Chapitre 71 : Suzanne, la tisseuse de bonne aventure

Par Kieren

Il fallait être rapide et méthodique. Le Gamin avait une poupée représentant sa sœur et les deux pourrissaient de l'intérieur. Le plus logique était de rendre le jouet en espérant que cela rompe la malédiction.

Mais il n'y avait aucune garantie que cela ne marche.

Il nous fallait des informations. C'était Riton qui m'avait parlé de ce cimetière, il fallait qu'on lui rende visite. Je pris la fillette sur mes épaules, le sac à dos contenant la poupée, et la combinaison des deux était insupportable pour mes narines. J'avais déjà reniflé du cadavre dans mes années les plus sombres, là où la vie m'avait mené, et j'avais enfermé tout cela dans la cave de ma mémoire. Et l'odeur fit remonter en moi des souvenirs, des images. Ceux que j'avais vu mourir devant moi ; et ceux qui l'étaient depuis beaucoup plus longtemps. Là où la fierté et l'orgueil sont plus forts que le respect et l'amour. Là où la mouche se pose sur des yeux qui ne brillent plus que par le reflet des maisons qui brûlent.

Le contenu de mon estomac se répandit sur le sol. La Gamine en profita pour faire de même, mais elle c'était du sang et de la vermine. Une partie coula le long de mon dos.

« Pardon. » éructa t-elle.

« Tu seras de corvée de chiotte si tu survis. Pour l'instant vomis sur moi si ça te soulage. Ta vie est plus importante que mon amour propre. Gamin, on y va ! »

Celui-ci me prit la main et la serra fort, très fort. Il regardait droit devant lui. Alors nous partîmes.

Le ciel était noir, sans étoile. Seule la lune tentait de percer à travers les nuages, sans trop de succès ; les criquets étaient toujours là, ainsi que leur increvable mélodie, trop douce devant l'urgence de la situation, ils étaient encore une fois complètement à côté de la plaque. Un hibou hulula, puis prit son envol, ayant certainement repéré une proie blessée. Il nous survola, puis disparut.

Une fois arrivé à la maison de Riton je martelai la porte jusqu'à ce qu'on vienne nous ouvrir, et mon ami arriva. Il nous regarda à tour de rôle, l’œil à moitié endormi.

« Si je veux faire une ballade nocturne avec mon vieux et mes gosses préférés ? Mais avec plaisir ! Pourquoi vous sortez d'une fosse à purin par contre ? »

« On se prépare pour le Jardin des Morts Riton, l'état de la Gamine s'est empiré. »

« Ah... Un défaut de communication alors. Vous avez fait quoi ? »

« Le petit a volé une poupée qui se trouvait sur une tombe. Et maintenant la Gamine se putréfie, j'ai des vers qui gigotent dans mon cou ! C'est plus que désagréable. »

« Ce qui est désagréable c'est d'être réveillée au milieu de la nuit par une odeur de cadavre ! Alors foutez le camp ! ». Ça c'était Caroline, de bonne humeur il semblerait.

« Elle a raison ! » s'exclama Riton en sortant de chez lui après avoir fermé la porte. « La petite ne guérira pas devant notre maison. Même avec un nœud papillon dans les cheveux. Il faut voir Suzanne, c'est elle qui m'a parlé de cet endroit. »

« La tisseuse de bonne aventure ? Tu n'as personne d'autre dans ton répertoire ? »

« Bien sûr que si mon Vieux ! Éole, le fossoyeur ! Il sera ravi de s'occuper de la Gamine. Elle aura droit à son moulin à vent et sa place dans le cimetière. Alors on se bouge, mais avant cela... » Il prit le Gamin sur ses épaules, et celui-ci s'agrippa. « Voilà ! Y'a plus de jaloux ! »

« Il ne voulait pas forcément monter sur tes épaules Riton. »

« Je parlais de moi ! »


 

Nous nous dirigeâmes vers la demeure de Suzanne. Sur le chemin la Gamine parla un peu.

« Alors comme ça, mon frère, tu as une poupée qui me ressemble ? »

Celui-ci se retint de pleurer et fixa sa sœur en hochant la tête.

La Gamine pouffa un peu, puis fut prise d'une nouvelle quinte de toux sanguinolente. Elle prit quelques secondes avant de reprendre son souffle, mais elle dit d'une voix douce : « Dommage qu'elle sente aussi forte, si tu avais pu la garder, j'aurais toujours été là pour te protéger. » Le Gamin commença à sangloter, alors sa sœur tendit son bras vers lui.

Nous échangeâmes un regard avec Riton et nous nous mîmes à la même hauteur. Ils purent se tenir la main pendant le reste du trajet.


 

La maison de Suzanne était encerclée par les rosiers, une bourrasque emporta une poignet de pétale. Une immense pendule à coucou était incorporée dans le toit, juste en dessous de la porte. Elle sonna minuit lorsque nous toquâmes, mais l'oiseau était absent. Je me demandai ce qu'il était devenu.

« Entrez ! Ne soyez pas réservés ! » siffla une voix sèche.

« Après vous mon cher. » annonça Riton en s'écartant du passage. « Les filles et les personnes âgées d'abord. »

« Trop d'honneur... » acceptai-je.

La maison était éclairée par de nombreuses bougies disposées sur tous les meubles, la cire avait coulé et se répandait par terre, le risque d'incendie aurait été à son paroxysme si le sol et les murs n'avaient pas été en pierre. Je vis une ombre se pencher sur le billot, en m'approchant je reconnus Suzanne.

