Chapitre 9

Notes de l’auteur : Bonjour à tous et à toutes ! On se retrouve aujourd'hui avec un chapitre très important pour Loeiza et Cadell... J'espère qu'il vous plaira !

La voiture cahotait sur les pavés inégaux des rues de Virence, les cloches de la cathédrale carillonnant comme jamais. Cadell souleva d'un geste nonchalant le rideau de brocart doré qui lui dissimulait la vue des canaux embrumés. Une sourde anxiété lui broyait le crâne. Il n'était pas dans les habitudes de Loeiza de le laisser sans nouvelles, et ce silence le désarçonnait. L'énervait, presque. Il ne pouvait s'empêcher de penser que c'était lié, d'une manière ou d'une autre, aux projets que le Roi nourrissait pour son père. Pourquoi ne se confiait-elle pas à lui ? Au loin, le Palazzo se dressait dans le crépuscule, aussi fier que menaçant.

« Je me demande bien quelle fantaisie le Roi nous a composée, cette fois-ci. Ses bals sont toujours d'une rare élégance », entonna Aidan.

La voix grinçante de Père envahit tout l'espace de l'habitacle.

« Il est certain que Sa Majesté n'a pas son pareil quand il s'agit de fantaisie. Quel dommage que sa politique ne soit pas à la hauteur des bals qu'Elle organise. »

Mère se pencha vers lui avec une imperceptible tendresse et posa une main ferme sur son bras.

« Je vous rappelle, mon cher, que les bals ne sont pas des endroits où déverser sa rancœur, toute justifiée soit-elle. Je vous en prie, ne causons pas d'esclandre ce soir !

— J'aurais exprimé ma colère à la dernière assemblée de la Chambre des Pairs, si seulement ce pleutre de Ciro II avait eu la décence d'y apparaître en personne pour nous annoncer ses dernières décisions. Un émissaire, pouvez-vous le croire ? Un vulgaire héraut accoutré comme le dernier des courtisans. S'il ne tenait qu'à moi, j'aurais d'ores et déjà rappelé à Sa Majesté qui gonfle les rangs de l'armée qu'Elle déploie selon son bon vouloir et les conseils ridicules de ses Ministres.

— Et vous l'exprimerez, Ferdo, mais ce n'est ni le lieu ni le moment opportun. Je sais que la chose vous est étrangère, mais les bals royaux sont davantage propices aux arrangements maritaux qu'aux discussions engagées. C'est heureux : au cas où vous l'auriez oublié, nous avons encore un fils à marier.

— Allons, Sorin ! Je ne suis pas un simple d'esprit, cessez de me traiter comme tel. Je sais ce qu'il convient de taire à la cour, je ne suis pas devenu aussi influent en offrant ma colère aux quatre vents. Continuez donc de vous soucier de mariages et de ballets, c'est ce que vous faites de mieux. »

Cadell soupira en fermant le rideau. C'était toujours le même refrain, la même rancœur. Père ne décolérait pas, à tel point que ces querelles avaient rythmé leur quotidien ces derniers jours. Il se concentra sur le claquement rassurant des sabots contre les pavés, tentant d'oublier que Mère venait d'émettre par deux fois l'idée d'un éventuel mariage. L'air était gonflé d'une aigreur inquiétante, et cet orage était bien trop imprévisible pour qu'il se risquât à intervenir en faveur de l'un ou l'autre de ses parents. À son grand désespoir, ce fut Aidan qui brisa le silence :

« Nous savons tous que Sa Majesté a pris des décisions déplorables par le passé, mais dans la situation qui nous occupe présentement, ne pensez-vous pas qu'il est un peu tôt pour en juger ? Tout ce qui revient à sécuriser les approvisionnements de nourriture n'est-il pas souhaitable pour la Salenza ?

