Chapitre 9

Par Bow

Quand Nicolas se réveilla le lendemain matin, son premier réflexe – qu’il avait déjà depuis bien longtemps – fût de regarder comment allait Pauline. Elle était allongée sur le dos, les yeux grand ouverts.

— Comment vas-tu ? demanda-t-il.

Elle tourna la tête vers lui et se mît à sourire, essayant d’esquiver la question.

— Ton histoire de hier soir m’a fait faire plein de rêves.

— Quel genre de rêves ?

— Des rêves de nous, quand on était jeunes.

Il prit un air attendri.

— Et ça t’a plu ?

— Bien sûr. C’est une manière de retourner dans le passé. Et qui n’aurait pas envie de retourner dans le passé ?

— Moi, répondit Nicolas. J’ai toujours su me contenter de n’importe quelle période de ma vie, sans forcément vouloir revivre celles qui étaient déjà passées.

Pauline secoua la tête.

— Tu es en train de me dire que tu n’as jamais connu la nostalgie. Je ne te crois pas.

Il haussa les épaules.

— Non, je ne vais pas dire que je ne l’ai pas connue. Mais tu sembles en être bien plus experte que moi.

— Oh ça oui, dit-elle en soupirant. Elle a eu une grande place dans ma vie.

Il se tourna sur le côté et posa la tête sur ses deux mains, puis la regarda en souriant.

— Raconte-moi.

Surprise, Pauline leva les sourcils.

— Que je te raconte quoi, la nostalgie ?

— Oui, dis-moi ce qu’elle t’a fait.

Elle prit son souffle, prête à lui exposer encore une fois toutes les pensées qui fourmillaient en elle depuis des dizaines d’années.

— Eh bien je pense que c’est l’un des sentiments les plus désagréables que l’on puisse ressentir. C’est peut-être le plus grand reflet de l’impuissance.

— De l’impuissance ?

— Oui. Ça t’est sûrement déjà arrivé. Tu viens de passer un super moment, avec des gens que tu aimes, avec une ambiance propre à elle-même. Tu vis des choses incroyables, inoubliables. Tu te sens vivant. Et puis brusquement, tout ça se termine. Tu te retrouves chez toi, dans ta triste routine. C’est fini. Et tu donnerais tout pour revivre ce que tu viens de vivre, pour y retourner, pour replonger dans l’ambiance. Mais c’est fini. Ça appartient déjà au passé, même si tous ces souvenirs sont encore tout frais dans ta tête. Ça hante ton esprit, à chaque instant, les moindres petits détails de ce que tu as vécu se bousculent dans ta tête. Et tu ne sais pas quoi en faire, tu ne sais pas comment les gérer. Tout ce que tu voudrais, c’est les revivre, retourner à cet instant précis. Mais il n’y a rien à faire. Retourner dans le passé est absolument impossible. La porte est fermée avec une clef qu’aucun humain sur cette Terre n’a. Alors tu es plongé dans un profond désarroi. Quoi que tu puisses penser, quoi que tu puisses vouloir, aussi fort que ce soit, tu ne l’auras pas. Tu es juste impuissant. Il n’y a personne à implorer, personne qui puisse t’aider. Personne ne te donnera ce que tu as perdu. Et c’est vraiment la pire des frustrations.

Nicolas était touché par ses mots. Il voulait lui trouver des solutions, alors même qu’il savait qu’il était trop tard.

— Mais ces sentiments, pourquoi tu les ressentais ? Il n’y avait pas quelque chose à changer pour que tu n'aies pas cette envie folle de revivre tous ces moments ?

— Je me suis tant de fois posé la question… Ce qui revenait à chaque fois que ça m’arrivait, c’était le sentiment de ne pas en avoir assez profité. D’avoir laissé filer le moment, comme si le fait que cet évènement appartienne maintenant au passé était de ma faute. Je me sentais presque coupable. Et c’était toujours la même chose, quand je revoyais dans ma tête les images de ce que j’avais vécu, j’avais l’impression de ne pas avoir été pleinement consciente. De ne pas avoir été reconnaissante de ce que j’étais en train de vivre, de ne pas m’être rendue compte que bientôt ce moment de bonheur prendrait fin. Alors un jour, alors que j’étais justement en train de vivre ce genre de moments précieux, j’ai décidé d’agir avant qu’il ne soit trop tard. J’ai décidé d’être consciente de la situation, et de faire tout ce que je pouvais pour en profiter. Pour ne pas avoir de regrets quand ce serait fini, quand je serais toute seule sur mon lit à repenser au passé. Mais alors, une grande question m’a traversée. Qu’est-ce que ça voulait dire, finalement, « en profiter » ? Qu’est-ce qu’il fallait faire pour ça ? Se dire « je suis en train de vivre un bon moment » suffisait-il ? Y avait-il plus de choses à faire ? Devais-je pousser le bonheur à son maximum ?

