence taillées directement dans la carapace du buccin – ils atteignirent enfin le dernier étage. Il était tout aussi étroit et crasseux que le premier, mais pas aussi obscur : quelqu’un avait ouvert une fenêtre et un coin de ciel bleu transparaissait entre les façades.

Perché sur le rebord de la fenêtre, un diable à quatre cornes tirait sur une pipe à l’odeur entêtante. À la table la plus proche, un cerf à trois têtes était assis, les jambes croisées et le dos droit. Son veston jaune et ses pantalons à carreaux se mariait élégamment avec le vert menthe de sa fourrure. La tête de gauche sirotait un thé dans une petite tasse ébréchée.

Isaac fit un rapide tour d’horizon. Il y avait peu de clients, et personne d’autre ne ressemblait de près ou de loin à un diable. Il se força à faire bonne figure et se dirigea vers la table d’un pas assuré, Philomela sur les talons.

– Excusez-moi, braves gens ? Je suis à la recherche de Spectre. Serais-je en sa présence ?

Le diable à la fenêtre leva le regard. Ses grands yeux sombres, bordés de noir coulant, contrastaient férocement avec sa peau de craie et ses longs cheveux blancs.

– Qui le demande ?

Il avait le visage plat, un nez à peine visible. Ses narines étaient fines comme des aiguilles ; elles rappelaient à Isaac la tête en flèche d’un serpent ou d’un requin.

– Je m’appelle Isaac Apollonia Katariina Mandraccio. Je suis botaniste, poète et explorateur à l’Académie des Sciences Naturelles de Pyriade. J’ai vu votre offre sur le tableau du port nord.

Du coin de l’œil, il vit Philomela sortir l’annonce de la poche de son chemisier et la poser sur la table :

– Quant à moi, je suis Philomela Havenbone. Nous cherchons à rejoindre Pyriade.

Le diable plissa les yeux, échangea un regard avec l’une des trois têtes du cerf, et se gratta la barbe :

– Je suis Spectre. J’ai bien peur de ne pas passer par Pyriade.

Il parlait avec un accent riche, qui roulait comme une rivière dans son lit. Lorsqu’Isaac fit mine de partir, il agita la main :

– Allez, asseyez-vous. On peut en discuter.

Isaac sourit et prit place près du cerf à trois têtes, qui décala sa chaise pour lui laisser un peu d’espace.

Le diable tira une nouvelle bouffée sur sa pipe avant de désigner la note sur la table :

– C’est écrit que je vais à Erynnis. Aller à Pyriade ne fait pas partie de mes projets. Combien vous voulez payez pour me faire changer d’avis ?

– Combien allez-vous demander ? répliqua Philomela, qui avait posé les coudes sur la table.

Il y eut un autre échange silencieux avec le cerf à trois têtes. Si deux d’entre elles – celle de gauche et celle du milieu – avaient l’air parfaitement alerte, celle de droite avait le regard un peu éteint. Elle semblait beaucoup moins vive que ses compagnes.

– Pour Erynnis, c’est deux cents piastres par personne, annonça le diable. Pour un détour par Pyriade, ajoutez-en cent cinquante.

Isaac dégrisa immédiatement. Trois cent cinquante piastres par personne n’était pas ce qu’on appelait un prix d’ami. Ses comptes n’étaient pas à sec, mais avec tout ce qu’il avait investi dans l’expédition, il ne croulait pas sous l’or non plus.

– Pyriade est plus proche de nous qu’Erynnis, fit-il remarquer d’un ton qu’il espéra inquisitif plus que misérable. Pourquoi cette hausse ?

– Parce que mouiller à Pyriade coûte une fortune, et que ça prend mille huit cent ans de se faire vérifier les papiers. J’ai pas ce genre de temps à perdre.

– Qu’avez-vous à faire de si urgent à Erynnis que vous ne puissiez perdre une nuit à nous escorter ?

– Touche à ton cul, petit con, ça te regarde absolument pas, rétorqua le diable (avec, Isaac devait le reconnaître, une certaine justesse).

Philomela toussota :

– Vous offrez cinq places sur votre navire. Même en engageant un faucheur, à partir de deux cent piastres par personne, le trajet est plus que profitable. Vous ne seriez pas à perte en passant par Pyriade.

– Rien ne me dit que je vais remplir mon bateau ! Les passagers pour Erynnis, ça court pas les rues.

– Vous nous auriez déjà nous, répondit la jeune femme avant de tourner la tête vers le cerf : et je suppose que vous…

La tête du milieu lui offrit un sourire plein de dents.

– Oh, n’essayez pas de le faire changer d’avis, c’est une vraie pince, avare jusqu’au bout des cornes. Il nous a fait payer trois fois – une fois par tête ! Vous y croyez, vous ? Mais vous connaissez les diables, tous des filous, même les plus débonnaires. Rien que l’autre jour –

Mais la tête de gauche interrompit le discours de sa voisine en lui envoyant une pichenette sur le nez, ce qui la fit glapir :

– Ne l’écoutez pas, annonça-t-elle. Nous sommes bien passagers, mais notre contribution n’est pas financière. Nous aidons à la vigie et au maintien du navire.

Isaac se redressa dans son siège, porté par un élan d’espoir :

– Maîtresse Havenbone et moi-même sommes bourrés de talents très variés ! Je suis certain que nous –

Le diable le coupa en secouant vivement la tête, répandant des torrents de fumée bleue sur leur petit groupe :

– Les Beaux sont toute l’aide qu’il me faut, merci bien.

– Nous faisons de notre mieux, répondit la tête du milieu, faussement modeste.

Le diable continua :

– Moi, c’est de l’argent que je cherche. Si vous n’êtes pas prêts à négocier…

– Nous sommes prêts à négocier, protesta Isaac, mais notre navire a récemment coulé et…

– Eh bien le mien se porte comme un charme, et il en sera ainsi tant que j’aurai les piastres pour le nourrir, asséna le diable. Si vous n’avez pas de quoi vous offrir mes services, alors allez gratter à la proue de quelqu’un d’autre.

Spectre avala une autre bouffée de fumée et s’appuya contre la fenêtre pour lancer à Isaac un regard de défi. L’effet fut cependant quelque peu amoindri par l’intérêt soudain du cerf à trois têtes, qui posa sa tasse de thé dans sa soucoupe et se pencha en avant, un éclat conspirateur dans deux de ses trois paires d’yeux.

– Vous êtes le capitaine de ce bateau qui a brûlé, dit la tête du milieu. Celui qui a bloqué le port est. N’est-ce pas ?

Isaac n’avait pas besoin de regarder Philomela pour savoir qu’elle venait de se raidir, méfiante.

– Hélas, oui, c’était notre navire, répondit-il prudemment. Nous revenions d’une expédition passée dans le Deuxième Cercle.

– Et maintenant vous êtes coincés à Iphias, si proches de la capitale, et vous n’avez plus assez d’argent sur vous pour le retour. C’est pour ça que vous avez contacté notre bon ami Spectre, n’est-ce pas ? Personne d’autre ne vous prendra.

Tornades et malédictions ! Cette tête était drôlement rusée : elle l’avait obligé à dévoiler une faiblesse. Il n’était jamais prudent d’avoir l’air trop malheureux devant un diable. Ce genre de sentiments faisait la levure de leur pain quotidien.

