CHAPITRE 9

CHAPITRE 9   

 

1.

Avant de venir dîner au Domicile de l’Ourson ce soir-là, Guillain me rendit visite pendant la période de grâce : le creux de l'après-midi où, certains jours, j’avais le temps de me reposer chez moi avant de retourner en cuisine pour le dîner. Akira disait en riant que Guillain était mon frère ennemi, et lui, Akira, mon frère ami. Je ne l’avais pas vu depuis la guerre (la deuxième guerre mondiale) et entendre son nom dans l’interphone me prit de court. Immédiate appréhension. Je ne sais jamais à quoi m’attendre avec lui. 

Quand j'ouvris la porte, je le trouvai très formel : vêtu d’un long manteau de cachemire fermé jusqu’à la pomme d’Adam d’un bleu marine qui mettait en valeur ses cheveux roux, au-dessus d’un costume sombre, des gants, des chaussures de luxe… alors que, pour ma pause, j’avais enfilé un grand T-shirt rose qui découvrait une de mes épaules et des jeans défraîchis et confortables. J’avais volontairement chassé Guillain de mon quotidien et de mes pensées ces dernières décades, mais une onde de joie me surprit quand je le vis devant moi.

Je crois qu’il ressentit la même chose. Alors qu’il était entré avec un bonjour plutôt froid, nous avons échangé un sourire qui n’en finissait pas puis nous nous sommes embrassés. Je suppose que c’est comme ça en famille. On s’arrache les cheveux, mais on ne peut pas s’en empêcher, on est content de se revoir … En tout cas les dix premières minutes.

  • J’avais oublié que tu étais si beau ! lui ai-je dit spontanément.

C'était presque un cri du cœur. Guillain a un visage intense et enthousiaste, avec un nez aquilin et une bouche avec juste ce qu’il faut d’irrégularité pour rendre l’ensemble tout à la fois équilibré et masculin.

  • Je ne sais pas comment prendre ça... dit-il avec un sourire embarrassé et je le vis rosir.
  • Prends-le comme je le dis, ai-je répondu. C’est la simple réalité…

Il eut un petit rire nerveux qui ressemblait à une toux, regarda autour de lui en me suivant dans le salon, où je lui apportai un café. En prenant la tasse, il fit un mouvement de tête approbateur qui englobait ce qui nous entourait.

  • Tu es bien installée… et juste en face de ton restaurant… J’ai regardé, il a une bonne cote ! Ça ne me surprend pas. Je me souviens de ce civet de lièvre que tu fricotais au-dessus du feu l'année ou nous nous sommes rencontrés… c’était si bon, j'étais inquiet que ce ne soit un péché.

Cela nous fit rire. Et puis Guillain aperçut une photo d’Akira sur un des pans du mur.

  • Tu es toujours avec ton Japonais ? demanda-t-il sans chaleur.

Il n’y a jamais eu trop d’amour entre Guillain et “mon Japonais”.

  • Il n’est pas en Europe en ce moment.

Akira était parti au Japon deux semaines plus tôt. Il me manquait tellement, j’aurais pu mettre des photos de lui sur toutes les surfaces lisses de l’appartement.  Je repris la parole.

  • Et toi, où habites-tu ces jours-ci ? Tu es de passage à Paris, tu vas y rester ?

Guillain resta silencieux un instant.

  • Je reviens d’Afrique, j’y ai vécu une trentaine d'années sous deux identités successives. J’ai beaucoup travaillé avec Milo. Tu connais Milo ?

 

  • Oui, je l’ai rencontré… au début du siècle ? Attends, oui, juste à la fin de la première guerre mondiale. Il avait combattu pour la France, parmi les tirailleurs sénégalais. J'étais la cuisinière de cet hôpital de campagne… et je l’ai repéré grâce aux conversations que j’entendais entre médecins à l’heure du déjeuner sur la façon “miraculeuse” dont ses plaies guérissaient… J’aime beaucoup Milo!

 

  • Oui. Moi aussi. Et il ne passe pas son temps à m’accuser d'être un traître, ça fait un changement agréable…

Nous y voilà.

  • C’est pour ça que tu es là ? demandai-je fraîchement. Pour parler du réseau? Du livre d’Odette ? Après toutes ces années ?

 

  • Les années ne comptent pas pour les gens comme nous ! Oui, il fallait que je te parle. Tu m’as évité dans les années 70 quand j’ai essayé de te retrouver.

 

  • J'étais en Irlande.

 

  • J’ai dit à John Duran que je te cherchais. Je suppose qu’il t’en a informé.

 

  • Oui. Je n’avais pas trop envie de te parler.

 

  • Mais parler à Odette et la renforcer dans l'idée que c’est moi qui ai donné le réseau aux Allemands, ça, en revanche, ça t’allait…

Je me suis levée sous le coup de l’indignation.

  • Je ne savais même pas qu’Odette écrivait ce livre ! Je ne lui ai rien mis en tête!

Guillain émit une sorte de bruit sarcastique qui me donna envie de lui donner un coup de poing en plein sur son nez parfait.

  • J'étais morte depuis 20 ans, imbécile ! Solange Deschamps est morte à son retour de Buchenwald, tu le sais très bien ! C’est même toi qui as dû me repêcher à la morgue de l’hôpital ! Le matin même, je te suppliais de m’emmener avec toi, de me faire quitter l'hôpital le plus vite possible, je sentais bien que mon cœur était en train de lâcher ! Tu ne m’as pas écoutée, comme d’habitude !

Guillain pâlit et eut besoin de s’appuyer contre le mur. Maintenant, il se souvenait. Visiblement, Il n’avait pas fait le lien entre ma mort officielle et l'impossibilité qui en découlait vingt ans plus tard d’avoir eu une influence sur le livre d’Odette. 

  • Mais alors, reprit-il, pourquoi ne pas me parler quand je cherchais à te voir? Tu aurais pu me rappeler ce détail ! J'étais persuadé que vous aviez écrit le livre ensemble. Odette n’a même pas cherché à me contacter pour avoir ma version des faits. Elle laisse entendre très clairement que, puisque j’étais le seul absent ce soir-là, quand l’arrestation a eu lieu, c’était forcément moi!

 

  • Odette a écrit le livre pendant les derniers mois de sa vie. Ce n’est pas une enquête historique, ce sont ses souvenirs. Tu trouves le livre injuste et tout de suite, tu en conclus que c’est ma faute ? … C’est réconfortant… et c’est toi qui te plains d'être accusé sans raison ?

Moment de silence tendu. Ne pouvant soudain plus supporter la chaleur, Guillain déboutonna son manteau et le jeta sur une chaise.