— En voilà une question naïve, mon fils. Cela ne te ressemble pas. Je vais finir par croire que ta fiancée affûte bien des choses au détriment de ton jugement. Cadell ? »

Aidan se tendit comme un arc sous la sécheresse du reproche. Il s'excusa en marmonnant, ce qui valut à Cadell de le maudire encore davantage. Était-il incapable de se taire ? Ne voyait-il pas que c'était peine perdue d'argumenter avec Père dans ces conditions ? Lorsque sa colère était aussi palpable, l'unique façon de l'apaiser était de lui offrir le dernier mot, non de tenter par toutes les ruses de l'esprit de le lui arracher. Il rassembla toutes les pensées qui le traversaient, le regard de Père pesant sur lui de toute son impatience. Il récita d'une voix sombre :

« Les Oranais sont durs à la négociation. C'est un peuple riche et arrogant, dont les denrées se vendent à prix d'or partout dans le monde. Les seules ressources qui sont susceptibles d'éveiller leur intérêt sont celles qu'ils ne peuvent pas produire eux-mêmes : les armes, donc, et les pierres précieuses. C'est sans nul doute ce que Sanfer D'Altino mettra sur la table. Or, il se trouve que les mines les plus généreuses et les forgerons les plus illustres sont au Nord. Chez nous. Selon toute vraisemblance, si Calia doit faire affaire avec Oran, cela se fera au prix d'une augmentation considérable de notre impôt. En d'autres mots, le Roi espère que nous financerons les approvisionnements de nourriture pour l'ensemble du Royaume. Et ce, alors même que les terres lucchanes sont fécondes. Il est raisonnable de supposer que si Sa Majesté venait à utiliser cette ressource avec intelligence, nous n'aurions pas besoin d'aller mendier chez les Oranais.

— Mais comme souvent, Ciro II préfère éprouver notre patience que de se confronter aux Lucchans. Il se montre beaucoup trop conciliant avec ce peuple de bouseux batailleurs », acheva Père sur un ton aussi abrupt que méprisant.

À l'intérieur de sa tête, Loeiza s'indignait, ce qui fit naître un irrépressible sourire sur ses lèvres pincées. Personne ne sembla s'en émouvoir : Père était plongé dans le registre qui lui servait de journal, tandis que Mère et Aidan se jetaient des regards gênés qui trahissaient leur agacement. Cadell n'était pas dupe pour autant : sa tirade, bien que brillante, n'avait fait qu'étouffer la flamme de la discorde. Il se prit à espérer que la soirée fût agréable malgré tout.

Comme pour lui répondre, les chevaux hennirent et la voiture s'arrêta après une brève saccade. La porte de l'habitacle s'ouvrit dans un grincement sur les colonnes du Palazzo, et Cadell eut l'impression d'être emporté dans une tempête de broderies, de dentelles et de rubans. Sitôt qu'il eût posé le pied sur les pavés, il se dessina un masque d'indifférence pour se protéger de l'afflux de couleurs criardes que ponctuaient des rires désolants de bêtise. Partout où son œil s'attardait, le mépris qu'il sentait danser en lui s'intensifiait. Ses sourcils se froncèrent malgré lui lorsqu'il songea qu'il faudrait supporter cela toute la soirée.

Il inspira profondément, et ne tarda pas à le regretter. Mille odeurs l'envahirent, tantôt florales et aguicheuses, tantôt lourdes et ambrées. Une cacophonie sirupeuse qui éprouva ses nerfs et sa patience. Il s'accrocha à la vision de la robe de Mère qui caressait le sol en pierres blanches de la cour intérieure, puis le marbre de l'escalier principal, tentant de se créer une bulle pour s'extraire de l'agitation ambiante. Lorsqu'enfin, ils furent annoncés, il se hâta de s'éloigner du centre de la salle de bal, où les couples se bousculaient déjà. Il s'adossa à une colonne, dans l'ombre des bannières royales, et sirota avec lenteur un verre de vin blanc.

Il était hors de question qu'il restât aux côtés de Mère toute la soirée. Il ne la connaissait que trop bien, et il n'avait ni temps ni énergie à consacrer à toutes les jeunes femmes qu'elle ne manquerait pas de lui présenter. Il préférait se cantonner au rôle qu'il maîtrisait le mieux : celui de l'observateur taciturne.

La foule se densifia autour de lui, apportant son lot de conversations indiscrètes et de ragots. Il ne les écouta que d'une oreille. Le Roi est en retard à son propre bal, vous rendez-vous compte ? Cette musique ne date-t-elle pas de la saison dernière ? Que pensez-vous des amuse-gueules, très chère ? Voyez, Mademoiselle D'Ello a déjà accordé trois danses au même courtisan ; m'est avis qu'un mariage des plus attendrissants se profile. Cadell suivit malgré lui la trajectoire des commérages. Si c'était avéré, cela faisait toujours une fille D'Ello de moins au rang des prétendantes qu'il devrait éconduire. Ses yeux balayèrent la salle avec une curiosité teintée d'ennui.

