Chapitre 67 - Sehar

Sehar et Del avaient eu le temps de se reposer et de remonter sur le pont, lorsque la falaise apparut entre les nuages. 

Ils n’accostèrent pas tout de suite. Zakaria tenait à retrouver d’abord ceux qu’ils avaient laissés en arrière, et Sehar ne pouvait qu’approuver. Le coeur pétri d’angoisse, il regardait la ligne de terre ferme qui grossissait - est-ce que son père et Ressa s’en étaient sortis ? Les soldats avaient été nombreux, lorsque leur navire improvisé s’était arraché à la terre ferme… Tsisco et Ressa devaient avoir survécu. Il y en avait trop, des morts et des disparus. 

Les ruines de la forêt de cerisiers apparurent enfin, la ligne de la côte recouverte de bateaux accostés le long de la falaise et hors des quais. Il devinait tout un campement, au-delà, et dès que sa vue le lui permit, il scruta chaque silhouette les unes après les autres, le coeur battant et l’estomac au bord des lèvres, jusqu’à ce que…

— Papa !

Dans son enthousiasme, il avait déjà enjambé la rambarde pour passer par-dessus bord. Del le retint par le bras, son rire masquant à peine sa mine inquiète.

— Attends qu’on soit plus près avant de sauter, non ?

Sehar sourit nerveusement. Pour se faire pardonner, il déposa un baiser sur ses lèvres, ce qui sembla efficace s’il en croyait les veines rougies apparues sous sa peau translucide. 

Sur la côte, la silhouette des deux kévriens se rapprochait de plus en plus, et dès que le bateau fut à portée de saut, Sehar bondit à terre avec une aisance qui n’était plus marquée par aucune hésitation.

— Mon bébé ! appela Tsisco. Oh, mon petit lézard, tu vas bien ? Tu n’es pas blessé ? Tu - ouch, tu es en forme, on dirait.

Sehar l’avait percuté à pleine vitesse, et Tsisco le souleva de terre pour le serrer dans ses bras et le couvrir de bisous. Il ne fallut que quelques secondes pour que le père et le fils soient en larmes. Ressa s’approcha à son tour, tapota la tête de Sehar, qui lui attrapa l’épaule pour l’entraîner de force dans le câlin.

— Pas un pour rattraper l’autre, j’vous jure, gronda-t-elle. Que des sales gosses, je sais pas pourquoi je vous laisse faire.

Elle ne fit pas un geste pour les lâcher, cependant. Sans se quitter un seul instant, ils observèrent tous les trois le bateau terminer sa manoeuvre, fixé aux quais improvisés avec l’aide d’autres personnes du campement. Sehar reconnut les cheveux verts de la gnome Pamplemousse, mais pas la maegis qui l’accompagnait et avec qui Zakaria échangeait quelques piques rieuses. Lo mit sabot à terre pour discuter avec elles, alors que Jin et Sia, tout comme Sehar, avaient immédiatement cherché une silhouette familière.

Erin, reconnaissable entre tous avec son allure d’arbre arraché de terre, se déplaçait vers ses soeurs avec une lenteur mesurée. Sehar sourit, en constatant qu’elle restait néanmoins assez souple pour prendre ses soeurs dans ses bras. Nodia, enfin, aidait Del à descendre à terre, et le soutint pour combler la distance entre eux et les trois kévriens - dès qu’ils arrivèrent à portée de bras de Tsisco, évidement, ce dernier les recouvrit à leur tour de caresses. 

— Je ne sais pas si j’arriverais à vous quitter des yeux, maintenant, admit Tsisco. J’ai eu trop peur de ne jamais vous voir revenir.

— Je pourrais m’y habituer, rit Del, toujours bloqué sous un de ses bras, entre Tsisco et Sehar.

— Tu les lâches deux secondes, qu’ils nettoient leurs écorchures ? le réprimanda Ressa.

Ils se chamaillèrent, alors que Ressa récupérait de quoi laver leurs plaies et les badigeonner d’onguent. Dès que Nodia eut pansé ses blessures, elle signa qu’elle avait quelque chose à faire, et se dirigea à pas déterminé vers un valeni, silhouette tendue à l’écart de la foule. Sehar mit quelques instants à reconnaître Orane - il ne l’avait connu qu’attaquant, après tout. C’était étrange, de le voir ainsi immobile, mal à l’aise et pas à sa place, au milieu des pirates et des réfugiés de tout bords.

Zakaria sembla avoir la même idée qu’elle. Alors qu’il la rejoignait auprès d’Orane, Lo vint vers Sehar et les autres, presque aussitôt suivi de Jin, Sia et Erin. Lea faune accepta un bref câlin de Tsisco avec un léger rire, alors que Jin et Sia se laissèrent totalement aller dans les bras du kévrien, secouées de larmes sans que personne n’ait le coeur d’expliquer ce qui leur faisait si mal - pas maintenant, pas tout de suite.