– C’est exact. Nous devons rejoindre Pyriade le plus rapidement possible. Les fonds nous manquent en ce moment, mais…

– Vous avez dit être professeur ? l’interrompit la tête de gauche. À l’Académie des Sciences ? C’est une belle position, ça. Votre naufrage risque-t-il de la compromettre ?

– Évidemment que ça va la compromettre. Des carambolages comme ça, on n’en voit pas tous les quatre matins, commenta Spectre d’un ton critique.

Pardon ? s’étouffa Isaac. C’était un accident ! Jamais mon diplôme ne me serait retiré pour un événement aussi trivial qu’un naufrage.

– Vous avez quand même bloqué tout un port…

– Et alors ? Professeur Pippa Alessandri a bien fait exploser le Palais des Cadres d’Eupithecia, et elle a siégé au conseil d’administration pendant près de vingt-six ans. Doctoræl Ali Eyd-Doria a continué à enseigner jusqu’à sa mort, il y a trois ans, et iel avait quand même empoisonné cent douze étudiants lors de sa conférence sur le mercure en 1685 ! L’Académie respecte le travail et le dévouement de ses représentants, peu importe les erreurs qu’ils aient pu commettre au cours de leur carrière. Moi, exilé, pour une telle mésaventure ? Pah ! Et pourquoi ne pas fermer le département de botanique tout entier, tant qu’on y est !

Sa déclaration passionnée ne reçut, pour toute réponse, qu’une volée de regards vides. Philomela, les mains croisées, avait le visage figé de quelqu’un qui aurait préféré se trouver n’importe où sauf à l’endroit où elle se tenait. Isaac se dégonfla.

– Ce que je voulais dire, c’est – cela me semble improbable. Et présomptueux, conclut-il, un peu piteux.

Le cerf de gauche se racla délicatement la gorge :

– C’est… très intéressant. Permettez que nous discutions un instant avec Spectre ? Nous avons beaucoup à nous dire.

– Ah bon ? fit le diable, manifestement très surpris d’être pris à part, mais il suivit ses compagnons et se retourna pour leur parler à voix basse.

Isaac risqua un coup d’œil à Philomela. Elle lui renvoya un regard atterré qu’il n’avait pas particulièrement l’impression de mériter.

– Est-ce que tu qualifierais la situation de louche ? lui chuchota-t-il.

– Oui. Très. Quoi qu’ils te demandent, réfléchis bien à ce que tu vas leur répondre.

– J’apprécie que tu me laisses gérer la situation.

– C’était l’idée. Ce sont tes embrouilles, pas les miennes.

De l’autre côté de la table, la discussion entre leurs voisins semblait animée, bien que feutrée. Le visage du diable, pourtant déjà crayeux, avait encore pâli. Isaac ne put s’empêcher de ressentir un élan de sympathie à son égard : il savait très bien ce qu’on éprouvait lorsqu’on se trouvait du mauvais côté de la conversation.

– S’ils prennent des passagers à Iphias, ils ne doivent pas être si dangereux, songea-t-il tout haut. Sinon, ils seraient en train d’errer dans le Troisième Cercle, à l’abri des regards indiscrets. Je pense que tout ira bien.

Philomela renifla, mais son expression s’adoucit :

– Prends ton temps pour le pacte, je te dirai si je vois des erreurs.

Les cerfs et le diable avaient fini de parler, eux aussi, et s’étaient retournés vers eux. Sur les traits du diable, Isaac lisait un mélange hétéroclite de résignation et de colère pétulante. Il lui fallut une ou deux secondes de plus pour comprendre que cette émotion si particulière était de la bouderie.

– Nous, commença-t-il, puis grinça des dents, soupira très fort, et reprit : j’ai bien réfléchi, et je vous trouve sympathique. On peut… oublier l’argent.

Mais avant qu’Isaac ne puisse le remercier, il brandit sa pipe dans sa direction :

– Ça veut pas dire que vous n’allez pas me payer, hein ! J’ai besoin d’une faveur.

– Bien sûr ! Je vous écoute.

Spectre ne répondit pas immédiatement. Les cerfs lui donnèrent un coup de coude, et il se secoua :

– Il faudrait que vous m’engagiez. Avec un vrai contrat. Comme – collègue, apprenti, ramasseur d’algues, je sais pas ce que vous faites à l’Académie… Quelque chose d’officiel, en tous cas. Quelque chose qui dit que je travaille pour vous, que je suis en mission pour vous.

– Quelque chose qui vous permette de fourrer votre nez dans des endroits où vous n’y seriez pas autorisé, devina Philomela. On vous fournit un alibi.

– Ouh là ! s’exclama le diable. Quoi ? Un alibi ? Ouh, c’est un grand mot. Non, non, j’ai juste besoin d’un petit laissez-passer. Même pas besoin que ce soit à vie ! Engagez-moi pendant un an, quelque chose comme ça, ça devrait suffire.

Isaac réfléchit à toute vitesse. Entre tous les empires, tyrannies, états et monarchies de l’Euphrosyne, l’Amirauté était réputée pour sa précision (et son intransigeance) en matière de formalités administratives. En tant qu’explorateur et professeur agrégé, Isaac n’avait jamais eu trop de soucis pour naviguer où bon lui semblait. Cependant, son influence n’était pas illimitée. Il n’était pas garde côte, faucheur ou nobliau. Que pouvait-il offrir ici qu’un diable ne puisse s’acheter ailleurs ?

– Je… Ce n’est pas impossible. Mais si c’est une immunité diplomatique que vous cherchez, je me dois de vous prévenir que mes papiers ne sont reconnus que par l’Amirauté. Je suis seulement académicien…

– C’est parfait, intervint le cerf de gauche. Cela nous convient tout à fait.

– Nous adorons les sciences, renchérit la tête du milieu. Les graines, les fleurs, tout ça ? Merveilleux.

La tête de droite ne répondit rien. Ses prunelles abyssales étaient posées quelque part entre le front d’Isaac et son vieux chapeau.

– Si maître Mandraccio vous engage, votre nom sera enregistré par l’Amirauté, prévint Philomela. Ils pourront vous traquer jusqu’à l’autre bout de la mer, s’ils le désirent.

Spectre marmonna entre ses dents (qu’il avait fort pointues) :

– Espérons qu’ils n’en éprouvent pas le besoin, alors.

– Et juste pour être sûr, cet arrangement, il serait…

– Purement fictif, assura le diable. Pas de salaires à verser, ce genre de conneries. J’ai juste besoin des papiers.

Comme la discussion avait traîné, sa pipe avait refroidi : d’une chiquenaude, il conjura une flamme blanche qui dansa du bout de ses doigts jusqu’aux braises avant qu’il ne l’éteigne d’un geste dédaigneux.

– Bien sûr, vous pouvez encore payer.

Parce que Philomela le lui avait demandé, Isaac fit semblant, pendant une quinzaine de secondes, de considérer les tenants et aboutissants de l’offre du diable. Mais en réalité, il s’était déjà fait un avis. Ne lui avait-il pas dit qu’ils avaient traversé pires épreuves par le passé ? C’était toujours vrai. Quoi que ce petit diable poissonneux et ses étranges compagnons turquoise puissent avoir en tête, cela ne pouvait pas être plus scandaleux, ou plus dangereux, que tout ce qu’ils avaient entrepris ensemble.