Ce fut alors qu'il la vit, et il en eut le souffle coupé. Loeiza tournoyait au bras d'un nobliau qui lui décochait des sourires imbéciles, comme autant de flèches qui semblaient manquer la cible de son cœur. Cadell tendit le cou. Qui que ce fût, il était aussi terne qu'elle était rayonnante dans sa robe grise brodée d'une cascade de fleurs pourpres – était-ce là un message qu'elle lui adressait ? Dans ce cas, pourquoi dansait-elle avec ce benêt au lieu de venir le trouver ? À voir ses gestes saccadés et son pas malhabile, il était clair que ce cavalier n'était pas à la hauteur de la cour qu'il avait entreprise. Il remarqua d'ailleurs qu'elle évitait avec une élégance affectée de croiser son regard. Un sourire grinçant lui monta aux lèvres. Ce pauvre hère n'avait pas la moindre chance avec une femme comme Loeiza. À dire vrai, il ne connaissait pas un seul homme qui fût digne d'elle.

Des questions fleurirent au rythme des petits pas glissés et des révérences. Il imaginait sans peine la tristesse qui devait être la sienne à l'approche du départ de son père, mais pourquoi ne pas se confier à lui comme elle l'avait toujours fait ? Il repensa à leur dernière rencontre, au petit Tizio et au carnet rempli de notes désordonnées. Les mots qu'il avait risqués étaient toujours là, dans un coin de son esprit. Tous les hommes ne sont pas comme Vigo, Loeiza. Qu'avait-il tenté de lui faire comprendre avec cette phrase maladroite ? Avait-il dépassé, sans s'en rendre compte, les limites de la bienséance ? L'avait-il déçue ?

La musique s'évanouit dans un dernier sursaut des cordes. Loeiza et son cavalier disparurent dans la foule éparse des couples. Cadell en fut agacé, sans parvenir à mettre le doigt sur les raisons de sa contrariété. Autour de lui, des rires discrets s'échangeaient, des commentaires fusaient, tantôt acerbes, tantôt enveloppés d'une onctuosité suspecte. Au milieu de ce chaos sensoriel, il crut entendre la voix pleine et chantante d'Aidan. L'humeur sombre, il rejoignit la relative tranquillité du salon de musique. C'était une pièce étriquée, décorée avec une étonnante sobriété – le seul endroit du Palazzo qui se trouvait presque déserté lors des bals, et où la solitude n'avait nul besoin de se draper d'hypocrisie.

Il s'adossa contre un mur et ferma les yeux, tentant de nourrir la fragile bulle d'indifférence qui le protégeait de l'insanité de tous ces courtisans et de la vacuité de leurs conversations. Le monde s'éteignit et un ciel d'étoiles et de traînées sombres se dessina sur ses paupières. Il n'eut pas besoin de les ouvrir pour sentir les effluves florales et familières dont son amie parfumaient ses cheveux, et le délicieux frôlement du tissu de sa robe. Il sourit, et son cœur manqua un battement. La porte qui menait au balcon s'ouvrit dans un grincement plaintif. Il demeura immobile encore un instant, le temps de laisser s'envoler les derniers restes de sa contrariété, puis il la rejoignit à l'extérieur.

Loeiza se tenait dos à lui, contemplant les canaux et les ruelles qui s'étendaient sous le Palazzo. Ses cheveux flamboyants avaient été relevés dans une coiffure raffinée qui découvrait sa nuque pâle. Immobile dans l'encadrement que formaient les colonnes surplombées d'un arc en ogive, elle avait la grâce éternelle des tableaux de maître. D'un pas lent, il vint se placer à côté d'elle.

« Je suis surpris de te voir ici. C'est un bal officiel.

— C'est vrai. Père et moi avons convenu qu'il était temps que je sois présentée à la cour », énonça-t-elle avec un sérieux qui ne lui ressemblait pas.

Cet aveu dépérit dans un silence gêné. Cadell se laissa envahir par une vague d'émotions contradictoires, dont la couleur commune était un soulagement torrentueux. C'était certes trop tôt, trop inattendu, trop lourd d'implications, mais les épines de son absence s'étaient révélées plus douloureuses encore. Elle était là, près de lui, irréelle d'élégance. Rien d'autre n'était aussi tangible que sa présence, les voilages gris qui tombaient sur ses bras et les fleurs pourpres dont les broderies épousaient la ligne de son corps.

