Le Chambellan avait toujours ressemblé à une ombre. Sa maigreur, sa peau grise, sa mine sévère, tout en lui avait habitué ses Filleuls à lui trouver l’air malade sans s’alarmer. Pourtant, la figure qu’ils lui virent ce soir-là les glaça d’effroi.
Sa peau naturellement pâle était presque translucide, exsangue. Ses traits tirés ajoutaient des plis douloureux à son visage couvert de sueur. Il portait une simple tenue de voyage, dépouillé de sa redingote à épaulettes dorées et de son veston brodé. Sans son uniforme, il ne restait plus que l’homme, vulnérable, affaibli. Ses yeux se fermaient. Il se serait probablement effondré si une corde ne l’avait pas ligoté à la statue.
Et ce sang…
De son flanc percé, il teintait sa chemise, trempait son pantalon et coulait en rigole entre les pavés tout autour de lui. Ses mains osseuses avaient tenté d’endiguer le flot, en vain, et gisaient sans force sur la blessure.
Galis tomba à genoux, le visage prostré par le choc. Rok et Mathilde se précipitèrent à son chevet, l’esprit en vrac. Elle s’attaqua au nœud de la corde, les doigts tremblants.
— Que s’est-il passé ? Pourquoi ces liens ?
Les yeux écarquillés, la mâchoire verrouillée, Rok plaqua ses paumes sur la plaie d’Artag. Leur Tuteur gémit sous la pression et posa faiblement une main sur le bras du géant.
— Mon garçon… Vous savez… que ce n’est plus la peine.
Mais Rok ne relâcha pas sa prise, incapable de croiser le regard du Chambellan. Galis hoqueta.
— Plus la peine ? Ce n’est pas… ce n’est pas possible !
Il sauta sur ses pieds, ses jambes retrouvant brusquement leur force.
— Un médecin ! Mrs Titus n’est pas loin, il faut la prévenir !
Artag secoua la tête, luttant pour expulser les mots de sa bouche.
— Restez… Je ne tiendrai pas si… longtemps.
Le cœur de Mathilde se fendit, déversant en elle l’horrible pressentiment que son esprit rejetait. Elle redoubla d’efforts pour défaire ses liens. Pas Artag. Pas comme ça ! Tandis que son âme se révoltait contre cette aberration, ses gestes s’embrouillaient, ses bras faiblissaient, ployant sous la menace. Les yeux voilés de larmes, la bouche tordue en un sourire délirant, Galis rétorqua.
— Mais si ! Elle est toute proche ! Elle pourra vous sauver ! Elle savait !
Il agrippa la chemise de Rok.
— Tu peux le porter, non ? Amenons-le à elle !
Mais le géant se dégagea, et souffla d’une voix enrouée :
— Si je le déplace, il mourra.
Galis recula, transpercé par le mot.
— Non… Non ! Je vais la chercher ! Elle saura quoi faire. Elle le sauvera !
Il détala avant que Rok n’ait pu le retenir, s’engouffrant dans l’escalier en colimaçon sans se retourner. La frêle poitrine du Chambellan se comprima, secouée par une quinte de toux. Un filet rouge coulait sur son menton et dans son cou. Mathilde éclata en sanglots, et tira un coup sec sur la dernière boucle du nœud.
La corde se relâcha et Artag s’effondra, son corps malingre si faible qu’il n’arrivait même plus à soulever sa tête. Le géant cala son Tuteur dans ses bras et Artag se laissa aller contre son épaule, son sourire tendre flottant sur ses lèvres violettes. Comme un ciel nocturne, le noir de ses iris s’alluma d’une myriade d’éclats dorés qui chassa d’une vague l’obscurité de ses yeux.
— J-je n’ai appelé… que Mathilde… et v-vous êtes venus… ensemble.
Il serra leurs mains dans ses doigts émaciés, deux soleils étincelants dans ses orbites creusées.
— Vous lui… direz ? C-combien je suis fier…
Mathilde acquiesça. Le sang du Chambellan sembla s’enrouler autour de ses phalanges, remonter le long de sa chemise de nuit, la noyer dans une mer carmin. Elle étouffait. Dès qu’elle l’avait vu, elle avait su. Su qu’il ne survivrait pas. Les mots se bousculaient dans sa gorge sans parvenir à sortir. Qui l’avait attaqué et ligoté ? Pourquoi l’avoir appelé, elle ? Pire que tout…
— Si j’avais été plus rapide à vous retrouver, j’aurais pu…
Artag l’arrêta d’un mouvement de tête.