  • Guillain, repris-je d’une voix plus douce, tout le monde est mort… tous ceux qui ont fait la guerre avec nous, ils sont morts depuis longtemps… il n’y a plus que toi et moi. Pourquoi es-tu en colère ? Personne ne sait même plus que tu étais Jacques Bonnet !

 

  • Moi, je le sais. Et toi aussi.

 

  • Tu as fait une très belle guerre ! Le nombre de missions que nous avons réussies grâce à toi ! Le talent que tu avais pour mettre ces bombes au point, ils t’appelaient le magicien, tu te souviens ?  Le magicien ou le chirurgien. Tu es un Compagnon de la Libération, tu as été décoré…

 

  • Et rien de tout cela ne compte désormais puisque, depuis le livre d’Odette, les historiens se demandent si j’ai trahi mes amis…

Nous sommes restés un instant silencieux. Robespierre passa près de moi en ronronnant. Je caressai sa tête.

  • Toi et moi, dis-je finalement, et aussi les autres Semblables, nous savons bien qu’il y a toujours un décalage entre l’histoire, l’histoire officielle, et ce qui a vraiment eu lieu. Que veux-tu qu’on fasse quand on est mort légalement ? On ne peut pas rectifier les choses ! 

Guillain eut soudain un air las, accablé. D’un geste de la main, il sembla écarter mes paroles.

  • Tu le crois, toi, que je suis innocent ? Tu le crois ? Ou penses-tu comme les autres que j’ai trahi ? Dis-moi. Dis-moi ce que tu penses vraiment.

Je le regardai, et je me laissai aller contre les coussins du divan avec un soupir.

  • Je pense que tu t’es trouvé dans une situation intenable. Tu as été si habile, pendant 18 mois, tu as fait croire aux Allemands que tu étais leur espion alors que tu étais de notre côté. Mais ils ont fini par le comprendre. Et ils t’ont coincé, ils se sont acharnés sur toi...

Guillain poussa un cri de rage. Je poursuivis :

  • Je ne sais pas comment ils ont fait. Comme tous les Semblables, tu as un seuil exceptionnel de tolérance à la douleur. Ils ont peut-être utilisé un sérum de vérité ? Tu ne t’en souviens peut-être même pas.

 

  • Arrête ! Arrête ! Pourquoi cherches-tu à m'épargner, à me suggérer une version qui épargne mon amour propre ?! Tu n’as pas besoin de me protéger. Si tu crois que j’ai parlé, tu crois que je t’ai envoyée à la torture et à Auschwitz !

 

  • Buchenwald.

A présent, Guillain était rouge et respirait avec effort, comme s’il venait de courir plusieurs kilomètres. Fallait-il vraiment que nous en arrivions à cette confrontation ? Il semblait le vouloir.

  • Tu as raison, ai-je convenu. Je veux te protéger.  Je ne peux pas m’en empêcher, je suppose.
  • Tu crois que j’ai donné le réseau.
  • Ce n’est pas une question de croyance. Je sais que tu as parlé.

Il me regarda sans rien dire un long moment.

  • Pourquoi aurais-je fait ça ? demanda-t-il presque à voix basse.
  • Pour protéger Marie. C’est comme ça qu’ils t’ont coincé. Ils t’ont dit qu’ils l’arrêteraient et qu’ils la tortureraient devant toi.
  • Mais ils l’ont arrêtée !
  • Oui, avec nous. Mais ils l’ont libérée tout de suite, sans la toucher, contrairement à nous. On ne l’a pas su tout de suite, bien sûr. Tu leur as promis les noms de trois personnes clefs qui n'étaient pas du tout sur leur radar, si elle était arrêtée avec nous pour ne pas susciter de soupçon, puis libérée.

Guillain pâlit encore, plongea son visage entre ses mains. Je poursuivis :

  • Nous l’avons compris quand ces trois-là nous ont rejoints en transit à Compiègne. Roberte avait parlé à Marie la veille de son arrestation. Quand j’ai lu le livre d’Odette, j’ai noté qu’elle ne la mentionnait pas quand elle a raconté la fin de notre groupe. Marie devait être encore en vie… Elle ne voulait pas l’embarrasser.

Pendant un long moment, Guillain ne bougea pas, son visage toujours dans ses mains. Pourquoi était-il venu ? Pourquoi cet acharnement à me convaincre de son innocence ? Pour s’en persuader lui-même ? Cherchait-il à changer le passé ? Guillain est si difficile à comprendre.

Je repris la parole.

  • Tu te souviens, au Moyen Age, quand tu m’as appris tous les livres de la Bible que tu connaissais par cœur ? Nous nous les récitions l’un à l’autre… En latin, bien sûr, c’était le temps de la Vulgate… Quand j'étais à Buchenwald, ils me sont revenus en mémoire, surtout les psaumes. Ces plaintes, ces longues lamentations adressées au Seigneur. C’était un tel réconfort de les avoir en tête. Je les traduisais en français dans mes pensées. Ça me rappelait que d’autres avaient souffert avant moi, avant même que je n’existe. Avoir quelque chose de si profond, si émouvant avec soi, en soi,  c’est un tel cadeau. Une façon d'être libre, finalement, quoi qu’il advienne. 

Je fermai les yeux pour mieux me souvenir. 

  • Posuisti me in lacu novissimo in tenebris in profundis...super me confirmatus est furor tuus et cunctis fluctibus tuis adflixisti me semper...

Guillain leva lentement la tête. Il répéta d’une voix rauque, mais en Français : 

  • Tu m’as jeté dans un gouffre profond… dans les ténèbres, dans les abîmes… Ta fureur pèse lourdement sur moi… tu m’accables des vagues de ta colère…

Il resta un moment sur le divan, défait, lui, l’homme qui m’avait jetée dans l'abîme. Je ne le quittai pas des yeux. Tout autour, les cris, les odeurs révoltantes, le froid, la douleur, la faim, les visages exsangues de mes amies mourantes.... Je savais que Guillain lui aussi traversait son enfer personnel. Quand il a vu qu’il n’était pas seul à pleurer, il s’est levé, a remis son manteau. Et à ma surprise, il m’a serrée dans ses bras pour me dire au revoir.

  • Je te demande pardon, a-t-il soufflé dans mon oreille.

J'étais trop étonnée, au milieu des larmes, pour répondre. Je l’ai suivi jusqu'à la porte d'entrée.

  • Milo vient dîner ce soir, au restaurant, ai-je annoncé d’une voix mal assurée. J’ai toujours une table ouverte pour les Semblables. Viens avec lui?

Il m’a jeté un regard surpris.

  • Tu es sûre ?
  • Oui.

J’ai réussi à lui sourire.