« J'ai pensé à toi tout à l'heure. Mon père a traité les Lucchans de "bouseux batailleurs". J'aurais aimé que tu sois là pour l'entendre. »

En réalité, cela faisait plusieurs jours qu'elle ne quittait plus ses pensées, mais il ne pouvait décemment le lui avouer. Il sentait chez elle une retenue inhabituelle ; peut-être l'avait-il réellement déçue ? Il tourna la tête pour l'observer. Une imperceptible tension parcourait ses épaules et creusait la chair à la base de son cou, mais ses lèvres étaient figées dans un sourire d'une infinie douceur. Après un instant qui lui parut interminable, elle dit d'une voix chantante :

« Ah. Ce n'est guère surprenant mais il peut au moins se targuer de l'originalité de la formule ! Qu'est-ce qui vous a valu ce bon mot ?

— Il trouve que le Roi manque de fermeté lorsqu'il traite avec eux. Il était en colère, bien sûr. Et inquiet pour les réserves de nourriture de la Salenza. Comme souvent.

— De toute façon, quoi que décide Sa Majesté, j'ai bien peur que les pauvres Lucchans ne cessent de s'attirer les foudres de tous les nobles de Virence, ceux-là même qui n'ont jamais mis un seul pied sur les terres du Sud. J'ai le sentiment que ces rancunes sont aussi vieilles qu'injustifiées. Ton père n'est ni le premier ni le dernier à les entretenir.

— N'oublie pas que le Carnaval Sanglant a laissé chez beaucoup d'entre eux des souvenirs impérissables. L'Histoire a retenu la culpabilité de Luccha. Point. Tant que nous ne pourrons rien prouver, notre intuition n'aura pas la moindre valeur à leurs yeux, et tu le sais. »

Elle baissa la tête, et il ne sut dire quel sentiment l'animait à cet instant. Lui-même était en proie à une lassitude désemparée. Leurs investigations piétinaient, et l'énergie titanesque déployée par Loeiza n'y changeait rien. Leur ignorance les frappait à chaque fois un peu plus fort.

« L'autre jour, j'étais à deux doigts de révéler à mon père ce que nous avons vu sur les toits, il y a dix ans. Puisque Jehan a bien dû lui confier le dessin qu'il m'a dérobé, je me suis dit qu'il était peut-être temps de partager ce fardeau... Mais quelque chose m'a retenue. Une intuition. J'ai compris depuis que ce n'était pas uniquement mon secret, et qu'il ne m'appartenait pas de le divulguer aux quatre vents. C'est aussi le tien.

— Si tu éprouves le besoin d'en parler à ton père, Loeiza, ce n'est pas moi qui t'en empêcherai. Je sais à quel point ce secret peut être dévorant, je ne veux pas que sa préservation se fasse au détriment de ta sérénité.

— Sans doute, mais j'ai l'impression que tant de choses nous échappent encore… Comment mesurer les conséquences que ces révélations auront sur nos familles alors que nous avançons depuis tout ce temps aveugles et sourds ? J'ai toute confiance en l'intelligence politique de mon père, mais il est épris de justice comme personne. Je ne peux lui imposer un savoir qu'il ne pourra vivre autrement que comme une responsabilité de plus. »

Sanfer D'Altino était un homme gonflé d'idéaux et de principes comme il en existait peu. Nul doute qu'un tel aveu de la part de sa fille unique déchaînerait un ouragan de questions sur lequel ils ne tarderaient pas à perdre le contrôle et qui affecterait l'ensemble du Royaume. Les croirait-on seulement ? Ciro Ier avait mené une guerre punitive contre Luccha au nom du massacre du Carnaval Sanglant. Même si la paix était désormais scellée, et le Royaume unifié, l'édifice sociétal supporterait-il un tel ébranlement de ses fondations ? Il soupira : 

« Il est certain que cette histoire nous dépasse. Je me dis parfois… Tu sais… Eh bien, peut-être que nous avons pris tout cela trop à cœur. 

— Que veux-tu dire ?

— Simplement que nous ne verrons peut-être jamais l'issue de nos interrogations. Il faut nous y préparer. »

Il s'attendait à ce qu'elle s'indignât, mais elle se contenta de hausser les épaules, une tristesse salée au coin des yeux.