Erin marchait si lentement qu’elle arrivait à peine, lorsque Nodia et Zakaria se séparèrent d’Orane, après une discussion qui paraissait agitée. Sehar eut tout le temps d’observer sa silhouette sylvestre, où ne subsistait plus une seule trace de sa peau translucide ni de ses cheveux blancs. Elle n’était plus qu’écorce et branchages, à présent. Seuls ses yeux restaient, étrangement lumineux au milieu du bois rêche.

— C’était quoi, avec l’autre merdeux ? demanda Ressa à Zakaria et Nodia.

Tsisco se pencha vers Sehar, et avec une mine mi-sérieuse mi-malicieuse qui lui donna immédiatement envie de lever les yeux au ciel, son père murmura :

— Question urgente : puisque Zakaria est le demi-frère biologique de Nodia, est-ce que je peux aussi l’adopter ?

— C’est le demi-frère de Nodia ? s’exclama Del.

— Je pensais que le maître des Temps avait accès à ce genre de détails, remarqua pensivement Erin.

— Oh ça va, c’était pas longtemps, protesta Del. Et puis y’avait des trucs plus urgents à regarder, hein.

Un léger rire balaya le sujet, puis Zakaria revint à la question initiale :

— Ce n’est pas encore décidé, mais je crois que pendant quelques temps, Nodia se chargera de rassembler les valenis.

— Tu ne viendras pas avec nous, alors ? constata Tsisco avec une moue attristée.

Non, signa-t-elle. Vous trouverez un moyen de me rendre visite même si c’est interdit, de toute façon.

— Evidément ! confirma Tsisco avec un sourire.

— Que tu crois, siffla Ressa. La doyenne nous laissera jamais faire le voyage une deuxième fois.

Même si c’est interdit, répéta Nodia avec un sourire malicieux et un regard entendu en direction de Tsisco et Sehar. Ce dernier sourit : après tout ce qu’ils avaient traversé, défier la doyenne lui paraissait un bien piètre obstacle pour revoir sa soeur.

— Et la Toile ? demanda Lo. Qu’est-ce qu’il va se passer, pour les maegis ?

Ils se tournèrent vers Jin, Sia et Erin, mais aucune des trois soeurs ne semblaient en avoir la moindre idée. 

— Nous verrons bien, répondit simplement Erin.

— T’as une sacrée plaie sur le bide, prince Nara-truc-machin, fit remarquer Ressa.

— Juste une cicatrice de plus, rassura Zakaria.

— Je parie qu’en fait toute ta peau est comme ton visage, maintenant, rigola Del.

— C’est pire, confirma Lo.

Ils discutèrent encore des heures, interrompus parfois par des appels à donner un coup de main ou des offres de nourriture à partager. La lumière diminua jusqu’à se glisser dans les boutons floraux, recouvrant l’Abradja d’une poudre de petites lueurs cachées dans les herbes. Le ciel gardait une légère lueur diffuse et endormie, les nuages blancs revenus à leur place une fois la bataille terminée.

Del s’endormit le premier, allongé aux côtés de Lo, alors que Sehar était loin d’être prêt à fermer l’oeil. Il aperçut Nodia, debout au bord de la falaise, face à un interstice entre deux bateaux d’où elle pouvait voir le vide nuageux, et il la rejoignit à petit pas. Elle sourit lorsqu’il s’arrêta à ses côtés, et remit en place une longue mèche perdue derrière l’oreille de son petit frère.

— Tu ne viens pas du tout jusqu’à la Tour ? demanda-t-il. Même pour regarder ?

Nodia secoua la tête, prit une légère inspiration, et ferma les yeux quelques instants. 

J’aurais aimé que tu viennes avec moi, pour rencontrer les valenis.

Sehar cligna des yeux, interdit, alors qu’elle rouvrait les siens.

Mais je sais que tu as quelque chose à faire, toi aussi. 

— On se reverra juste après, alors, conclut simplement Sehar.

Nodia le tira contre elle, le garda quelques instants contre son coeur. Lorsqu’elle s’écarta, elle signa plusieurs fois, jusqu’à ce que Sehar devine les mots, dans la semi-obscurité.

C’est une promesse, confirma-t-elle. 


***

Le désert apparut à l’horizon si vite que Sehar eut du mal à en croire ses yeux.

Ils posèrent l’ancre à une heure de marche, incapable de savoir comment leur navire - rebaptisé le Lézard - serait accueilli par les Gardiennes s’ils tentaient de voler au-dessus du sable. A bord, il n’y avait plus que Tsisco, Ressa, Del et lui, ainsi que deux pilotes qui avaient accepté de faire l’aller-retour pour eux.