  • Le passé est le passé. Nous autres, nous avons toujours un futur… Parfois, nous payons cher pour ce privilège. Mais il est à nous. Il est temps de mettre fin à la guerre, tu ne crois pas ?

Il a grimacé puis je n’ai plus vu que son dos, disparaissant dans les escaliers. J’ai pensé que je ne le reverrais pas avant trente ans, au moins. Mais je voulais le quitter sur cette note, cette ouverture.

Pourtant, les yeux encore sur l’escalier, après cette conclusion, je sentis la colère me gagner. C’est exactement pour ça que je ne voulais pas le voir après la sortie du livre d’Odette. Il n’était pas furieux pour le bon motif. Au lieu d'être révolté par sa trahison, il était indigné de se trouver accusé. Il ne se lamentait pas de la douleur infligée à ses amis, Il s’attristait de ce que pensaient les historiens d’aujourd’hui.

S’était-il persuadé de son innocence au motif qu’il avait agi, non par peur, mais pour protéger la femme qu’il aimait ? Avait-il réussi à effacer son action de sa conscience, de sa mémoire même, pendant toutes ces années, jusqu’à ce que je lui rappelle qu’il était coupable et que nous l’avions tous su ?

La colère me balaya puis disparut. Il était Guillain, celui qui, auparavant, avait été bon pour moi quand j’étais totalement vulnérable et désemparée. Il était mon frère. Il aurait pu continuer à nier et partir, drapé d’outrage et d’indignation. A la place, il m’avait demandé pardon.

Quand il est apparu le soir, dans l'entrée du restaurant avec Milo, je me suis avancée vers eux et, étendant mes bras, les ai serrés contre moi tous les deux en un seul mouvement.

  • Milo, messager des dieux, merci de me ramener mon frère !

Milo éclata de rire. Plusieurs fois, ce soir-là, au milieu des autres convives et de mes allers et venues entre cuisine et salle, j’ai rencontré le regard de Guillain -   sans ombre, sans rancœur, le soulagement simple d’avoir fait place nette du passé.

Au moment de quitter l’Oursin, il m’a embrassée et glissée un petit mot. Rentrée chez moi, j’y ai lu "Ego tibi debere. Pete a me quod vis, modo per mensem, aut per saeculum. Et age quod tibi placet ". Traduction : « J’ai une dette envers toi. Demande-moi ce que tu veux, maintenant, dans un mois ou dans un siècle. Je ferai ce que tu voudras ».  

Ma première pensée a été que la dette avait été payée d’avance : Guillain a été extrêmement secourable lors de notre toute première rencontre. Et puis, je me suis souvenue de ses surnoms pendant la guerre. Le magicien. Le chirurgien. Qui sait quand on peut avoir besoin d’un tel homme dans le monde d’aujourd’hui…

 

2.

Où sont les bébés chats ? J’ai cru entendre des petites galopades dans la nuit… Devrais-je avoir un bac à chat à l'étage aussi ? Ils suivent leur mère et ont déjà testé le bac quand nous étions tous en bas. Mais iront-ils jusque-là avant l'arrivée du matin ?

Peu de temps après le départ de Greg, Amy et son amie Libby sont venues, toutes excitées à l’idée de jouer avec les chatons. Amy est inquiète de la réaction de sa mère. D'après le bail, j’ai droit à « un ou deux animaux de compagnie » avec le versement d’un dépôt de garantie supplémentaire. Dépôt versé à la signature du bail. Et là, j’en ai trois. Mon argument selon lequel deux chatons valent un chat ne semble pas l’avoir convaincue. Je n’y ai même pas pensé au moment du choix ! Deux ou trois, est-ce que ça fait vraiment une différence ? Apparemment, oui.

En dépit de l’avertissement d’Amy, nous avons passé un grand moment insouciant.

  • Aidez-moi à trouver des noms ! ai-je supplié. Je ne peux pas les appeler One et Two plus longtemps !

Libby suggère d’utiliser l’alphabet hébreu, qu’elle a appris au séminaire. C’est une bonne piste… Je ferme les yeux et essaie de trouver le sommeil.

Je sens la présence de ma petite Sainte à mes côtés. Mes lectures le long du 20ème siècle m’ont appris qu’entendre des voix est souvent un symptôme de schizophrénie plutôt qu’une expérience spirituelle. Mais ce savoir n’a jamais interféré dans nos conversations.

  • Je ne suis pas très fière de moi, avec cette histoire de baiser, lui dis-je. Mais j’ai cette connexion avec Greg… C’est difficile de lutter contre.

Je la sens sourire dans l'obscurité.

  • Tu as été prise de court… me dit-elle.
  • Qu’aurais-je dû faire ?

Dès que je forme ces mots, je vois clairement l’alternative. Moi, souriant chaleureusement à Greg, jetant un coup d’œil vers le mur qui me sépare de mes voisins à travers lequel la voix de Carol est audible et lui répondant :

  • J’aimerais dire oui… mais je ne crois pas que ce soit une très bonne idée…

Ma Sainte ajoute :

  • Dans ce pays, tu le vois bien, on parle de “sales types” et de “types bien”, ce sont des camps clairement délimités. Le problème, c’est que Greg a besoin, désespérément besoin d’être un “type bien” maintenant qu’il est sorti de prison. Mais quand il t’embrasse alors que sa petite amie est dans la pièce à côté, la frontière devient floue. Et ce n’est pas bon pour lui, il est suffisamment désorienté tel qu’il est…

Je soupire. Je n’avais pas pensé à ça.

  • Qu’est-ce qui va se passer ? Ne me dis pas que tu ne sais pas, tu m’as dit tant de fois que le temps n’existe pas ! J’aimerais que nous soyons ensemble, lui et moi. Nous nous faisons du bien…

Elle sourit, je le sais… Elle ne répond jamais à ces questions trop directes. A la place, elle demande :

  • Est-ce que c’était un baiser qui valait le coup, au moins ?
  • Oui… enfin, c’était si rapide… je crois qu’il était surpris lui aussi. Ça m’a rappelé le premier baiser de Brisart, tu te souviens ?
  • Ton mari ? Je n'étais pas là quand il t’a embrassée la première fois.
  • Tu es toujours là.
  • Je ne passe pas ma vie… enfin, mon éternité…  par-dessus ton épaule, ma fille!

Pendant un moment, nous rions toutes les deux.

  • Alors, demande-t-elle finalement, comment était le premier baiser de Brisart?
  • C’est comme si j’avais été effleurée par un papillon… Il osait à peine me toucher.