Conforté dans son choix, Isaac hocha donc la tête et sourit au diable :

– Votre offre est très généreuse. Je l’accepte volontiers.

– Ah, bah c’est pas trop tôt ! s’écria-t-il. Allez, venez, on se serre la main et on n’en parle plus.

Le cerf à trois têtes fit racler sa chaise sur le plancher pour laisser Spectre passer. Alors que ce dernier fouillait dans les poches de son grand manteau, Isaac remarqua que sa queue ne se terminait pas en flèche, comme la majorité des diables, mais en une large nageoire translucide.

– Ah-ah !

Spectre avait fait apparaître un petit couteau de ses poches et en testait la lame du bout des doigts :

– Alors, qu’est-ce qu’on fait, pour le châtiment ? Vingt-quatre heures d’atroces supplices ? Une octave ? On ne va pas se mettre à mourir pour un si petit pacte, et je n’aime pas trop les compulsions. 

– Quels genres de supplices ?

– Oh, du classique, je fais pas dans la torture avec n’importe qui. Une bonne vieille flagellation ? Un martinet, qu’on le sente passer.

– Que dites-vous de ceci ? commença Isaac, soudainement inspiré. Deux jours de souffrances si vous ne nous conduisez pas à bon port, cinq jours pour moi si je ne vous fournis pas vos papiers. Après tout, je suis plus susceptible de m’enfuir et de disparaître une fois arrivé à Pyriade, tandis que vous, vous naviguez dans cette direction de toute manière. Par souci d’honnêteté, je suis prêt à me soumettre à un châtiment plus sévère.

Une lueur de respect traversa le regard du diable. Isaac en fut satisfait : il avait espéré que cela lui donnerait l’air plus sérieux. Philomela, elle, avait tordu la bouche, mais ne s’interposa pas.

– Vous avez du cran. Ça me va. On commence ?

Isaac n’eut même pas le temps d’acquiescer que le diable avait déjà ouvert la main et esquissé une fine coupure rouge sur sa paume pâle. Le sang y afflua aussitôt en grosses larmes brunes.

– Moi, Spectre, commande ces mots et ces mots me commandent : je vous conduirai, vous et votre amie, au matin du quinze de ce mois, jusqu’à Pyriade, que vous atteindrez en vie et en un seul morceau. Si cette promesse venait à être brisée, deux jours d’atroces supplices me seront infligés, comme si l’on me fouettait sans relâche. 

Un silence stupéfait suivit sa déclaration. Derrière la table, Philomela battait des paupières comme si le diable venait de lui cracher au visage. Isaac espérait qu’il n’avait pas l’air aussi surpris qu’elle.

Les pactes qu’il avait signés dans le passé avaient pris des heures de prudentes délibérations et de minutieux changements. Personne n’aimait trouver, après avoir accompli sa part du marché, une faille, dans le libellé de sa promesse, qui rendait l’arrangement caduque. Et une fois le sang versé, un serment ne pouvait être modifié. Pourtant, le diable avait à peine eu l’air de réfléchir à ce qu’il disait. D’où tirait-il sa confiance ? Que manigançait-il ?

Du bout de son couteau, Spectre se lissa un sourcil :

– Vous avez pas de regrets, j’espère ? Si le sang sèche, je vais devoir me refaire une coupure…

La rapidité du diable l’avait complètement décontenancé. Isaac se surprit à bredouiller :

– N-Non, tout va bien. Je… Est-ce que ça vous ennuierait de faire… Vous voyez, mon bras…

– Hein ? Ah, oui, pas de souci…

Isaac tendit sa main gauche, et d’un geste habitué, Spectre lui entailla la peau (et Isaac n’aurait pas fait mieux : à peine assez profond pour tirer le sang, pas assez pour causer quelconque souffrance. L’entraînement d’une vie, sans doute).

Il referma les doigts pour ne pas goutter sur le parquet et entonna la formule classique :

– Moi, Isaac Apollonia Katariina Mandraccio, commande ces mots et ils me commandent : à mon retour à Pyriade, je vous engagerai comme commis aussi rapidement que possible, ce qui vous donnera l’autorisation de naviguer librement dans les eaux de l’Amirauté pendant une année entière. Si cette promesse venait à être brisée, cinq jours d’atroces supplices me seront infligés, comme si l’on me fouettait sans relâche. Me serrerez-vous la main ?

– Je vous serre la main, conclut le diable.

Leurs paumes humides se rencontrèrent. La douleur fut instantanée : celle du fer rouge qui brûle les chairs et fait crépiter le sang. Isaac trembla, mais garda ses doigts crispés autour de ceux du diable alors que des filets de fumée bistre commençaient à ramper entre leurs phalanges. L’un des cerfs, celui de gauche, posa une main élégante sur son museau :

– Vous auriez pu faire ça près de la fenêtre, commenta-t-il.

– Oh, vous faites quoi là-bas ? gargouilla un client au fond de la salle. Un peu de respect pour les lieux ! On boit, nous, ici !

Quelques secondes plus tard, la fumée s’était tarie et ils purent enfin se lâcher en murmurant des excuses aux habitués.

– Bon, et bah voilà un contrat rondement mené, déclara le diable, qui agitait négligemment la main pour en décoller le sang cuit. Quelque chose à ajouter ?

Isaac jeta un regard à sa propre paume. La coupure avait disparu, remplacée par une grande marque couleur vin, aux ondulations serrées, qui lui évoqua l’océan. Une seule ligne, plus claire que les autres, séparait le motif en deux parts inégales et en déchiquetait les bords.

Le jumeau de ce sceau, preuve indélébile de sa promesse, se trouvait en ce moment même dans la paume de Spectre. C’était sa signature. Aucun autre diable ne posséderait jamais la même. Il n’y avait maintenant que trois manières de la faire disparaître : honorer son serment, le trahir, ou mourir.

– Rien du tout, assura-t-il.

***

– Je n’y crois pas –

– Je sais, je sais, je suis vraiment désolé –

– Non, pour une fois, c’est pas toi – enfin, je veux dire, oui, c’est toi, tu as été horriblement négligent, mais – c’est ce diable, surtout, il était…

Philomela se gratta furieusement le crâne, donnant à ses cicatrices un aspect enflammé qui jurait avec le violet de ses cheveux. Isaac attendait qu’elle lui explose au visage depuis qu’ils avaient pris congé du diable et était plutôt surpris de sa patience : ils avaient déjà fait cinq ou six pas en direction du port.

– Étrange ? suppléa-t-il.

– Oui ? Je ne sais pas du tout ce qu’il avait en tête. Au début, je pensais qu’il essayait de te manipuler, mais…

– Mais ?

– Mais même en bâclant ta promesse, tu ne pouvais pas faire pire que la sienne. Il a utilisé les mots « en un seul morceau » ! C’est de la folie ? Tu pourrais te couper les ongles ou perdre un cheveu et on pourrait affirmer qu’il a rompu son serment. Et ne me lance même pas sur le fait qu’il n’a pas précisé combien de temps le voyage prendrait.

Isaac fronça les sourcils. Elle avait raison.

– Dans ce cas, je ne comprends pas sa stratégie. Je ne suis pas en danger. Peut-être est-il d’un naturel confiant ?

– Je l’espère pour nous. L’autre alternative serait encore pire.

– Quelle autre alternative ?

– Celle où ce Spectre serait con comme un caillou.