— Et qu’est-ce que tu as fait alors ? demanda Nicolas.

— J’ai essayé, à chaque instant, de prendre conscience de ce qui se passait. J’étais extrêmement concentrée, j’analysais chaque chose de mon entourage, je me répétais constamment « je suis heureuse de vivre ce que je vis ».

— Et ça a marché ?

Elle se mit à rire en baissant les yeux.

— Je n’en sais rien. Quand je suis rentrée, je n’ai effectivement pas eu ce sentiment de frustration ni ces regrets, cette envie de retourner en arrière. Mais finalement, je n’étais pas sûre d’avoir réellement apprécié ce que j’avais vécu.

Nicolas était déçu par sa réponse.

— Tu avais passé tellement de temps à essayer d’en profiter que tu es passée à côté du réel amusement.

— Ça doit être ça, répondit-elle en hochant la tête. Ou peut-être que bon souvenir et nostalgie sont forcément liés. On ne peut pas avoir la certitude d’avoir apprécié quelque chose si l’on n’a pas la tristesse de vouloir le revivre.

— C’est vraiment regrettable alors. Est-on condamnés à être malheureux ?

Elle haussa les épaules.

— Malheureux non, mais à chaque sentiment positif s’associe du négatif. Tu vois maintenant à quel point la nostalgie est sournoise.

Un long silence passa. Nicolas attendait de savoir si Pauline avait faim avant de se lever. Il ne voulait pas la confronter à son manque d’appétit en lui posant la question. Mais elle ne disait rien, alors il restait dans le lit, à côté d’elle. Elle lui semblait pensive, et il brûlait de savoir ce qui pouvait bien occuper son esprit.

— A quoi tu penses ?

Elle tourna son regard vers lui, prête à partager le souvenir qui venait de percer sa mémoire.

— Tu te souviens quand tu étais à Montpellier ?

Nicolas hocha la tête. Il savait que cette question ne servait qu’à ouvrir une discussion sur le sujet, comment aurait-il pu oublier cette partie de sa vie ?

Pendant ses études, il avait dû passer un an à Montpellier pour y effectuer une alternance. Au vu de la distance, il ne pouvait rentrer que très rarement à Paris. Bien que la ville et son mode de vie eussent été agréables, les kilomètres qui le séparaient de ses proches et de Pauline avaient donné à cette expérience un goût amer. Ils s’envoyaient des messages et se téléphonaient dès qu’ils le pouvaient, mais l’absence de celle qu’il aimait se faisait ressentir davantage de jour en jour. Dès qu’elle en avait l’occasion, Pauline prenait donc le train pour aller passer quelques jours chez lui. Tous ses jours de congés et son maigre salaire y étaient passés. L’année entière avait été un supplice pour elle, mais elle gardait de ces quelques semaines passées chez lui un souvenir doux et beau. La distance, comme il est bien connu, rendait le peu de temps qu’ils passaient ensemble d’autant plus mémorable.

— J’ai aimé tous les jours que j’ai passés chez toi, reprit-elle. Mais je me souviens qu’à chaque fois, la dernière nuit, la nuit avant que je reprenne le train pour Paris, il y avait quelque chose en plus. J’avais l’impression de t’aimer plus que jamais, je voulais passer ma vie entière avec toi, et tes câlins me paraissaient n’avoir jamais été aussi réconfortants. Chaque mot que nous nous disions paraissait avoir une importance plus grande, chacun de tes « je t’aime » perçait mon cœur et le faisait battre plus fort. Mais je savais que le lendemain il me faudrait repartir. Que pour quelques longues semaines encore, tu serais loin de moi.

Nicolas l’écoutait attentivement, se laissant émouvoir par chacun de ses mots. Elle continua.