— Non… il était déjà… t-trop tard.
Il s’interrompit et toussa à s’en arracher les poumons. Puis, malgré les spasmes qui agitaient sa poitrine, il se fit violence pour atteindre une poche cachée dans la doublure de sa veste et en sortit un carnet grand comme sa paume. Il le plaça dans celles de Mathilde avec un regard ardent.
— P-pour votre… père. Promettez-moi…
Sa gorge se contracta et une nouvelle toux écorcha les oreilles de Mathilde, le laissant pantelant entre leur bras, couvert de sueur, le menton et sa lavallière rouges. Ses forces le fuyaient. La jeune fille agrippa son Tuteur avec l’énergie du désespoir.
— Je vous le promets ! sanglota-t-elle, pressant son front contre ses doigts décharnés. Mais ne nous abandonnez pas ! Vous ne pouvez pas partir c-comme ça !
Les yeux du Chambellan s’embuèrent et des larmes roulèrent sur ses joues diaphanes. Il hissa péniblement ses mains jusqu’aux visages de ses protégés. Sa voix n’était plus qu’un souffle.
— S-Soyez… forts.
Rok suffoqua, tout son corps de géant agité de tremblements.
— Qui ? Qui vous a fait ça ? Pourquoi ?
Les iris du Chambellan flamboyèrent brièvement d’un rouge effrayant avant de retomber dans l’obscurité. Après l’or si brillant, la profondeur de ce noir était saisissant, sans fond. La respiration hachée, sifflante, Artag ouvrit la bouche, mais il n’en sortit qu’un râle inarticulé.
Sa prise sur les mains de ses Filleuls fondit. Ses yeux accrochèrent un point derrière eux. Il leva un doigt maigre vers les langues de feu surnaturelles qui dansait à quelques mètres d’eux. Ses lèvres remuèrent. Se refermèrent.
Son bras retomba sur ses genoux.
Ses iris s’embrasèrent d’un arc-en-ciel incompréhensible.
Puis, ils s’éteignirent, laissant un bleu froid et figé que Rok et Mathilde n’avaient jamais vu.
Mathilde se cramponna à sa main inerte, les yeux écarquillés, l’âme déchirée. Non. Non ! Il ne pouvait pas… Il n’avait pas le droit, pas comme ça…
Quelque chose frémit dans la poitrine du Chambellan. Le cœur de Mathilde s’emballa, saisi d’un espoir fou. Il n’était peut-être pas…
Le corps d’Artag prit feu. Un brasier multicolore émergea de sa peau et forma un cocon autour de lui. Rok et Mathilde n’eurent pas le temps de reculer, et s’aperçurent qu’il était frais, doux comme une brise. Les flammes paraissaient caresser les membres inertes du Chambellan, avec la tendresse d’un adieu. Puis, elles s’arrachèrent à lui, difficilement, et se rassemblèrent en une autre de ces langues de feu qui éclairaient la pièce.
Le Sylphe d’Artag.
Il flotta un moment au-dessus de son hôte, à regret, puis il s’éleva vers la voûte, comme pour rejoindre les étoiles de mosaïques. Il s’arrêta à mi-hauteur, redescendit et s’achemina lentement vers les Cercles, où il retrouva sa place.
Un silence terrible s’en suivit. Mathilde baissa les yeux sur son Tuteur. D’un coup, elle ne parvint plus à respirer. Ces yeux sans vie, ce sang, ce froid qui envahissait ses membres flasques… Elle ne pouvait pas admettre qu’ils étaient réels. Elle devait s’être endormie après son bain, avoir cauchemardé comme ça lui arrivait souvent. Artag ne pouvait pas être…
Elle se perdit dans la contemplation de son visage, comme si, à force de le fixer, elle verrait des couleurs revenir dans ses iris, sur ses joues. Peut-être même aurait-elle droit à cette lueur framboise qu’elle aimait tant, accompagnée d’un commentaire bourru :
— Moi, partir ainsi ? Pour qui me prenez-vous ? Mademoiselle, vous avez trop d’imagination.
Elle inspira, chercha son parfum de vieux papier et de feuille de thé, ne trouva que cette odeur écœurante et rouillée. Une main creva dans son champ de vision et se posa sur le front glacé du Chambellan. Elle glissa lentement sur ses yeux, les fermant au monde pour la dernière fois.