La mère chat vient de sauter sur mon lit. Je la sens qui approche, toute ronronnante, je ne fais aucun mouvement. Je ne veux pas interférer dans sa progression. Elle semble prendre un moment pour apprécier la géographie de ce nouveau lieu, les oreillers, un ou deux coussins, un livre, et moi, couchée sur mon côté. Elle escalade ma personne et s’installe sous mon bras, directement sur mes côtes.

  • C’est comme si elle plantait un drapeau après la conquête d’un nouveau territoire…

Ai-je dit cela ? Ou est-ce ma Sainte ? Peu importe. Le ronronnement me berce. J’ai l’impression d’être parvenue à destination. Je me sens enfin chez moi.

 

3.

La présence des chats attire mes voisins avant ou après leur journée de travail. Parfois, ils se retrouvent tous autour de la table, Jackson avec ses enfants qui cherchent à attraper Guimel et Fury, lesquels ont la sagesse de les fuir, Amy et Libby ensemble, Greg quelquefois accompagné de Carol.

Je prévois leur venue et fais cuire de bonnes choses, un cake au jambon et olives, ou alors au saumon, un gâteau à la cannelle, des cookies, tout à la fois pour grignoter et faire régner une bonne odeur dans la maison. Je sais que ce que j’enfourne embaume aussi du côté McElroy de la maison.

Le fait est, Katherine n’est jamais venue voir les chats. Elle ne m’a pas non plus demandé de préparer de nouveaux dîners. Nous commencions à avoir un rythme: un repas  tous les deux, trois jours  suffisamment abondant pour que chacun puisse grignoter des restes le lendemain. Cela fait une semaine et pas un mot. Une pause du côté des fourneaux est appréciable, compte tenu de mes fréquents invités ces jours-ci. Mais cela m'inquiète. Je devine un mécontentement qui peut devenir… quoi ? Une action légale contre les locataires félins ? Katherine a une telle autorité que, sans qu’elle ait officiellement dit un mot, je suis fébrile et je m’interroge.

Sur les talons d’Amy et de Libby, Jackson entre chez moi, et me fait signe, tandis que sa fille se précipite en courant vers la cuisine. Il tient son fils dans ses bras et reste près de la porte d'entrée.

  • Ecoute… me dit-il.

Il pousse le bouton de la sonnette. A la place du cri strident qui me met hors de moi, des notes résonnent, comme des cloches se répondant les unes aux autres.

  • J’ai bricolé...un petit changement, explique-t-il. Et je peux régler le volume de celle-ci, tu n’auras qu'à me dire.

Je le regarde avec surprise et reconnaissance. Est-ce son initiative personnelle, ou a-t-il agi à la demande de sa mère ? Est-ce le signe qu’elle me pardonne mon chat de trop ?

  • Ce que c’est gentil ! Quand as-tu fait ça ?
  • Ce matin, tu dormais je crois… je voulais te faire la surprise.

J’ouvre les bras pour lui donner une “hug”, Jackson prend son air de fausse modestie dont il se sert souvent sur scène, quand il est applaudi. Mais il met son bras disponible autour de moi comme si j'étais vêtue d’un épais manteau invisible, laissant un espace entre son bras et ma personne.

  • Périmètre de sécurité… explique-t-il en regardant ostensiblement le plafond d’un air distrait.

Amy et Libby, qui comprennent l’allusion (je leur ai raconté notre dialogue à ce sujet) éclatent de rire. Greg et Carol, qui sont arrivés dix minutes auparavant et se servent de gâteau, sourient. J'aperçois Greg secouer la tête comme il le fait souvent devant les facéties de son neveu, avec un sourire à la fois indulgent et un peu agacé.

  • C’est la chanson de Paul McCartney ! s’écrie Libby. “someone is at the door…”
  • “Let them in!” poursuit Amy.

Jackson dépose babyGreg à ses pieds et guide ses pas mal assurés.

  • Je me suis souvenu que nous avions installé cette sonnette pour des locataires retraités qui avaient du mal à entendre leurs visiteurs, explique-t-il. Manifestement, ce n’est pas ton problème.

Je suis touchée qu’il se soucie ainsi de mon bien-être, et, baissant la voix, je lui demande combien de temps il a travaillé sur ce projet.

  • Tu ne me dois rien, Wakanda! C’est au propriétaire de s’occuper de ça. Et puis, je t’aurais demandé ton avis si je voulais que tu me paies, moindre des choses!
  • Alors… puis-je t’embrasser pour te remercier ?

Jackson prend un air ravi qui  transforme son visage, il ressemble presque à un personnage de dessin animé, ce qui nous fait tous rire. Il avance son visage vers moi.

  • Pas sur la bouche, dis-je en riant. Sur les joues, à la Française.

Je l’embrasse ainsi, il me donne une “hug”, une vraie, je le remercie.

  • De fait, Max, j’ai un service à te demander, ajoute-t-il.

Il s'assoit sur le divan, son fils près de lui, jette un regard vers Aly - la petite fille regarde Alpha, la mère chat, couchée confortablement sur le divan, non loin de la place que Jackson vient de prendre. Je pensais l’appeler Aleph, la première lettre de l’alphabet hébreu, mais elle montre une telle grâce à aller et venir, altière et pleine de féminité, que son nom s’est transformé en lettre grecque sans presque que je m’en rende compte. Aly a posé la main sur son dos et elle la caresse doucement. Elle est si sérieuse ! Chatte et enfant se regardent, semblant se jauger.

  • Elle a eu une mauvaise expérience avec un chat l’autre jour, chuchote Jackson. Je suis contente qu’elle ait l’occasion de surmonter ça.

Il poursuit, reprenant un ton normal.

  • Oui, j’ai besoin de ton aide.

J’esquisse un geste des mains pour lui montrer ma bonne volonté.

  • Voilà, j’ai une “hot date” dans quelques jours.

Ah, la “date” américaine, difficile à traduire en français. Nous n’avons pas de mot correspondant. Nous parlons de rendez-vous, qui sonne officiel ou médical, ou alors de “rencart”, un mot bancal qui donne l’impression de quelque chose de bâclé entre adolescents. La “date”, ce rendez-vous romantique entre deux personnes, peut survenir alors qu’elles ne se connaissent même pas, dans ce cas, la date est “aveugle” ; on parle même de “date” - playdate - quand on se retrouve entre parents pour que les enfants jouent ensemble. Quand il s’agit d’un rendez-vous amoureux avec une personne très attirante, là, c’est une ‘hot date’, et je suis positivement ravie que Jackson m’annonce qu’il a quelqu’un en vue.

Lui prétend être blessé de mon expression enthousiaste.