Isaac s’arrêta un instant, réfléchit et fut pris d’un frisson. C’était impossible. Qui serait assez stupide pour se soumettre aussi imprudemment à de telles tortures, de telles trahisons, de telles déceptions ? Il aurait fallu être vraiment très bête.

On ne survivait pas longtemps, sur l’Euphrosyne, en étant vraiment très bête.

– Je suis sûr que ce n’est pas le cas, déclara-t-il avec autant de ferveur que possible. Ouvre un peu ton cœur à la générosité d’autrui, Philomela !

Le regard que lui lança la jeune femme lui dit tout ce qu’il devait savoir sur ce qu’elle pensait de la générosité d’autrui.

***

« Ai-je eu peur ? Non, bien sûr. Ni moi ni mes infortunés compagnons d’aventure n’avons eu le temps d’avoir peur. Cependant, je dois admettre que je me suis rarement senti aussi démuni après un tel accident, et ce désespoir, lorsqu’il ne me serre pas le cœur, m’accapare l’esprit. Quand suis-je devenu si sensible ? Distrait par les joies du voyage, j’en ai oublié les réalités de l’océan…  Il faut me rendre à l’évidence : je me suis amolli.  

Peut-être s’agit-il d’un avertissement. Peut-être me reposais-je plus que de raison sur mes expériences passées. J’avais pour habitude de trouver quelque réconfort dans l’idée que le Sifflement des Grues avait maudit ma naissance. Bien que condamné à trimer sans relâche pour la nourrir de savoir, j’espérais que la déesse chercherait à protéger ses meilleurs esclaves, comme on choie ses bonnes pondeuses ou sa meilleure baleine à lait… Mais il semblerait que même les dieux puissent se lasser des malédictions. »

Le bras d’Isaac le prit par surprise en se contractant subitement dans son écharpe; dans son sursaut, sa plume lui échappa et une goutte d’encre forma un pâté luisant sur sa page. Il souffla du nez et tâtonna à la recherche de quelque chose pour l’éponger, se rabattant finalement sur un coin de sa taie d’oreiller.

Une fois assurés que sa vie ne tenait plus entre leurs mains, les médecins l’avaient relogé dans une chambrette individuelle. Les murs étaient minces – il pouvait entendre les plaintes de ses voisins, le matin, quand on venait changer leurs bandages – et le sol avait été posé dans le plus pur style Iphien, c’est-à-dire penché, et ses stylets avaient une fâcheuse tendance à rouler pour tomber de son matelas. Mais Isaac avait aussi une fenêtre (à laquelle il faisait présentement sécher ses vêtements), un verrou à sa porte, et un lit. Il aurait donc dû être satisfait.

Vraiment, il aurait dû.

La flamme de sa chandelle tremblota et transforma les ombres sur ses murs en grands fantômes bruns. Isaac marqua un temps d’arrêt. Ses journaux personnels avaient, bien sûr, disparu dans l’incendie, mais il avait négocié avec ses infirmiers et obtenu assez d’encre et de papier pour relater ses dernières journées depuis son réveil à l’hôpital. Tout y était maintenant consigné : tout, sauf une soirée.

En vérité, Isaac hésitait à parler de son rêve. Rien que ce mot – rêve… N’aurait-il pas été plus approprié de parler de vision ? De visite ? De message ? Il n’avait jamais été particulièrement blasphématoire, mais n’avait jamais adoré non plus. Bien sûr, tout le monde vénérait un peu la Lune, et on n’était jamais à l’abri d’une rencontre fortuite avec Sanpore, la Fleur Pourrie, ou Blackheath et son troupeau de homards. Mais jusqu’ici, Isaac s’était considéré chanceux de ne jamais avoir souffert d’extases religieuses ou de tout autre appel à la foi (car, si tel avait été le cas, où aurait-il trouvé le temps de travailler ?).

Mais était-ce vraiment cela qu’on éprouvait lorsqu’on rencontrait une divinité ? Une vague nausée, un mal de crâne, des bribes de souvenir.

Était-ce bien lui qu’elle avait voulu contacter ? Peut-être ce message était-il destiné à un autre ? Non, impossible, il avait dû être choisi. Elle l’avait abordé avec trop d’aplomb pour qu’il s’agisse d’un accident (et là encore, Isaac se surprit lui-même : ce message, abordé, comme s’il était maintenant impossible que cela n’ait pu être qu’un cauchemar.)

Il tournait en rond. Qu’aurait-il pu écrire, de toute manière ? « Cette nuit, une femme m’a dit que le monde va être défait » ? Absurde ! Et trop simple. Peut-être était-il trop attaché au monde matériel – les rêves, tous brillants et effrayants soient-ils, n’étaient pas son domaine d’expertise…

Et pourtant, Isaac savait que les yeux jaunes de Cribellée, la trace de sang sur sa tour, l’ombre noire qui la gardait, méritaient qu’on les respecte. Plus que ça, ils méritaient qu’on s’en souvienne.

La réponse lui apparut si clairement qu’il en bondit presque. Mais bien sûr ! Un poème ! Il écrirait un poème pour Cribellée. N’était-ce pas ce vers quoi il se tournait lorsque les prodiges de l’Euphrosyne le submergeaient au-delà des mots et de la pensée ? Cela faisait quelques années qu’il n’avait pas écrit sur une vraie personne (et pour cause : le résultat n’avait jamais été très bon), mais il devait s’être amélioré depuis son adolescence.

Il se précipita donc sur une feuille de papier vierge, se ravisa instantanément (il n’en avait pas assez pour se permettre d’en gaspiller sur des brouillons), envisagea un instant d'utiliser sa taie d’oreiller déjà tâchée, puis, dans un élan de compassion pour le pauvre employé qui devrait laver ses draps plus tard, il rabattit sa couverture et commença à écrire sur sa cuisse.

 Une heure s’écoula : sa jambe était noircie, poisseuse, et il avait laissé des traces de main partout sur la table de chevet. La sueur avait emporté certains vers, le revers de son poignet en avait effacé d’autres. Les rimes lui étaient venues difficilement.

Malgré tout, il y avait maintenant, écrit de sa plus belle plume sous son entrée précédente, un poème de huit vers sur lequel il loucha un moment.


Là, une branche de peuplier noir –

Une dent brunie dans une mâchoire –

Ici, une plaie, qui ne saigne pas –

Comme on se fige – quand on est proie…


Voici une Mort – qui ne dort pas.

Elle lape l’ourlet de mes chevilles.

Trois fils épars un monde défont –

La fin comme l’eau va à l’aiguille.


Il se pinça la joue, un peu gêné. Ce n’était pas son style habituel, et cela se sentait – il aurait aimé pouvoir saisir les détails de la tisserande avec son lyrisme coutumier, mais rien ne lui avait paru adéquat. Les fleurs et les arbres se laissaient bien plus facilement dépeindre. En plus, il n’avait même pas réussi à faire rimer les vers de la dernière strophe. Non, il ne publierait sûrement pas celui-là dans l’almanach.

Vaguement honteux, il plia hâtivement ses feuillets et les coinça sous le pied de son candélabre. Puis, craquant et grinçant, il quitta son lit pour aller rincer sa jambe avec le fond d’eau de sa lessive.