— Arrête ! glapit-elle. Tu ne peux pas…
— Il est mort, Mathilde.
La voix vacillante du géant la heurta avec la puissance d’un canon. Elle s’écroula sur le pavé, ses derniers remparts en ruine. Elle prit sa tête entre les mains, recroquevillée sur elle-même.
— Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible…
Son cœur grondait si fort dans ses oreilles qu’elle n’entendit pas les pas dévaler les escaliers ni les exclamations horrifiées qui résonnèrent dans la Crypte. Elle sentit à peine la poigne de fer qui l’écarta de son Tuteur. Même la lame qui se posa sur sa gorge ne réussit pas à l’interrompre dans sa léthargie.
Les Réservistes étaient là, armés jusqu’aux dents. Galis aussi, les bras attachés dans le dos, des larmes silencieuses baignant ses joues livides. Ils se précipitèrent au chevet du Chambellan poussant Mrs Titus devant eux. « Faites quelque chose ! ».
Mais l’infirmière fut impuissante. Alors, ils l’écartèrent et maîtrisèrent sans mal les deux adolescents prostrés. Ils les mirent à genoux, les houspillèrent de questions. Mathilde restait immobile, les lèvres remuant au rythme de sa litanie. Rok tenta quelques réponses maladroites et brouillons d’une voix brisée.
Les gardes étaient dans un état second. C’était d’anciens Filleuls, Artag était un des leurs. Le trouver aussi brutalement assassiné alluma en eux une fureur sans nom. Qui ? Qui avait osé s’attaquer au Chambellan ? N’était-ce pas ces deux Filleuls découverts sur la scène, tâchés de son sang ? Il leur fallait un coupable sur qui déchaîner leur douleur, leur frustration, leur chagrin.
Ils traînèrent les trois Filleuls en larmes hors de la Crypte. Mathilde ne se leva qu’avec le soutien de Rok, perdue dans l’abîme de son affliction, et marcha mécaniquement à ses côtés. Ils sortirent du mausolée, sans cesse bousculés par les gardes. D’autres Réservistes surgirent du labyrinthe végétal, accompagnés des Augures.
L’inquiétude, puis la souffrance s’étalèrent sur leurs visages sans âge, celles de parents à qui on annonce le décès de son enfant. Sheïla se réfugia dans les bras de son mari, étouffant un sanglot, tandis que celui-ci questionnait, cherchant ce qu’on savait sur le meurtre.
— Ils ont été trouvés sur la scène ! aboya un des Réservistes. Hors du Collegium ! Comment auraient-ils pu savoir que le Chambellan était là ?
— Laissez ces enfants tranquilles ! répliqua Mrs Titus qui se débattait avec son garde. Artag a attiré Mathilde ! Avec son Sylphe. Il l’a guidée jusqu’ici. Nous n’avons fait que suivre son appel !
Les Augures échangèrent un regard sombre.
— Décrivez-nous. Comment était-elle ? murmura Sheïla.
Rok, puis Galis bredouillèrent un résumé de la transe étrange qui avait conduit Mathilde jusqu’au Chambellan, comment ils l’avaient trouvé, sanglant et ligoté. Darin hocha lentement la tête, accablé.
— C’est en effet un des pouvoirs de son Sylphe…
Il agita la main avec un froncement de sourcils à l’intention des Réservistes.
— Détachez-les. Ce n’est pas eux.
— Mais…
— Ce sont les pupilles d’Artag ! Vous savez combien il chérit ceux dont il a la charge. Il a dû vouloir les appeler à l’aide, ou faire ses adieux…
Sa voix s’étrangla sur ces derniers mots et il dut s’arrêter un moment pour continuer, des perles d’eau au coin de ses paupières.
— Artag était en mission pour préserver la paix. La Finkadie cherche la guerre. Les actions du Chambellan allaient à l’encontre de leur objectif. Il a tenu les négociations, sauvé la famille impériale…
Il pressa sa main contre son front, masquant ses yeux. Une larme roula sur sa joue.
— Ils ont déjà introduit des assassins dans la Cité Impériale, rien ne dit qu’ils n’ont pas recommencé…
Sheila quitta le refuge de ses bras et prit le relais.