« Sans doute. De toute façon, tant que nous ne pourrons pas identifier l'assassin et son tatouage, nous serons condamnés à des questions orphelines de réponses. Et nous avons nos propres soucis… », dit-elle d'une voix fragile, et ses mots s'éteignirent à la faveur d'une brise un peu plus fraîche que les autres.

C'était le moins que l'on pût dire. Il pensa à Père et sa colère rigoureuse, à la famine qui assaillait les pauvres gens et à l'hiver qui fauchait les vies les plus fragiles. Oui, ils avaient bien d'autres soucis, et plus pressants. Pourtant, rien ne l'inquiétait davantage que la tristesse qu'il devinait dans ses mots et ses silences.

« Comment te sens-tu à l'approche du départ de ton père ?

— J'ai connu des jours plus ensoleillés. Je ne peux m'empêcher de penser que c'est très injuste de la part de Sa Majesté de mettre ce poids sur ses épaules. Oran est loin, et le voyage périlleux, surtout par les temps qui courent. J'ai le sentiment qu'il s'écoulera une éternité avant que je puisse renouer avec la sérénité.

— Eh bien… 

— Attends. Il y a autre chose. Un aveu que je dois te faire. »

Elle croisa ses bras avec une inhabituelle fébrilité.

« Père a émis le souhait que je demeure sur nos terres, en Cina, le temps de son absence. Il craint qu'il ne m'arrive quelque malheur si je suis seule à Virence, sans protecteur. »

Elle marqua une pause qui fit naître chez Cadell un malaise diffus. Il tenta d'assimiler la nouvelle dans tout ce qu'elle impliquait, le regard égaré dans la nuit. Ses mains nerveuses époussetèrent avec frénésie son doublet et ses chausses qu'il voyait soudain recouvertes de saletés. Nul doute que Sanfer D'Altino s'absenterait plusieurs mois, le temps de mener à bien les négociations dont il avait la charge ; fallait-il que Loeiza fût éloignée de lui si longtemps ?

« Il se trouve que Père nourrissait le projet de me donner en mariage aux prochaines fêtes de la Moisson. Tant qu'à prendre mari et me placer sous la protection d'un autre homme, j'ai pensé que… eh bien, qu'il était plus judicieux de le faire sans attendre. Nous avons donc convenu que je pourrais rester à Virence si je venais à me fiancer. » 

La respiration de Cadell s'interrompit lorsque le dernier mot claqua dans l'air froid. Ses mains se crispèrent sur la balustrade et sa mâchoire se serra. Un ouragan de pensées et de sensations se déchaîna dans le secret de son esprit. Bien sûr, il avait toujours su que ce jour arriverait. Il n'était pas naïf. C'était dans l'ordre des choses qu'elle se fiançât. Mais pourquoi si tôt ? Une cathédrale d'espoirs inconscients s'écroula, pierre par pierre, dans un recoin mal éclairé de son cœur. Le temps lui échappait.

« Était-ce l'une de tes raisons pour accorder une danse au bec à foin avec lequel je t'ai aperçue ? », articula-t-il avec un dédain à peine déguisé.

Elle leva vers lui de grands yeux brillants d'étonnement et éclata d'un rire qui réchauffa l'espace du balcon.

« L'unique raison, Cadell. »

Il se renfrogna, tirant sur le tissu de son doublet pour en lisser les plis. Riant de plus belle, elle posa une main tendre sur son bras.

« As-tu réellement cru que je serais prête à m'engager dans des fiançailles désespérées avec un homme qui m'est étranger et qui, en plus, n'a pas d'autre conversation que son pas lourd et ses regards mielleux ? Je suis obligée de me prêter à certaines traditions, mais je n'ai aucune intention de lier mon destin au premier venu. J'ai une idée très précise de l'homme que j'attends, mais j'ignore s'il aura le courage de se déclarer à moi. »

Elle assortit son aveu d'un coup d'épaule délicat. Il frissonna. Ses tempes palpitèrent et il se prit à souhaiter disparaître ; les toits de Virence ne pouvaient-ils pas l'avaler sur-le-champ ? Il trouva du réconfort dans une ruelle à la linéarité parfaite, et ne la quitta plus du regard, tout son corps tendu par un malaise persistant. Nul besoin d'être un as de la divination pour deviner qui était l'homme qu'elle attendait. Il laissa échapper un soupir. C'était trop tôt, trop inattendu, trop lourd d'implications.