Un oiseau de nuit hulula un appel auquel répondirent les déferlantes de l’Euphrosyne. Isaac s’arrêta pour contempler le ciel. Depuis sa fenêtre, la grande spirale d’Iphias dissimulait à sa vue la lune et les étoiles. Il était assez tard pour pouvoir dire qu’il était tôt : il n’avait jamais été très bon dormeur.

Rêverait-il, ce soir ? Le voulait-il ?

Une fois la bougie éteinte, Isaac attendit dans l’obscurité que le sommeil le gagne. Cela dut arriver, à un moment, car lorsqu’il ouvrit à nouveau les yeux, la lumière du soleil s’était glissée entre les plis de sa chemise sèche ; mais la nuit avait été calme, et il ne se rappelait d’aucun songe.

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MrOriendo
Posté le 26/05/2023
Hello Nothe !

Quel bonheur de replonger dans les mystères de l'Euphrosyne et de son monde si riche et singulier. Je retrouve avec plaisir ta plume poétique, précise, incisive parfois mais toujours efficace.
Isaac et Philomela forment un duo redoutablement efficace. Lui possède une douce folie contemplative et un optimisme exaspérant, elle est davantage terre-à-terre et calculatrice. Les deux semblent se détester, ils forment bien un duo pour le pire : et pourtant malgré ça, on sent poindre dans leurs échanges une complicité silencieuse, celle de deux camarades de vie qui se connaissent depuis des années, s'apprécient et se respectent en dépit de leurs constants efforts pour s'invectiver et se prouver le contraire.

Et que dire du personnage de Spectre ! Je sens que je vais adorer ce diable opportuniste et plein de mystères. J'ai hâte d'en apprendre davantage sur lui et de découvrir de quelle façon tu comptes le faire évoluer dans cette histoire.

Bref, l'Euphrosyne est définitivement entrée dans ma catégorie "coups de coeur" sur Plume d'Argent et je sais d'avance que je vais me délecter de la suite.
Merci pour cette belle découverte !
Nanouchka
Posté le 24/03/2023
Salut Nothe,

Joie d'avoir enfin découvert ton chapitre 2 ! C'est drôle, riche, intelligent, atmosphérique, juste, précis, captivant, BREF c'est la vie.

Tout plein de commentaires au fil de la lecture :

— Sur la première scène —

◊ "avant de s’assoir à côté de lui" Les deux orthographes sont autorisées, donc c'est purement subjectif comme avis : je trouve plus joli "s'asseoir". Je ne sais pas, je trouve que le -e glissé là donne beaucoup de charme à ce mot.

◊ J'adore que tu commences ta scène l'air de rien, genre la poésie de regarder les étoiles, et que tu nous révèles ensuite qu'Isaac est allongé dans un caniveau (les italiques de sa réplique marchent très bien pour souligner l'effet comique).

◊ "mais je pensais, qu’au moins, l’almanach te tenait à cœur." Cette phrase est d'autant plus satisfaisante qu'on a lu un extrait de l'almanach avant. Ce qui est génial, en plus, c'est qu'on ne peut s'empêcher d'avoir le doute de : est-ce qu'il a suivi le conseil de Philomena et écrit des choses qu'il n'aurait pas tout à fait dû écrire ? Ça nous met dans la confidence d'avoir lu un morceau.

◊ Alors, c'est un classique de faire une dispute / un débat pour placer des informations, mais quand c'est bien fait, c'est bien fait. Là, c'est fluide, j'ai gobé comme un petit poisson, et en plus il y avait foultitude de détails sur lesquels j'étais ravie de m'interroger (genre : ouuuuuuh il y a drama avec le comité de cartographie).

◊ "Sa voix était claire. Elle avait refermé la main sur la laisse de ses émotions et ne les laisserait pas s’enfuir de sitôt. Isaac ne l’en empêcha pas." La dernière phrase m'a fait bizarre. Il ne l'empêche pas... de refermer ses émotions ? En même temps, il ne pourrait pas vraiment l'en empêcher, si ?

◊ Je ne suis pas certaine de l'âge qu'ils ont, et je me demande si ce sont des gens qui pourraient sortir ensemble, en toute honnêteté. Je pose ce doute là, parce que j'aime bien leur lien.

◊ J'aime bien qu'à la fin il reste dormir dans la rue, que cette conversation n'ait pas suffi à le réconforter et que ce ne soit pas grave finalement. Qu'il ait, comme il le dit, besoin de faire son deuil à sa façon.

— Le rêve —

◊ La puissance du rêve que tu décris m'a rappelé Le Problème à Trois Corps de Liu Cixin, est-ce que tu l'as lu ? Je pense que cette trilogie te plairait beaucoup.

— Le port —

◊ "Des dizaines de grondins morrude aux branchies palpitantes se mirent à pleuvoir sur le pavé, les yeux huileux de perplexité. Ce qui venait d’être abattu avait dû être très gros, ou peut-être très déterminé." J'ai dû relire, revenir en arrière, etc, parce que j'étais perdue. J'adore que tu cites le nom exact de l'espèce de poissons, ça c'est toujours réjouissant. En revanche la phrase suivante était un peu trop vague pour moi, est-ce que tu parles d'un oiseau ? En référence au gabian cornu de plus haut ? Si oui, comme c'était en vision périphérique, je trouverais que ça voudrait le coup de mettre "L'oiseau" plutôt que "Ce" en début de phrase.

◊ Alors, je veux m'assurer que j'ai bien compris l'enjeu du chapitre. Isaac a de l'argent, sur un compte qui est à Pyriade. Ici, il est fauché. Il va bientôt se faire virer de l'hôpital et sera à la rue. Il faut donc trouver un bateau, fissa. Philomena est dans la même situation. Ils ne souhaitent pas prendre un travail pour se faire de l'argent en attendant qu'un départ soit possible, ils veulent rentrer de suite : pourquoi ? Un diable est un être avec qui on peut faire un pacte, et si on ne le rembourse pas, il s'auto-rembourse en magie et sang, grosso modo ? Puisqu'Isaac a de l'argent sur son compte à l'arrivée, il sera donc en mesure de payer le diable, non ? Si oui, pourquoi Philomena est inquiète ? Je vois que j'y suis presque mais que je me suis emmêlée quelque part. (Après lecture complète : oké, j'ai l'impression que Isaac veut rentrer vite pour reprendre son travail, et qu'engager un diable est dangereux parce qu'ils font passer des pactes retors. Est-ce que c'est le cas ? Si oui, je l'ai compris dans le dialogue avec le diable mais pas dans le dialogue au port, ce qui n'est pas forcément grave, mais je me dis que c'est utile de le savoir.)

— Le bar —

◊ "La serveuse au comptoir – une peau tachetée de hyène myxomycète" Je vis pour ces détails. De même que la parenthèse qui suit sur le roman au sujet des chevaliers de mer cannibales. <3

◊ "‘L’est à l’étage" Pas convaincue que t'aies besoin de l'apostrophe avant le "L'est". On comprend que c'est une abréviation, je me dis. Et ça m'a fait bizarre d'avoir une lettre entourée d'apostrophes comme ça.

◊ "Il avait le visage plat, un nez à peine visible. Ses narines étaient fines comme des aiguilles" Et là, plot twist : C'EST VOLDEMORT.

◊ "Touche à ton cul, petit con, ça te regarde absolument pas, rétorqua le diable (avec, Isaac devait le reconnaître, une certaine justesse)." La magie de ce changement de registre complètement inattendu ahahahaha.