— Nous organiserons une investigation pour en savoir plus. En attendant, ajouta-t-elle en s’adressant aux Réservistes, reconduisez-les dans leurs appartements. Qu’ils n’en sortent pas sans notre permission. Le secret sera gardé sur le décès du Chambellan tant que lumière ne sera pas faite sur les circonstances de son meurtre.
Elle s’approcha des jeunes Filleuls en pleurs et les entoura de ses bras avec une chaleur qu’ils étaient incapables de ressentir.
— Et vous, profitez de ce temps pour vous remettre de vos émotions. Mrs Titus sera à votre disposition si vous désirez de l’aide.
Elle caressa les cheveux de Mathilde, qui fixait le sol sans la voir.
— Je sais que ce ne sera pas facile, mais vous ne pouvez vous laisser aller comme ça. Artag avait confiance en vous, prouvez-lui qu’il a eu raison de vous appeler à son chevet.
Les gardes les emmenèrent, toujours rudes, mais troublés par la justesse des mots des Augures. Imaginer la Finkadie responsable de la mort du Chambellan était trop logique pour qu’ils continuent à blâmer les trois adolescents qu’ils avaient trouvés sur la scène. Leur furie était dispersée, disloquée et, en arrivant au Collegium, ils étaient aussi désemparés que leurs détenus.
La première chose que j'aimerais dire est sans doute bravo, parce que ces derniers instants d'Artag sont sublimes, ses yeux, son comportement, Rok et Mathilde, le déni de Galis, tout est extrêmement touchant et si bien écrit, je trouve et même si ça doit faire la quatrième ou cinquième fois que je lis ce chapitre, je verse encore toujours quelques larmes en le lisant
Je me souviens avoir écrit dans un commentaire au milieu de l'histoire (chapitre 44 je suis allée voir ^^) que je pressentais qu'il allait mourir - alors même que c'est bien la dernière chose dont j'avais envie, et que la situation n'était pas encore grave - et en lisant ce chapitre, je dois toujours me rappeler de la nécessité de sa mort dans l'histoire, le changement de situation qu'elle entraine, parce que c'était un personnage que j'aimais tant que j'aurais eu du mal à accepter sa mort si elle était en vain...
Je pense que ce chapitre est celui de la Mémoire des Sylphes que j'ai le plus lu, parce qu'il est si poétique ; la disparition du sylphe et ce dernier adieu à Artag me serre toujours le cœur, et j'adore les derniers échanges entre les personnages, si fidèles à eux mêmes, chacun dans leur réaction, les descriptions (je n'ose imaginer le temps que tu as du prendre à les écrire, tant elles paraissent travaillées)
Et la fierté d'Artag vis à vis de ses pupilles, jusqu'à la fin... merde sa fierté quand ils viennent ensemble, son regard, son sourire ; c'est un personnage qui restera longtemps dans ma mémoire pour toutes les émotions que tu as réussi à me faire ressentir au fil des chapitres où il interagit avec Mathilde, Galis, Rok, le prince, la cour, ses expressions, son humour, son intelligence, sa gentillesse, et ce physique si particulier.... J'aimerais savoir lui rendre hommage avec mes mots, mais les tiens sont bien plus beaux, alors je ne peux que te dire merci pour avoir écrit un personnage si bien campé - et disons-le, si charismatique - et lui avoir donné de si beaux chapitres !
J'ai hâte de lire la suite, j'espère un jour pouvoir lire Artag dans un livre physique et merci pour ce premier tome si passionant
Quel talent tu as, Emmy, de nous plonger dans de tels ascenseurs émotionnels!
J'ai hâte de découvrir la suite.
Brétie
Oui, j'avoue que ce chapitre a été dur à écrire (se séparer d'Artag était vraiment difficile T~T)
Tu m'a brisé le coeur là!!! (même si j'avoue que j'aurais sans doute été éncore plus été prise dans le truc si je l'avais lu dans la foulée du dernier chapitre, le fait de le lire en fractionné est pas ouf pour ce genre de moment)
Mais c'est super frustrant parce qu'il a eu le temps de ne rien dire sur qui l'a tué.
Le moment où le Sylphe quitte le corps d'Artag était très beau, très poétique. Bon et tout s'annonce plus sombre maintenant...
J'ai pitié de ton cœur brisé (le mien l'est aussi, je te l'assure), j'aurai aimé publié ces deux chapitres d'un coup ^^'
Merci pour ton commentaire (même en ces temps sombre pour les Filleuls)