  • Tu ne pourrais pas montrer un peu de jalousie ? soupire-t-il. Juste pour calmer mon ego…

Nous rions et j’enchaine :

  • Que puis-je faire pour toi ?
  • Voila. Nous allons dîner chez elle… et je voudrais lui préparer quelque chose de bon dans sa cuisine. Je pensais à ces crow-messi.
  • Croque Monsieur. Oui bonne idée ! Tu veux la recette ? Attends, je peux te montrer comment les faire. Avec peut-être quelques détails qui font pro? Et pourquoi pas une petite salade fraîche pour les accompagner ? De la roquette peut-être… Attends, pour toi, ça s’appelle arigula…. Un bon dessert - juste quelques bouchées mais savoureuses. Crème brûlée ? Une bouteille de vin ? Je peux te conseiller.

Des onomatopées des uns et des autres ont accompagné notre dialogue. Greg intervient :

  • Je crois qu’il faudrait que la leçon ait lieu ici, en notre présence, pour que nous puissions goûter et donner notre avis.

Tous approuvent avec conviction. Au fait, où sont mes chats ? Je jette un regard rapide. Je ne veux pas qu’ils sortent, surtout les bébés. Alpha, toujours sur le divan, ronronne, tandis qu’Aly la caresse. La petite Guimel est entre les mains de Libby et Fury, le chaton noir, essaie d’attraper la balle que Greg place devant lui mais soustrait juste au moment où Fury va l’attraper. Je réalise soudain une absence : je ne vois Carol nulle part. Est-elle déjà repartie ? Je l’aurais entendue. Soudain, je devine et rapidement, je monte à l'étage.

En quelques enjambées, je me retrouve dans ma chambre, dont je n’ai pas fait le lit. Et Carol est dans la pièce, absorbée par la contemplation du contenu de ma penderie.

  • Qu’est-ce que tu fais là ?

Carol me regarde sans se démonter. Elle a un tel aplomb, ça me désarme. Elle est pensive et calme. Son attitude exprime qu’elle a de bonnes raisons d’explorer.

  • J’adore la façon dont tu t’habilles… c’est toujours simple mais élégant. Tu as très peu de vêtements, en fait.

Tentative de diversion manifeste. Un compliment pour détourner l'attention, même pas crédible. Mes T-shirts et jeans, achetés ici ou là dans de grands magasins à bas prix, ne sont pas élégants.

  • Et me demander la permission avant, ça ne te paraissait pas…
  • Tu étais occupée avec Jackson…
  • Tu réalises que c’est complètement inapproprié de te glisser comme ça dans ma chambre ?

De fait, elle est si sereine que j’ai du mal, moi-même à réaliser à quel point elle exagère. Manque-t-elle complètement d’empathie ? Elle me regarde et hoche la tête.

  • Je sais, dit-elle simplement.
  • Bon. On sort d’ici. Dehors, dehors, dehors, ouste.

Tandis que nous rejoignons les autres et que mon esprit bouillonne d’indignation, je songe aussi à ma dernière rencontre avec Greg. Nous pourrions échanger nos paroles. Elle : tu sais que c’est complètement inapproprié d’embrasser mon petit ami ? Moi : Oui, je sais…

 

4.

  • Pourquoi Fury ? demande Libby.

Nous sommes tous assis autour de la table, sauf Jackson sur le divan, où il regarde un dessin animé avec ses enfants. Libby tient le chaton noir, le caresse longuement, il est abandonné dans ses bras. Je regarde la façon dont chacun de mes protégés réagit en présence de mes amis. Je devrai peut-être les laisser derrière moi un jour prochain, je dois prévoir des points de chute.

Je souris.

  • Je pensais utiliser des lettres hébreu pour les trois, et puis c’est comme si les circonstances s’étaient emparées de la situation… Aleph est devenue Alpha…. Je suis tombée en zappant sur un film, vous savez ce long métrage, en dessin animé “comment dresser un dragon”.... bon, ce dragon s’appelle Fury et…

Jackson qui suit la conversation à distance m’interrompt.

  • Ce n’est pas le nom du dragon, c’est l'espèce à laquelle il appartient. Night Fury.

Greg esquisse un mouvement d’impatience et lève les yeux au ciel.

  • Bref, repris-je, ce dragon ressemblait vraiment à… au chaton. Vous voyez, sa tête allongée et ses yeux verts. Avant même que je ne prenne la décision, c’était son nom.
  • Je pensais que c’était parce qu’il a une fourrure très douce, dit Amy, tu vois, “fur” donc furry….

Quoi ? Non, c’est impensable, mon petit male ne peut pas s’appeler “Furry”, qui se prononce en un doux “feuh-ri”. Il est apparenté au dragon. Fury, prononcé Fiury.

  • Non, non, non. C’est un chaton assez macho ! Fury, comme le dragon. Et puis Guimel, sa sœur.
  • Guimel, la troisième lettre de l’alphabet hébreu, sourit Libby, c’est ce qu’il faut pour le troisième chat ! Tu sais ce que ça veut dire ?
  • Guimel ? Chameau, je crois ? Selon Google…
  • C’est un des sens, oui, mais Guimel signifie aussi “philanthrope”, un homme riche et généreux, et aussi un homme en marche. Regardez…

Visiblement, elle veut écrire quelque chose et regarde autour d’elle pour trouver les instruments qui le lui permettraient, je lui tends un crayon et lui prend le chaton; Jackson se lève, tire  de sa poche son petit carnet sur lequel il note ses idées, l’ouvre à une page vierge et le place devant la jeune femme. Libby dessine la lettre Gimel, puis la lettre suivante à sa gauche, Dalet.

                     ד    ג

  • Alors, en hébreu, on lit de droite à gauche, contrairement à notre langue. Donc Guimel. L’homme généreux marche vers le Dalet, qui signifie pauvre et fragile. Il veut lui donner de l’argent et de la nourriture. Dalet, ou delet, veut aussi dire “porte”. Grace à la solidarité humaine, le dénuement du Dalet est temporaire. Le symbole de la porte indique qu’il est prêt à sortir de cette situation.

Un instant de silence accueillit ses explications.

  • Tout ça dans deux lettres ? s'étonne Greg.

Libby n’est pas mécontente.

  • Oh oui, il y a tout l’univers dans l’alphabet hébreu ! Guimel et Dalet ont besoin l’un de l’autre. C’est ce qu’on voit aussi dans les couples : on cherche chez l’autre quelqu’un qui nous ressemble, qui ressemble aux gens que nous aimons, nos parents le plus souvent… mais parfois nous sommes au contraire attirés par quelqu'un qui possède une part de nous-mêmes encore inexplorée.