◊ Fan de cette nouvelle expression "gratter à la proue de quelqu'un".

◊ "Il n’était pas garde côte" Je pense qu'il faudrait un tiret à garde-côte.

◊ "– Rien du tout, assura-t-il." Pas convaincue que t'aies besoin de cette chute. J'aime bien que ça se finisse sur "honorer son serment, le trahir ou mourir" DAM DAM DAM. Et je ne trouverais pas ça dérangeant qu'on n'ait pas la réponse à "Quelque chose à ajouter ?", puisque de toute façon plus rien n'est modifiable.

◊ Fascinant, toute la procédure du contrat. J'étais bouche bée devant mon ordi. Et très drôle et réjouissant le court débrief entre Isaac et Philomela après le contrat.

◊ Je crois que tu pourrais réduire un poil la conversation avant que le cerf reconnaisse Isaac, parce que c'est là que ça démarre vraiment la scène en fait, que les dynamiques se jouent ; avant, c'est plus la négo classique d'argent. Par ailleurs, la transition de la reconnaissance a été complexifiée pour moi par le fait que le diable réponde à la réplique d'Isaac. Je me dis que ce serait peut-être plus clair si Isaac trébuchait dans sa phrase "notre navire a récemment brûlé... je veux dire coulé". Ou bien, si tu gardes la phrase que t'as, mentionner immédiatement la réaction du cerf, puis le bluff du diable, puis la réplique du le cerf qui a eu le temps de réfléchir.

— L'hôpital —

◊ "et le sol avait été posé dans le plus pur style Iphien, c’est-à-dire penché, et ses stylets avaient une fâcheuse tendance à rouler pour tomber de son matelas" Ça m'a fait bizarre qu'il y ait deux fois "et". Peut-être que tu pourrais remplacer le premier par une virgule après les tirets ?

◊ "un verrou à sa porte, et un lit" Pas convaincue que t'aies besoin de cette virgule.

◊ "et on n’était jamais à l’abri d’une rencontre fortuite avec Sanpore" Comme il y a deux fois "jamais" dans la phrase précédente, peut-être ici plutôt mettre "on n'était pas à l'abri" ?

◊ Le poème est très beau. J'ai juste une question au niveau du rythme : est-ce que c'est intentionnel que les vers n'aient pas le même nombre de syllabes ? Parce que ça tiendrait à un rien que ce soit tous des décasyllabes. Ce que je trouverais follement satisfaisant.

◊ "Il était assez tard pour pouvoir dire qu’il était tôt : il n’avait jamais été très bon dormeur." <3

◊ J'ai l'intuition que la fin du chapitre pourrait être un tantinet reformulée pour terminer sur une note qui remonte comme un point d'interrogation.

Tout cela étant dit, c'était parfait, comme le chapitre 1, et j'ai tant hâte de continuer à découvrir ce roman, ce monde, ces personnages !
Erwel.le
Posté le 25/01/2023
J’ai lu d’une traite les quatre parties de l’Euphrosyne. J’ai franchement hâte de lire la suite. Le pacte passé avec Spectre me fait palpiter d’impatience. Que va-t-il se passer avec ce dangereux pacte ?

Merci de contribuer à l’invention de grammaires pour les personnages de genre neutre. J’aime bien ta proposition, qui évite l’utilisation des tirets et des points. J’avais aussi cherché des façons plus fluides d’inclure des personnages non-binaires, avec d’autres voyelles. J’aime bien ta proposition. Je ne vais pas engager l’échange dans ce commentaire-ci, mais c’est une quête majeure et difficile. Déposes-tu un brevet, ou est-ce que je peux essayer cette grammaire en te citant ;-) ?

A propos de l’échange entre Philomena et Isaac, l’impression que j’ai de ces deux êtres se renforce : ils me sont à la fois très sympathiques, et parfois pénibles. Ce qui est assez chouette, parce que je préfère les personnages complexes et défectueux aux héro-ïne-s indéfectibles.
J’espère qu’on rencontrera Mina. J’ai envie de connaître ce troisième membre de l’équipage qui a survécu.

Philomena me semble parfois bassement calculatrice. Isaac me semble parfois puéril. J’aime bien qu’elle le secoue ; et je trouve évident qu’il se laisse emporter (par exemple face à la capitaine dans le chapitre précédent).
Leur binôme fonctionne bien, je trouve, mais je me demande quand même ce qui les fait tenir ensemble. Ils ont l’air de se détester et ils ne s’épargnent pas. En tant que lecteurice, je n’ai pas besoin de le savoir, au fond, mais tout de même, la longueur de l’échange devant l’hôpital m’a questionné-e. Vu la façon dont Isaac la rembarre, s’ils se connaissent depuis longtemps, je ne vois pas pourquoi elle vient le chercher. Je ne vois pas trop ce que la première partie de l’échange apporte à l’histoire, sinon de poser à nouveau que les deux personnages ont un rapport ambigu et qu’ils se disputent beaucoup.

A propos du rêve :
- « de là où Isaac se trouvait, l’océan n’avait pas plus de force ou de fureur qu’une banale mare aux canards », je n’avais pas compris qu’Isaac était sur la tour, il a fallu que je relise une deuxième fois le passage du rêve. J’avais compris qu’il était à un autre endroit de l’océan, plus calme, et qu’il voyait le spectacle de la tour de loin.

Merci pour ce travail merveilleux !
Nothe
Posté le 25/01/2023
Re-coucou !!

Oui, la grammaire neutre ça a été un gros travail, mais j'y tiens ! Mais ça a surtout été un travail d'équipe - Tac, sur le forum, a aussi beaucoup participé, surtout qu'il écrit en ce moment une grosse histoire avec plein de néopronoms, donc le moment est propice aux inventions grammaticales sur PA. Je t'encourage vivement à aller en discuter avec nous sur un de nos JdBs si ça t'intéresse, et bien sûr c'est 100% réutilisable, pas besoin de citations :D D'autant que quelque part j'ai aussi été "paresseux" avec mes terminaisons de participes passés, ou même avec l'utilisation du iel que je n'aime personnellement qu'à moitié, donc si toi ça te donne des idées hésite surtout pas.

Je suis content que et Philomela et Isaac paraissent tous les deux un peu insupportables ! J'avais peur qu'on voie Philomela comme la grande méchante et Isaac comme une pauvre victime. Ils se complètent sur certains points, mais ils ne sont pas les meilleures versions d'eux mêmes l'un avec l'autre.

Pour leur dialogue, je comprends ce que tu veux dire, peut-être que leur rapport est déjà très clair dans le premier chapitre et qu'il n'y a pas besoin d'en faire autant. Je pense que c'était important pour moi de bien montrer qu'ils ne se lâchent en fait jamais, même si clairement on se dit qu'ils feraient mieux : les chapitres sont longs, mais quelque part c'est seulement le deuxième chapitre, et beaucoup d'autres persos arrivent plus tard, donc je voulais avoir une base solide. C'est un duo pour le pire.
Mais je voulais aussi montrer que Philomela (qui est souvent la plus virulente) est en fait aussi toujours volontairement présente (elle a veillé Isaac pendant son coma à l'hôpital, par exemple). Ca peut paraître contradictoire, mais ça va avec un de ses côtés que j'espère pouvoir développer plus tard où elle pense être supérieure à et responsable d'Isaac, comme avec un petit frère (dans les faits, ils se sentent tous les deux à la fois très supérieurs et très jaloux l'un de l'autre :p)
Donc oui elle va le chercher, et dans sa tête c'est clairement LE moyen d'enterrer la hache de guerre, alors que pour Isaac elle vient juste se mêler de ce qui ne la regarde pas. Mais ça vaudra le coup d'y rejetter un oeil en corrections pour s'assurer que ça ne soit pas trop une redite du chap 1 !