« Je… Je ne sais pas quoi te dire, Loeiza.

— Oh. Eh bien, ce n'est pas la première fois... »

Il tenta de poser sa main sur la sienne, mais elle eut un mouvement de recul qui l'attrista. Fallait-il qu'elle prétendît ainsi ignorer la complexité de sa situation ? Pourquoi se montrait-elle aussi injuste ? Il fit tomber sur elle un regard tendre, mais inflexible.

« Je ne peux te donner ce que tu attends de moi. Tu sais ce que mon père pense de ta famille. Jamais il ne permettra que je t'épouse si ma mère lui propose d'autres alternatives – et crois-moi, elle en trouvera plus que de raison. Elle a cela dans le sang, et les prétendantes ne manquent jamais pour un fils Di Salvieri. Si je venais à m'imposer auprès d'eux, je serais renié. Ne crois pas que cela me dérangerait, mais je ne serais alors plus en mesure de t'offrir la protection que tu recherches. Tu mérites mieux qu'un homme sans nom et sans fortune, et je suis certain que ton père partage ce sentiment. »

Il marqua un silence et s'appuya sur la balustrade, aussi immuable et indifférente à ses explications que semblait l'être Loeiza.

« Je ne suis pas à ta place, Loeiza, mais pourquoi précipiter ainsi les choses ? Nous avons besoin de temps. Un séjour en Cina n'est pas une punition. Tu y auras beaucoup plus de soleil qu'ici, et des domestiques pour combler le moindre de tes désirs. Et pas de Vigo. »

Il risqua un sourire, mais il était évident qu'elle ne goûtait pas la finesse de sa blague. Elle fulmina :

« Tu préfères donc que nous soyons éloignés pendant des mois plutôt que d'affronter les tiens ? 

— Ce n'est plus un affrontement si c'est perdu d'avance, Loeiza. C'est juste une erreur stratégique. 

— Ah, parce que tu as une stratégie ? »

Ses joues rougissaient d'une rage froide et réfléchie. Il ne l'avait jamais vue ainsi ; c'était encore plus glaçant que le jour où elle s'était énervée contre l'insolence de Vigo. Pourquoi refusait-elle de comprendre qu'il était pieds et poings liés dans ces affaires de mariage ? Bien sûr, il espérait que Mère serait une oreille compréhensive et un soutien précieux, mais il fallait pour cela attendre le moment opportun pour lui confier son inclinaison. Une fois le mariage d'Aidan acté et consommé, peut-être... Il maîtrisa comme il put la colère qui montait en lui, et articula d'une voix douce :

« Je suis désolé. J'ai besoin de temps pour trouver une solution. Il est certain que ta présence me manquera, mais tu me connais mal si tu penses que je pourrais t'oublier. Nous pourrons nous écrire, les relais postaux sont rapides et sûrs entre Virence et la Cina. »

Une ombre passa sur le visage de Loeiza. Elle se fendit d'un unique éclat de rire, mesquin et arrogant.

« À la réflexion, peut-être qu'un inconnu me siérait davantage. Là où il n'y a pas d'attentes, je ne peux être déçue. »

Les muscles de sa nuque se raidirent. Il eut envie de hurler, mais il contracta la mâchoire pour ne rien laisser paraître de son courroux. Il soupira, et replongea dans la contemplation des canaux, où se reflétait le pâle éclat de la lune. En lui se déchiraient une frustration enflammée et un chagrin vertigineux, sans qu'il ne sût vers lequel se tourner. Des mots et des images dansaient dans sa tête. Loeiza, rayonnante au bras d'un autre que lui. La voix de Père qui crachait des insultes. Parvenus. Vauriens. Les rires d'hypothétiques prétendantes qui se fêlaient comme du verre. Toutes les émotions qu'il avait contenues tournoyaient à présent dans sa bulle de prétendue indifférence. Il ne parvenait plus à émettre une pensée cohérente. Que pouvait-il faire d'autre que baisser les armes ?

« Si c'est vraiment ce que tu souhaites, Loeiza, je ne me placerai pas en travers de ta liberté, mais tu devrais prendre garde. Les chaînes que tu envisages avec autant d'éloquence ne sont pas de celles que l'on brise », prononça-t-il tout bas.