Je reste songeuse un instant, réfléchissant aux relations qui ont compté dans ma longue vie à la lumière de cette affirmation. De l’autre côté de la table, en face de moi, Greg et sa petite amie échangent un sourire de connivence tendre. Je suis prise de court. J’avais présumé sans même y réfléchir que Greg supportait Carol avant tout par esprit de devoir, parce qu’elle lui avait écrit fidèlement pendant ses dernières années de prison.

Ce que je ressens aussitôt, les mots “ça me tue” le résume parfaitement. L’impression d’une lame de couteau, rapide et efficace, qui pénètre de bas en haut, au niveau de mon cœur. Et dans le même temps, je suis surprise de la violence de ma réaction. Je viens de rencontrer Greg, nous n’avons aucun passé, pourquoi a-t-il tant d’importance ? Etant donné ce que j’ai vécu au cours des siècles, je devrais m'ébrouer en présence de cette situation et rire !

Je suis remuée par ce qui vient de se passer. Que vais-je devenir si mes émotions échappent à mon contrôle et même à la raison ? Je me sens vulnérable et vaguement honteuse. Dans une espèce de vertige, je vois les dernières semaines écoulées et les longs moments de sommeil, l'épuisement si vite ressenti, et aujourd’hui, alors que je n’ai pas fait grand-chose sinon des gâteaux simples, la fatigue et l’envie d’aller m'étendre. Je devrais être rétablie à présent !

Avec une vibration de panique, une réalisation m’atteint. Je vieillis. Pour la première fois depuis le 8eme siècle, je vieillis. Est-ce que le processus reprend son mouvement ? Si c’est le cas, que va-t-il se passer ? Une accélération progressive, peut-être en quelques semaines ou qui sait, quelques jours… ? Vais-je me recroqueviller, me dessécher… jusqu'à devenir poussière, comme le léger voile de farine que j’ai rapidement essuyé tout à l’heure sur le plan de travail dans ma cuisine … ?

Où vais-je aller si je meurs ? Le néant ? Je veux aller là où ils vont tous. Tous ceux que j’ai aimés. Je veux retrouver Brisart. Est-ce même possible ? Suis-je un être humain ? Ai-je une place à leur côté dans l’au-delà ? J’ai parfois posé ce genre de question à ma petite Sainte sans obtenir de réponse claire.

Abraham, dans l’Evangile de Luc, répond à la clameur du riche qui se retrouve en enfer : tu as profité des bonnes choses pendant ta vie, maintenant c’est terminé pour toi. Alors que le pauvre mendiant que tu as négligé, lui sera réconforté à mes côtés pour toujours.

Ai-je, comme cet homme qui a vécu dans l’abondance de son vivant, déjà croqué toute ma part d'éternité ? Une éternité au jour le jour, du matin au soir ? … Vais-je simplement glisser vers la non-existence ?

 

 

5.

  • Ça va, Max ? Tu as l’air toute chose… Tu as vu un fantôme ?

Jackson me dévisage avec une inquiétude de grand frère. Je lui souris.

  • Peut-être bien…

Les uns et les autres se sont levés sans que j’y prête attention pendant les instants passés à considérer le néant comme ma prochaine résidence. Jackson passe son bras autour de mes épaules.

  • Les fantômes ne font que passer…. Ne te laisse pas impressionner.

Sa chaleur me fait du bien. Libby me parle et j’entends seulement la fin de la phrase.

  • ...demain à l’heure du déjeuner ?
  • Excuse-moi, j'étais distraite… Que se passe-t-il demain, à l’heure du déjeuner?
  • Yoga, à l'église. Je donne un cours. Sinon, c’est le samedi matin.
  • Je n’ai jamais fait de yoga.
  • Excellente occasion pour essayer ! répond Amy. J’y serai ! Greg, tu pourras venir ?

Greg ne répond pas immédiatement, il essaie visiblement de se remémorer ses horaires qui changent d’une semaine à l’autre. Il ne travaille pas à temps plein.

  • Si je peux, je serai là.

Je n’ai jamais fait de yoga pour une bonne raison : je n’aime pas. Quitte à faire du sport, je préfère les activités qui servent à quelque chose : la course à pied, évidemment, pour fuir ou poursuivre quelqu’un, les arts martiaux, la boxe… En cas de catastrophe ou d’agression, je ne vois pas comment une pose hiératique pourrait être secourable.

Libby se tourne vers Greg.

  • Au fait, je voulais te demander, samedi de la semaine prochaine, peux-tu me remplacer ? Je serai à Portland pour cette conférence.

Greg lui sourit.

  • Oui, tu m’en avais parlé, c’est noté.

Je m'étonne.

  • Greg, tu enseignes le yoga ?

Greg a un sourire un peu contraint, comme chaque fois que quelque chose de flatteur le concerne.

  • Oui, à St Quentin, j’ai appris… Ils ont remarqué que le yoga améliorait l’ambiance, moins de bagarres, meilleure santé psychologique des détenus… Alors, ils ont multiplié les cours, mais les enseignants qui viennent du dehors n'étaient pas toujours disponibles. Du coup, ils ont formé des détenus qui eux, par définition, sont toujours là. J'étais l’un d’entre eux, c’est tout…
  • Oh, il est excellent, intervient Libby. Mes petites dames qui viennent le samedi l’adorent ! “Quand est-ce qu’il revient, ce charmant Monsieur ? Il est très bel homme, mais si discret !” (Elle imite la voix d’une autre vieille dame) “Tous ces muscles, mais si patient, si gentil !”

J'éclate de rire avec les autres, tandis que Greg semble sur le point d’entrer en combustion spontanée tant il est embarrassé. Ce rire me fait du bien, chassant la froide contemplation du vide. Je regarde Libby avec reconnaissance.

  • Je viendrai. J’ai l’adresse de l’église ?

Libby écrit le nom et me recommande d’aller sur leur site web ou un plan du quartier est inséré. Je me tourne vers mes invités et leur demande de prendre des tranches de gâteaux et des cookies avec eux.

  • Il faut faire place vide, s’il vous plaît, je ne peux pas manger tout ça, et ça me donnera l’occasion de préparer autre chose…

Je sors des petits sacs alimentaires ziploc et un rouleau de papier alu. Carol prend une tranche de cake au jambon, en émiette une autre sans faire très attention. Soudain, une flambée de colère m’envahit. Je marche vers elle, me penche pour la regarder droit dans les yeux. Elle a une tête de moins que moi.

  • Carol, tu es la bienvenue chez moi, mais si je te surprends à nouveau à fouiller dans mes affaires, je te prends par la peau du cou et je te jette dehors. Et ce sera terminé, tu ne remettras plus les pieds ici.