Et merci pour le détail du rêve, je clarifierai ce point !! Ce serait bête d'avoir l'impression qu'il passe toute la scène avec les mains en haut-parleur pour crier son dialogue à Cribellée x)
JeannieC.
Posté le 19/01/2023
Hey coucou !

Je prends enfin le temps de lire et commenter ce deuxième chapitre. Bon, je ne vais pas réitérer aussi longuement que sur les deux premières sections tous les compliments relatifs à ton écriture ahah. C'est riche, immersif, vivant, et toujours d'une aussi grande créativité. Je suis fan dès que le texte se permet de jouer avec la forme, la typographie, les blancs de la page comme c'est plusieurs fois le cas ici. <3 Et également ton travail autour des pronoms, des accents de certains personnages, comme c'est chantant et prenant !
Mention spéciale aux quelques petites notes d'humour - comme "Pyriade (ainsi que le titre de Plus Beau Bébé de l’année 1630)" ou le "torride certes, historique sûrement pas !" xD J'apprécie aussi la grande poésie de certaines descriptions. Notamment tout le passage du rêve, la tour, et cette apparition à la robe fine "comme des ailes de guêpe" <3

Très chouette, le développement de la relation Isaac - Philomela. On voit tout ce qu'ils ont vécu ensemble, on voit leurs opposition mais aussi l'affection. Quand bien même celle-ci s'exprime parfois maladroitement.
Tu nous promènes toujours d'atmosphère forte en autre atmosphère forte - le chaos du port, l'établissement miteux etc. Un établissement idéal pour rencontrer Spectre, avec qui les interactions et négociations sont savoureuses. "Tornade et malédiction !" pour te citer ahah. J'aime l'esprit affûté et l'ironie de ce diable au milieu de ses fumées entêtantes. Curieuse de ce que va donner ce pacte avec le cornu.
Coup de coeur enfin pour le poème, assez mystérieux encore, mais j'aime bien le côté "une charogne" qui le traverse avec ces images peu ragoûtantes, ainsi que les rythmes et structures un peu en paradoxes. <3 L'image de la couture enfin, bel envoi !

À bientôt pour la suite ! =D
Tac
Posté le 03/01/2023
Yo !
Imagines-tu que je croyais avoir mis ton texte dans ma PAL et n fait non ? J'attendais désespérément la suite, sans jamais avoir de notifications... et pour cause ! Bref. Cette erreur est officiellement réparée !
J'ai pas grand chose à dire, honnêtement ; j'aime beaucoup l'immersion induite par la longueur du chapitre. Peut-être que d'autres personnes ne pourraient se le permettre ; au vu de la qualité de ce que tu écris, ça ne me pose aucun souci. Tout s'enchaîne si bien et est si agréablement écrit que je me laisse porter, presque bercer mais sans l'aspect soporifique du verbe.
En revanche, je suis outré que tu penses n'être pas drôle. Y a plein de petits détails qui viennent pimenter ton texte, que ce soit de petites choses un peu absurdes ou très inattendues ; je trouve que c'est parfois une sorte d'humour un peu pince-sans-rire, comme les petits apartés entre parenthèses. Bref, si tu veux une présentation powerpoint de tout ce qui est drôle dans ton texte, hésite pas :P
Plein de bisous !
Dan Administratrice
Posté le 11/12/2022
Hellooo !

Je sors de mon silence paen pour te laisser un commentaire parce que tout de même je ne peux pas continuer à déguster cette histoire dans l’ombre sans manifester mon admiration.

Pour te dire, la longueur du premier chapitre (dont je connaissais quelques petits bouts) m’a un peu fait peur au départ, et en fait j’ai tout englouti sans m’en rendre compte. Rebelote ce matin avec le deuxième, j’ai absolument pas vu le temps passer, c’est de la sorcellerie quel est ton secret ??

Bon, vraiment, j’adore. C’est vivant, c’est visuel, c’est plein de trouvailles qui font crépiter l’imagination (la ville construite sur un coquillage géant, les bateaux, TOUT) et tu mérites mille fois le trophée de la plume en argent massif parce que ton écriture est incroyable. T’arrives à donner ce qu’il faut de détails pour que les scènes soient à la fois claires, originales et poétiques, le vocabulaire inventé s’intègre parfaitement au reste et ça dépeint un univers qui fait très « vrai », cohérent et crédible en tout cas.

J’aime aussi beaucoup les personnages, Isaac et son côté presque un peu pathétique (dit avec une tendresse infinie) qui le rend tellement complètement attachant. Sa relation avec Philomela prend une autre dimension aussi dans ce chapitre et c’est cool de percevoir qu’ils ont déjà vécu beaucoup de choses ensemble !

Je crois que j’ai été un peu perturbée au départ par la façon dont Isaac aborde son « rêve » (enfin par le fait qu’on le passe sous silence un long moment dans le chapitre avant de revenir dessus) mais ça prend son sens à la fin ! Je me suis demandé par contre si, dans la mesure où on comprend que ce genre de manifestation est "admis" pour eux (que c'est pas un symptôme de folie, quoi x'D), est-ce qu'Isaac devrait pas se demander s’il doit se mettre en quête de cette tour/autre chose plutôt que rentrer à la capitale ? Enquêter sur ce qu’il a vu, sur cette promesse de fin du monde ? En fait à la fin du chapitre je savais plus exactement s’il prenait le rêve au sérieux – et que ça devenait sa quête officielle, une partie en tout cas – ou si c'était encore qu’un présage pour la suite. Cela dit c’est pas forcément dérangeant de pas avoir la réponse à ce moment-là !

J’ai adoré la scène de rencontre avec Spectre, que j’imaginais pas aussi... heu... brut de décoffrage, je crois xD Mais excellente surprise ! Les dialogues sont absolument parfaits. Je sens que ses petites omissions vont entraîner nos héros dans un voyage de quinze ans…

(Ah, détail, mais dans la scène du pacte, j’ai été perturbée par ce passage « – Oh, vous faites quoi là-bas ? gargouilla un client au fond de la salle. Un peu de respect pour les lieux ! On boit, nous, ici ! » parce que je croyais qu’ils étaient seuls à l’étage, j’ai peut-être raté le moment où ils redescendent, ou une autre indication rappelant qu’il y avait d’autres gens que leur petit groupe ? Désolée si c’est le cas ! (et en plus je trouvais plus percutant et d’autant plus drôle de s’arrêter à la réplique du cerf juste avant mais ça c’est purement subjectif)).