Elle était entrain de s'occuper de ses plantes d'ornement : des bonzaïs. Ils étaient aussi nombreux que les bougies, et ils étaient très jolis, sauf qu'ils poussaient à travers des squelettes d'animaux : des chiens, des chats, des rats, des furets, des renards, et parfois même, des imago.

« Je vous en prie, prenez un thé ; cela ne va pas vous tuer. » dit-elle calmement. De son visage, on ne voyait que ses yeux marrons, ses yeux de jeune femme, le reste était couvert par une grande robe bleu marine, d'où pendait de multiples médaillons argentés représentant des animaux, des chiffres ou des hommes. Sa bouche était cachée par sa tunique, et elle sifflait plus qu'elle ne parlait. Elle s'installa sur un fauteuil dans le salon, devant elle se trouvaient 4 chaises, trois tasses de thé et un seau. « J'espère que vous me pardonnerez ce manquement à l'étiquette, mais je pensais que pour le thé elle ne serait pas prête. »

La Gamine se dégagea de mes épaules et traîna sa frêle carcasse jusqu'à sa chaise, puis elle prit le seau, et, sans lâcher la voyante des yeux, elle vomit à grand flot. Elle était là en force en tout cas. Tout le monde s'installa. Le Gamin était émerveillé par les bonzaïs, Riton délectait sa boisson et moi je scrutai notre hôte.

« Au delà du fait que tu nous attendais Suzanne, est-ce que tu sais ce qui se passe en ce moment ? »

« Grand père, donne moi l'artefact ; tu dis vrai : il est temps de finir cet acte. »

Je lui donnai le sac à dos, celui-ci gouttait sur le carrelage. Elle l'ouvrit et plongea sa main à l'intérieur, produisant une éclaboussement visqueux. Elle en ressortit la poupée, et étrangement, cette dernière arrêta de produire des vers, et la Gamine respira mieux en un instant.

« Tiens... Je ne pensais pas la retrouver celle-là, vous vous êtes rendu dans le Jardin ? »

« Oui » expliquai-je. « Nous avons croisé un chat noir qui nous a conduit jusqu'à une tombe. Dessus, il s'empilait des poupées. Le Gamin prit celle-ci, trouvant qu'elle ressemblait beaucoup à sa sœur. »

« La ressemblance est frappante en effet, et avec les vers cela est d'autant plus vrai. »

« Que faut-il faire ? »

« Rendre ce qui a été volé, ce serait une bonne chose pour commencer. Et apporter un petit cadeau, promesse : cela ne sera pas de trop. »

« Un cadeau ? Pour qui ? Quel genre ? » pressai-je.

« Un nouveau jouet pour la petite fille qui se trouve sous la tombe, mais vite, elle n'est pas aussi pure qu'une colombe. »

« Un jouet... Une poupée tu veux dire ? »

« Absolument, même si cela est déconcertant. »

« Mais je n'ai pas de poupée chez moi ! »

« Moi non plus ! » proclama Riton. « En tout cas, ce thé est excellent ! Je dis bravo à notre hôte ! Le Vieux, goûte donc un peu, tu ne le regretteras pas. »

Je voulais le tuer sur place, mais Suzanne me fixait, avec ce regard plein d'attente. Je restai donc calme, et prit une gorgée du liquide. C'était un très bon thé à la menthe, avec une pointe de miel et du citron.

« En effet, il est succulent. Prends en une gorgée Gamin, délecte le. »

Le Gosse s'excita, et me montra en panique sa sœur, me faisant signifier que ce n'était pas le moment.

« Ne t'inquiète pas mon frère. Nous sommes dans le monde des humains, l'urgence n'existe pas devant une tasse de thé. Et puis tant que la Dame Papillon tient la poupée dans ses mains, je peux respirer » chuchota la Gamine, sans lâcher la tisseuse de bonne aventure des yeux. La fillette ouvrit sa bouche, fourra deux doigts dedans, ressortit un vers d'une bonne quinzaine de centimètres et le laissa tomber dans le seau. Puis elle sourit à pleine dent : « Santé ! »

Le Gamin but le thé d'un trait.

Suzanne pouffa un peu et ses yeux se plissèrent. « Je vois que ma cliente a du cran, le cas général est le plus souvent désespérant. » Elle se leva et traversa un rideau menant à une pièce voisine. Elle en ressortit avec une poupée de porcelaine, très belle et très flippante, comme toutes les poupées. Elle représentait un homme en costard-cravate, un chapeau melon reposait sur sa tête. « Je vous lègue celui-ci ; prenez en soi et avec lui soyez gentil. »

Je me levai et prit la figurine dans une main. « Merci beaucoup Suzanne, tu nous sauves la vie. »

« Non, juste la sienne et le destin de la votre, aussi soyez sans crainte : une lumière s'éteint pour que s'en allume une autre, il n'y a pas à fuir devant l'arrivé de la dernière plainte. Regardez autour de vous, tous ces arbres qui poussent au travers de ces squelettes flous ; ce sont les âmes qui veulent se réincarner, moi je fais ce qu'il faut pour ne pas les contrarier. Mais on ne revient pas en arrière, le temps est un imbattable adversaire. » Elle lâcha la poupée maudite dans le sac et la Gamine vomit de plus belle. « Je garde avec moi ta famille, m'en occuper n'en sera que broutille. Maintenant va ! Et prend garde au fauve qui sommeille là-bas ! »

Je pris le sac à dos et laissai tout le monde dans les mains de Suzanne. La Gamine me jeta un dernier hochement de tête avant que je ne disparaisse dans la nuit.

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