Je n’ai pas chuchoté mais comme les uns et les autres bavardent en faisant leurs adieux aux chats, ma déclaration est restée discrète. Greg, pourtant, a entendu et je vois son visage, soudain tendu, tourné vers nous. Je suppose que Carol va rester sur la note conciliante qu’elle avait en quittant ma chambre. Elle va dire “je ne sais pas ce qui m’a pris, ça ne se reproduira plus…” Mais elle répond en haussant le ton.

  • Je n’ai pas “fouillé” dans tes affaires. Et tu n’as pas besoin de me parler comme si j’avais 4 ans.

Amy, Libby et Jackson se taisent et nous regardent.

  • Alors, ne te conduis pas comme si tu avais 4 ans.

Je tremble presque tant je suis furieuse. Le souvenir de la “reconstitution” et de la détresse qu’elle m’a causée est soudain présent dans mon esprit, alimentant ma colère. Carol doit le sentir, elle tente de désamorcer la situation. Elle a un petit rire et un geste de la main.

  • Ecoute, je ne pense pas à mal quand je fais des choses comme ça. Et encore une fois, je n’ai pas “fouillé”.

Elle hausse les épaules avant de poursuivre, avec un sourire engageant.

  • Il faut me prendre comme je suis…

Je rapproche mon visage du sien.

  • Je peux être brutale. Quand je dis “te prendre par la peau du cou”, ce n’est pas une image. Dernier avertissement.

Ensuite, je m'éloigne et imite son geste de la main.

  • Il faut me prendre comme je suis.

Jackson et Amy répriment un rire au même moment, mais émettent un gloussement que Carol n’a aucune peine à entendre. Elle me jette “tu es cinglée!” et sort. Greg me regarde avec une expression peinée, comme s’il avait du mal à croire ce qu’il vient de voir et la suit. Amy et Libby se glissent près de moi. Elles me côtoient comme les deux ailes d’un ange, une de chaque côté, posent leur main dans mon dos.

  • Tu as très bien fait ! dit Amy. On ne peut pas la laisser agir ainsi !
  • Elle a vraiment fouillé dans tes affaires ? demande Jackson.
  • Je l’ai surprise dans ma chambre, et non, elle ne fouillait pas dans mes affaires, mais elle était dans ma penderie… tu crois que je suis allée trop loin ?
  • Non, dit Libby calmement. Tu lui as rendu service. Elle doit apprendre qu’il y a des limites à respecter chez les autres.
  • Il faut qu’elle entende que ses actes peuvent avoir des conséquences ! renchérit Amy. Allez, viens au yoga demain, et d’ici là, interdiction de te sentir coupable !

Mais je me sens coupable, parce que l’origine de ma colère ne se trouve pas dans la présence de Carol dans ma chambre, ou même la reconstitution, mais dans le regard qu’elle a échangé avec Greg.

 

6.

Dès le départ de mes invités, j'écris un email à Akira - bien loin de mes précédentes missives brèves et désireuses de ne pas trop empiéter sur sa lune de miel japonaise. Je ne marche plus sur des œufs, je piétine sur des plates-bandes. Angoisses et tourments me traversent et la discrétion qui me tenait tant à cœur n’est plus de mise.

Je laisse courir mes doigts sur le clavier et un long message se forme en un seul paragraphe, décrivant cette journée, mes agitations au sujet de Greg, les ramifications qui se sont créées sur la durée de mon existence, des incidences sur Carol, son exploration et mes menaces. Jalousie, culpabilité et vibrante inquiétude sur mes lendemains s’entrecroisent sur l'écran. Finalement, j’envoie le tout sans même me relire. Je lui facilite le diagnostic dans un sens : il va vite comprendre que mon cerveau bouillonne de façon alarmante.

Dans un état de stupeur quasi-hypnotique, je regarde pendant un long moment l'écran et le message confirmant que l’email a été envoyé. Ensuite, brusquement mue par une énergie frénétique, je me jette dans un déluge d’activités, je range la cuisine, change la litière des chats, jette, lave, passe une serpillère, l’aspirateur (provoquant une panique féline), dispose les chaises autour de la table comme si j’allais prendre des photos pour Ikea magazine. Si Katherine veut faire une inspection surprise, elle trouvera une maison impeccable, légèrement parfumée aux agrumes (huiles essentielles apportées par Amy). Je suis en sueur de m’être ainsi déchainée. C’est le moment de passer sous la douche et d’aller me coucher alors qu’il est à peine 20h. Dernier regard rapide dans ma boîte de réception. Et surprise ! Akira m’a déjà répondu. Je ne m’y attendais pas.

“Mon Xavier, ton email ressemble à une peinture abstraite avec des splash de couleurs partout ! Ta nouvelle ennemie jurée n’a pas tort, tu es cinglée, mais pas tout à fait comme elle l’entend...

Ma chérie, reprenons les choses dans l’ordre, comme tu le fais si bien avec mes propres états d'âme… quand j’en ai. (Ne rappelons pas de noms, mais juste des indices temporels pour les plus récents. 1758, 1932 et 1998)

  1. Greg : tu as un coup de cœur, ce que les américains appellent un “crush”. Typique pour les Semblables en phase d'atterrissage.  Parfois ça dure, parfois ça passe. Mais tant que c’est là, on agit de façon désordonnée, on se surprend à souffrir sans mesure, c’est intense. Tu es dans la norme. Rien d'inquiétant. Tu es en général si peu intéressée par les histoires de cœur que tu as pu vivre des siècles dans l’ignorance de ce phénomène dérangeant... mais pas si déplaisant…
  2. Le baiser. Ah ce baiser ! C’est presque un crime à t’entendre. Enfin, Xav, tu sais bien que, pour les américains, s’embrasser sur la bouche n’est pas réservé aux amoureux ! Les parents embrassent leurs enfants ainsi, les adultes aussi pour les événements importants - jamais entre hommes, hélas… - c’est même comme ça que toi et moi nous nous embrassons ! Greg vient de te parler longuement de son passé et tu l’as écouté et réconforté. Il te remercie solennellement, c’est tout. Ce n’est pas une trahison dont tu serais complice…
  3. Carol : je ne sais pas si elle perçoit que tu t’intéresses à son mec, ou si elle est jalouse de l'intérêt de Jackson, mais elle te cherche depuis le début. Elle trouve un prétexte vaguement historique pour te crier dessus en plein dîner, vient s’excuser sans s’excuser avec des chocolats qu’elle ne t’offre pas et finalement se glisse dans ta chambre pour, je suppose, déjà réfléchir à son prochain emménagement. Si tu n'étais pas arrivée, elle fouillait dans tes affaires dans les minutes qui suivaient. Il était temps que tu réagisses plutôt que de l’inviter à continuer de te marcher dessus.
  4. Tes amies Amy et Libby me plaisent beaucoup. Et si tu laissais de côté ton obsession avec ton grand criminel et te tournais vers elles ? C’est peut-être là que tu as des choses inexplorées à vivre…
  5. Ton vieillissement : tu as enfin le temps de prendre le temps de vivre, de te reposer après des années endiablées, c’est très sain ! Laisse ton corps te guider. Tu ne vieillis pas plus que moi. Ton email me le confirme : tu es toujours une adolescente.  Et si, en effet, la grande faucheuse est en route, ni toi ni moi ne pouvons rien y faire. Pas la peine de paniquer. Regarde approcher la grande vague du tsunami avec le sourire…”

 

Qu’ils sont beaux sur la montagne, les pieds de celui qui apporte de bonnes nouvelles, qui proclame la paix, qui apporte d’heureux auspices, qui proclame le salut, qui déclare : ton Dieu règne !