Puis, il se redressa. Il tira d'un coup sec sur son doublet pour effacer ces plis qu'il ne supportait plus de sentir, et leva le menton pour rebâtir sa fierté meurtrie. Il s'éloigna d'un pas raide, tournant le dos à son amie dont la chevelure flamboyait toujours, comme une boule de feu solitaire dans la nuit sourde. Il ne regarda pas en arrière. Aucune flèche n'avait sifflé, mais la douleur était perçante, et il était aisé de deviner qu'elle ne s'envolerait pas au matin. Était-cela, sauter dans le vide ?

 

 

 

 

 

 

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Gwenifaere
Posté le 02/12/2020
Ce chapitre était sublime !
Cadell est décidément mon préféré, désolée Loeiza ^^° son point de vue tranche vraiment sur ce qu'on a l'habitude de lire - en fait je me disais à la lecture de ce chapitre qu'il me fait penser à ce à quoi pourrait ressembler Orgueil et Préjugés du point de vue de Darcy...
Bon, je découvre ce chapitre en ayant déjà lu le suivant parce que je suis incapable de m'organiser correctement, donc je m'attendais à leur dispute, mais j'ai trouvé qu'elle était bien amenée. Et la tension entre eux ! J'adore ^^
Envoleelo
Posté le 03/12/2020
Merci énormément pour ton commentaire !
La référence à Orgueil et Préjugés est magique, elle me remplit de joie. Cadell est construit pour être un INTJ, tout comme Darcy. Le fait que tu les rapproches me fait plaisir parce que ça veut dire que j'ai réussiiiii. <3
Codan
Posté le 02/12/2020
Comme d'habitude, j'aime ce chapitre. J'aime le regard de Cadell, sa façon rationnelle de penser et d'agir, le fait qu'il se pose en observateur. Je comprends qu'en tant qu'autrice, ça doit être plus compliqué à écrire qu'avec un personnage actif, mais on apprend aussi énormément de choses dans ses chapitres.
On sent la tension monter entre Cadell et Loeiza, mais aussi au point de vue politique, avec tous les éléments que tu éparpilles.
Oh et puis tes descriptions, ton sens de la formule, c'est vraiment un superbe texte ❤️
Envoleelo
Posté le 03/12/2020
Oh mais merciiiii, je suis trop heureuse de ta lecture suivie, ça me motive. Contente que tu continues à percevoir tous les petits éléments que je sème çà et là.
Notsil
Posté le 11/11/2020
Coucou !

Ah oui, quel chapitre !! C'est à la fois tellement logique et tellement triste pour Cadell et Loeiza :(

"Je vais finir par croire que ta fiancée affûte bien des choses au détriment de ton jugement. " -> j'ai bien ri en lisant cette phrase :p

"J'ai une idée très précise de l'homme que j'attends, mais j'ignore s'il aura le courage de se déclarer à moi. »" -> on est encore dans le "mais c'est trop mignon !!" ; j'aime vraiment beaucoup Loeiza, sa façon de le tacler tout en lui dévoilant son jeu ^^

Bon évidemment elle est hyper déçue par sa réponse. Mais Cadell n'est pas encore prêt à braver la colère paternelle... et Loeiza ne comprend peut-être pas tout ce qu'il doit endurer.
Et si elle lui avait dit, que c'était aussi pour ses études, hein ? ^^ Il n'y a pas pensé, lui :p

"« À la réflexion, peut-être qu'un inconnu me siérait davantage. Là où il n'y a pas d'attentes, je ne peux être déçue. » " ->ça, ça a du faire bien mal :p J'espère quand même qu'elle ne se fiancera pas juste pour le décevoir exprès / se venger, la pauvrette.
Mais si elle espérait le provoquer pour qu'il fasse le 1er pas vers elle, je crains qu'elle n'ait perdu :(

Et Cadel... il ne le vit pas bien du tout... j'ai presque hâte de voir sa réaction quand sa mère va venir le trouver pour lui annoncer qu'il est fiancé :)

Bref, tristesse sur la déchirure de leur amitié, et presque jubilation du conflit qui arrive, du coup ^^
En tout cas, toujours une très belle écriture qui rend très bien les personnages.
Envoleelo
Posté le 13/11/2020
Merci beaucoup pour ta rapidité à venir découvrir chaque chapitre et l'acuité de ta compréhension des personnages et de l'histoire ! Tu me fascines toujours par les choses que tu vois venir, les questions que tu poses… J'adore lire tes commentaires du coup haha.
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