L’histoire avait déjà des proportions épiques mais maintenant avec ces dieux et cette apocalypse ça promet d’être intense. Hâte de les voir embarquer dans leurs nouvelles aventures, et puis rencontrer tout le reste de l’équipage qui promet d’être haut en couleurs <3
EryBlack
Posté le 02/12/2022
BOUH
Décidément, j'aime beaucoup cette scène de rencontre avec Spectre. C'est ma scène préférée du chapitre, je pense, parce qu'elle est drôle et pleine de détails pittoresques. Le moment du rêve est, bien sûr, plus difficile à saisir mais je trouve que tu as bien capturé l'importance que ce moment aurait. J'aime qu'Isaac ne passe pas par du "Ce N'éTaiT pEuT-êTrE qU'uN rÊvE aPrÈs ToUt" et que des rencontres avec des êtres telles que Cribellée soient possibles dans son monde sans trop d'ahurissement. Quant au poème, j'aime son ambiance et son style, mais j'ai un peu de mal à détricoter ses symboles. Comme Isaac semble vouloir écrire quelque chose sur cette vision, je me suis efforcée de faire des liens ; et par exemple, je n'ai pas su à qui se rapportaient "leurs" mâchoires, ni si "mes" chevilles désignaient celles d'Isaac ou de Cribellée elle-même. Après, ce n'est pas forcément gênant : le poème est court et je le trouve beau à la baudelairienne (ben oui, toujours les mêmes refs !), on a bien en tête la scène du rêve, pas forcément besoin que ce soit super clair (au risque, en plus, que ce soit moins joli, si on peut trop vite coller un sens dessus). Voilà pour mon ressenti dessus ! J'espère que d'autres Plumes donneront le leur, ce qui te guidera sans doute par rapport à l'effet que tu souhaitais donner.
J'aime aussi beaucoup ce que la première scène dévoile des rapports entre Isaac et Philomela. Tu m'en avais déjà un peu parlé (la question de l'âge notamment) et je trouve ça très bien amené !
J'ai relevé quelques trucs au fil de ma lecture, les voici ! Pardon, je vais aller un peu vite parce qu'il est tard, mais évidemment tout ça est ouvert à discussion (ou juste susceptible d'être écarté sans ménagement de ta part car c'est toi le capitaine) :
- "Bien que les bateaux ne cessaient jamais vraiment d’aller et venir sur l’Euphrosyne" : bien que + subjonctif, même si au passé ça peut être compliqué. Bien qu'ils ne cessassent ? ou seulement bien qu'ils ne cessent, ça marche aussi.
- "les occasionnels passants avaient des problèmes plus pressants que de se soucier d’un homme, au bras grand ouvert et au visage maussade, allongé sur la place de l’hôpital." : pourquoi la virgule après homme ? Et est-ce que ce serait plutôt "aux bras grands ouverts" ou j'ai mal compris ?
- "– Lui as-tu rendu son… Arme ?" la majuscule
- "Elle était la huitième Fille Tisserande du huitième Roi Tisserand, lui-même fille de huit." : lui-même fils ou fille ?
- "Il va de soi que cette aventure, aussi pénible soit-elle, n’est pas la plus terrifiante qu’il me soit un jour donné le malheur de subir." : j'ai l'impression que c'est un truc qui a été dit à un autre moment du chapitre dans la narration ? La répétition est possible puisque là c'est le pdv d'Isaac mais au cas où : ?
- "J’avais pour habitude de trouver quelque réconfort dans l’idée que le Sifflement des Grues avait maudit ma naissance. Ne chercherait-elle pas à protéger les travaux de ceux à qui incombe la lourde tâche de la nourrir de savoir ?" : passage un peu dur à comprendre pour moi. Pourquoi "elle" chercherait à protéger ? Le Sifflement des Grues est une divinité féminine ? la contradiction entre la malédiction de naissance et l'idée de protéger les savants me perd un peu.
- "ou de tout autre appel à la foi (car, si tel avait été le cas, où aurait-il trouvé le temps de travailler ?)" : point manquant en fin de phrase, avant ou après les parenthèses. Ça se produit à quelques autres endroits !
- "Cela faisait quelques années qu’il n’avait pas pris de vraie personne comme muse (et pour cause : le résultat n’avait jamais été très bon), mais il devait s’être amélioré depuis son adolescence." : j'aime bien cette confiance un peu naïve en lui-même ^^ Juste, la formule "il n'avait pas pris de vraie personne pour muse" me semble peu fluide. Peut-être un effet de traduction, je ne sais pas ?
- "considéra un instant utiliser sa taie d’oreiller déjà tâchée" : je crois que "considérer faire quelque chose" est un anglicisme... sans en être absolument sûre. Au cas où !

J'ai vraiiiiiment hâte de découvrir Pyriade, même si le gros coquillage d'Iphias va me manquer (le détail des marches creusées dedans <3). Je serai là sans faute pour la suite !
Nothe
Posté le 02/12/2022
Coucou !!

Merci pour ton commentaire, tu es vive comme l'éclair (mais il faut dormir aussi !!)

Effectivement, la scène de rencontre est vraiment le coeur du texte, je suis content qu'elle passe bien ! Les autres sont plutôt là pour l'amorcer. Je pense de toute façon que cette "partie un" sera surtout une grosse succession de rencontres :p

Merci aussi pour tes avis et tes interrogations, ça m'aide vraiment ! Je vais essayer d'y répondre, mais du coup je vais aussi corriger plein de trucs dans la foulée (viiite avant que d'autres ne lisent !), donc merci !

Le poème : tu fais bien de me pointer du doigt ce "leur" et ces autres détails. Pour être très franc, je me suis dit que peu de gens chercheraient à y "lire" quelque chose, donc je ne me suis pas attardé sur la compréhensibilité (si c'est un mot) du texte. Grossière erreur !
En fait, p,our la 1ère strophe, j'avais en tête quatre objets ou concepts qui liaient à la fois la pourriture et la stagnation, qui sont des aspects clefs de l'image de Cribellée. Du coup j'ai clairement décrit ces quatre vignettes que j'avais à l'esprit (une branche morte, un ossuaire, une plaie, le moment avant la mort) sans me demander si c'était limpide pour les autres... Bref, il va falloir que j'y repasse un petit coup de polish !

Au bras grand ouvert : parce qu'il y en a qu'un qui marche :p mais la blague était déjà douteuse et elle rend la phrase trop longue, je pense que je vais m'en séparer

Le Roi Tisserand est bien né fille, et effectivement le Sifflement des Grues est une divinité féminine, mais ça m'embête si ça porte plus à confusion qu'autre chose ! Il va falloir que j'abandonne des trucs, je pense.
Et pour l'histoire de malédiction, en gros, il n'est pas rare que le SdG maudisse des gens et les oblige à travailler plus que de raison pour récupérer de nouvelles connaissances qui la nourissent (et selon Isaac, c'est son cas aussi). Donc il va falloir que je rende ça moins obscur. C'est vraiment utile, les yeux d'une autre sur un texte !!

Je ferai attention aux points et aux majuscules après les ... - mais j'avoue que c'est un gros réflexe ! Pour moi, si la phrase se termine dans une parenthèse, alors il s'agit du point de TOUTE la phrase (ex : "ou de tout autre appel à la foi (car, si tel avait été le cas, où aurait-il trouvé le temps de travailler ?)" <- la fin de la phrase, c'est travailler, pas foi. Mais je suppose que si c'était le cas, en fait on devrait pas mettre de parenthèses, puisque le but c'est que ce soit un complément, pas une suite directe...)

Bref ! Oui, petit à petit on se dirige vers Pyriade ! On n'y est pas encore, par contre, va falloir prendre son mal en patience :p Mais bientôt !!

Encore merci, bisous !
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