Trois chats courroucés et tout à fait indifférents aux mots puissants d’Esaïe m’attendent à l'étage où ils se sont réfugiés pendant mes activités fébriles. Ils suivent la prophétesse qui rit de soulagement vers le grand lit où jeux, sommeil et rêves ont lieu jusque tard le lendemain.

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Edouard PArle
Posté le 21/02/2022
Coucou !
Le passage avec Guilhain était très bien mené. Il a trahi des camarades résistants mais on ressent quand même de l'empathie pour lui. Le fait qu'il essaie de se persuader de son innocence au début ça marche bien, on ne sait pas trop qui croire dans un premier temps.
Sinon, je trouve assez amusant les aventures amoureuses de Max dans le présent, elle est loin d'être blasée pour une immortelle xD Le mail d'Akira paraît adressé à une jeune ado. Moi j'aime bien, ça montre qu'elle garde son humanité et son caractère malgré le passage du temps.
J'arrive de mieux en mieux à cerner les personnages et leurs caractères. Par contre je ne sais pas encore où tu nous emmènes. Le questionnement de Max sur un possible vieillissement est peut-être un indice...
Mes petites remarques :
"mon petit male" -> mâle
"Un instant de silence accueillit ses" -> accueille ?
"Abraham, dans l’Evangile de Luc, répond à la clameur du riche qui se retrouve en enfer : tu as profité des bonnes choses pendant ta vie, maintenant c’est terminé pour toi. Alors que le pauvre mendiant que tu as négligé, lui sera réconforté à mes côtés pour toujours." J'aime beaucoup le parallèle biblique, très parlant
"Une éternité au jour le jour, du matin au soir ?" bien vu pour le titre xD
Toujours très agréable,
A très vite !
Yannick
Posté le 15/05/2020
Salut!

Ce chapitre confirme parfaitement ce que je ressentais en lisant les précédants (ce qui est très personnel):
- Je trouve le passé et les flash back vraiment géniaux. J’ai vraiment aimé le personnage de Guillain : pas méchant, au contraire probablement bon, qui dois faire un choix impossible à faire, qui s’en veut encore des décennies plus tard, le tout avec une dose de mauvaise foi et un besoin de pardon. Ils sont très humains, tes Semblables ! (au passage, je trouve que le nom est une super trouvaille).

- Et puis je retombe dans le présent et là… c’est toujours très bien écrit mais pour moi, c’est un peu monotone. Il y a pourtant plein de bonnes idées, de l'humour, etc., mais à mon avis manque une intrigue dans cette partie du présent. J’ai un peu l’impression de passer d’un film blockbuster (le passé) à une sèrie TV en 100 épisodes (le présent). Ce n’est que mon avis, à confirmer avec d’autres lecteurs… ou pas !

Deux petits remarques :
Je devrai peut-être les laisser derrière moi (je devrais ?)
l’inviter à continuer de te marcher dessus (continuer à te marcher dessus ?)
annececile
Posté le 17/05/2020
Merci de ton commentaire, qui m'interesse beaucoup! J'ai eu dans mon entourage des avis presque opposes : les lecteurs (lectrices en l'occurence) aimaient suivre le present et le passe les barbait. Comme tu l'as sans doute devine, le passe va intervenir dans le present, mais je prends note de ta reaction. Merci aussi de tes suggestions sur les tournures de phrases, qui sont tres pertinentes.
Yannick
Posté le 17/05/2020
Je trouve que c'est un super retour: tu as réussi à capter des publics très différents!
L'essentiel est de continuer à donner à chaque groupe ce qu'il aime ; c'est un challenge très motivant.
Zoju
Posté le 24/04/2020
Salut ! J'ai bien aimé ce chapitre. Cela fait du bien que Max dise à Carol, ce que l'on espérait. J'ai particulièrement apprécié la partie dans le passé et la personne de Guillain, cela permet de découvrir une autre facette des semblables et de complexifier (en bien) leur personnalité. Après je ne sais pas si c'est une impression, mais j'ai l'impression que Max est plus mature dans le passé que dans le présent. C'est assez étrange à dire, mais je n'arrive pas à trouver les mots pour expliquer ce que je ressens. Dans les parties passées, on ressent le poids des années et des événements qu'elle a vécu alors que je trouve que cela est moins présent dans la partie présente. Après, je ne sais pas si les parties passées sont des souvenirs ou un sorte de saut dans le passé. Enfin, je trouve que le mail d'Akira permet de remettre les idées de Max, mais aussi du lecteur bien au clair. J'ai eu plus de facilité à lire ce chapitre que ton précédent. J'attends la suite avec impatience. :-)
annececile
Posté le 25/04/2020
Comme toujours, ton avis me permet des reflexions interessantes. Max est la narratrice, et elle raconte aussi des souvenirs du passe quand ils lui viennent a l'esprit. Ca m'interessait de montrer que quelqu'un qui a vecu aussi longtemps peut malgre tout manquer d'experience dans certains domaines ou etre naive.... Max s'est tenu a l'ecart de beaucoup de relations de couples, elle n'a ete mariee qu'une fois donc elle se retrouve la dans un contexte qui ne lui est pas familier, c'est ce qu'Akia essaie de lui faire comprendre. Ton impression est donc tout a fait fondee. Maintenant si ca parait bizarre a la lecture, surtout dis le moi!
Zoju
Posté le 25/04/2020
Je trouve ce côté naïf de Max très bien. On pourrait penser que comme elle a vécu des siècles, elle serait devenue une sorte de matrone sévère presque moralisatrice et dépassée dans un corps de jeune. Alors même si elle a plus de maturité que ceux de son âge, c'est agréable de voir ces réactions chez elle. Même si elle ignore si elle est encore humaine, elle en a été un.
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