— Alors chaque dernière nuit, je me demandais pourquoi on n’avait pas fait comme si c’était la dernière nuit quand ça ne l’était pas. Serrée dans tes bras, je me sentais si bien et si triste à la fois. C’était tellement frustrant de t’aimer à ce point, tout en sachant que dès le lendemain nous serions séparés à nouveau. Pourquoi ne pouvais-je pas vivre cette plénitude les autres nuits, pouvoir me sentir la plus heureuse du monde avec en même temps la satisfaction de me dire qu’il restait encore beaucoup d’autres nuits pour en profiter ? Ces deux choses étaient-elles vraiment incompatibles ?

Nicolas savait de quoi elle parlait. Cette frustration, il l’avait ressentie aussi. La crainte de voir le matin arriver, l’envie de retenir ces heures, de retenir cette nuit, de garder sa Pauline pour toujours au creux de ses bras.

— Tu as essayé de t’imaginer que c’était la dernière nuit une autre nuit ? Quand ça ne l’était pas ?

Elle hocha la tête en souriant.

— Bien sûr que j’ai essayé. Mais ça ne marchait pas. On ne peut pas duper son esprit comme ça. La dernière nuit restait la plus belle, et la nostalgie ne manquait jamais son rendez-vous à mon retour à Paris.

Nicolas se tût, perdu dans ses pensées à son tour. Pauline réarrangea son oreiller et se recoucha. Elle savait qu’il fallait qu’elle se lève, qu’elle profite de cette journée. Mais elle n’en avait pas la moindre force. Elle se demandait pourquoi Nicolas restait couché à ses côtés. Si elle avait sa force, elle n’hésiterait pas une seule seconde. Elle s’habillerait, elle irait dehors. Elle profiterait de chaque rayon du soleil, elle admirerait chaque chose qui se présenterait sous ces yeux. Toutes ces choses qu’elle ne verrait sûrement plus jamais. Elle s’effraya presque lorsqu’elle sentit la main de Nicolas prendre la sienne. Il la serra, et se redressa pour la regarder dans les yeux. Elle s’aperçut que ceux-ci brillaient de larmes.

— Le problème, dit-il, c’est qu’aujourd’hui je ne sais pas quand sera la dernière nuit. Ça peut être n’importe quand. Du jour au lendemain, je vais me retrouver sans toi. Et cette fois, tu ne seras pas repartie pour Paris et de retour dans quelques semaines. Cette fois tu seras partie pour toujours. Imagine un peu la nostalgie.

Pauline sentit son cœur se serrer. Elle n’avait jamais vu les choses sous cet angle. Elle se sentit presque coupable de lui infliger ça, de partir en premier. Elle avait toujours eu l’humilité de ne pas imaginer à quel point sa mort pourrait nuire à Nicolas, mais après ce qu’il venait de lui dire elle essaya de se mettre à sa place. De s’imaginer la situation inverse. L’image qui venait de se créer dans son esprit, d’elle toute seule, de Nicolas perdu à jamais, la glaça du plus profond d’elle-même. Elle avait le bon rôle, elle mourrait la première. Mais elle laisserait derrière elle un homme déboussolé, désemparé, condamné à être seul dans une vie pleine de souvenirs et de nostalgie. Elle ne serait même pas là pour le consoler, c’était justement le principe.

Prise d’un élan de compassion, Pauline mit ses bras autour de son mari et le serra du plus fort qu’elle pût. Comme si elle voulait le réconforter en avance de ce qui allait se passer. Elle voulait lui transmettre, par voie transcutanée, tout son amour, toute sa force, pour lui donner celle qu’il lui faudrait pour tenir. Elle savait bien que ça ne marchait pas comme ça, mais elle ne pouvait s’empêcher d’essayer.

Devant l’air triste de Pauline, Nicolas décida de lui remonter le moral. Il se leva du lit, s’échappant de l’étreinte de son épouse.

— Où vas-tu ? demanda-t-elle.

Il contourna le lit sans lui répondre, sachant qu’elle comprendrait d’elle-même au moment où il prendrait la boîte dans ses mains. Et il eût raison, car Pauline se mît à sourire, excitée d’entendre une nouvelle histoire. L’objet qui en serait le symbole était un petit sifflet en plastique rouge, accroché à un collier en ruban.

— Je suis sûr que tu n’as aucune idée d’à quoi correspond ce sifflet, souligna Nicolas en souriant.

Elle secoua la tête avec de grands yeux.

— Absolument pas.

— Tant mieux, répondit-il avec un air mesquin. Je suis encore capable de te surprendre.

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