Sehar redoutait ce moment, pour des milliers de raison qu’il n’arrivait pas à s’expliquer, et d’autres qu’il avait peur de dire à haute voix. Mais il ne pouvait pas rester dans l’Abradja pour toujours. Tsisco et Ressa non plus. Sehar devait revenir, au moins une fois, pour affronter son destin.

Il n’eut même pas besoin d’atteindre la Tour, pour cela. A l’orée du désert, la doyenne, accompagnée d’une dizaine de Gardiennes, les attendait. D’instinct, Tsisco se mit au devant de Sehar, mais le petit lézard l’arrêta en lui attrapant la main.

— Je peux y aller seul ?

— Tu es sûr ?

Sehar acquiesça doucement, alors Tsisco le serra brièvement dans ses bras, puis le laissa combler la distance entre la doyenne et lui, sans le suivre. Les autres gardiennes aussi étaient restées en retrait : lorsqu’il arriva à son niveau, les deux kévriens étaient seuls face à face.

— Tu t’es enfui.

Sehar déglutit, serra les lèvres. Le peu de courage qu’il avait quelques instants plus tôt menaçait de déguerpir à son tour. Peut-être qu’il aurait dû accepter que son père le suive, finalement…

— As-tu appris quelque chose d’intéressant, sur ta route ? demanda la doyenne.

Il la regarda avec surprise. Sa voix paraissait étrangement douce, pour quelqu’un qui aurait dû lui faire des reproches.

— Je crois ? couina-t-il. Je veux dire, oui, beaucoup de choses.

— As-tu fait ton choix, alors ?

Le moment fatidique était arrivé. La doyenne n’avait pas perdu de temps - tant mieux, d’une certaine façon. Il serra les poings, prit une légère inspiration, força ses yeux à rencontrer ceux, doré et scrutateur, de l’ancienne kévrienne.

— Oui. J’ai à peine quinze ans. Mon choix, c’est de… d’avoir le droit de grandir, prendre des mauvaises décisions, faire des erreurs, être heureux, en sécurité, reprendre encore de mauvaises décisions pour en prendre de bonnes de temps en temps, et, euh…

Ses mains se rejoignirent devant lui, mais il les sépara aussitôt pour les croiser sur son torse.

— Si vous ne pouvez pas me donner tout ça sans rien exiger en retour, alors vous n’êtes pas très douées pour protéger les gens, conclut-il.

Lorsqu’elle l’observa, cette fois-ci, il eut de nouveau l’impression d’être scruté en détail, comme ce jour où il avait appris qu’il avait reçu le pouvoir des Gardiennes. Ses yeux ne lui parurent plus aussi terrifiant qu’alors. Être vu tel qu’il était, avec tous ses doutes et ses peurs, lui paraissait presque réconfortant, désormais. Un sourire brisa son masque d’écailles, et presque malgré lui, Sehar le lui rendit.

— Pendant que tu étais parti, j’ai appris plusieurs choses, moi aussi. J’ai appris que la mort de notre monde avait déjà commencé. Qu’il était trop tard pour le sauver.

Les mains de Sehar revinrent devant lui, ses yeux écarquillés avec appréhension.

— Ce qui veut dire que nos règles doivent changer avec le monde, je crois, termina la doyenne.

— Vraiment ? Mais… ça fait beaucoup de règles, non ?

Elle rit un peu, et Sehar n’en devint que plus perplexe.

— Je ne dis pas de les abandonner toutes, petit lézard. Mais il y a de la place pour des changements et des compromis. Ils seront nécessaires.

— Donc… vous ne me forcerez pas à choisir entre deux mauvaises options ?

— Non. 

La doyenne s’approcha encore, puis souleva son menton pour regarder plus loin dans ses yeux. Sehar soutint son regard avec une légère appréhension - il n’avait plus tout à fait peur d’elle, cependant.

— Tu es libre de… prendre autant de mauvaises décisions que tu le souhaites.

— Je n’en prendrais pas tant que ça, promit Sehar. C’était juste une façon de parler. 

Elle relâcha sa prise, et il se retourna vers son père, Ressa et Del, toujours en retrait sur l’herbe jaune. 

— Lorsque j’étais loin de la Tour, ce n’était pas important ce choix, admit Sehar. Parfois je l’oubliais, même. Ce qui était important c’était ce que je voulais, ceux que j’aimais, pas ce qu’on avait décidé pour moi.

Il la regarda de nouveau, une nouvelle bouffée d’angoisse au coeur.

— Vous n’allez pas effacer la mémoire de Del, non plus ?

Son sourire d’une étrange douceur lui apporta plus de soulagement encore que ses mots.

— Non. Je pense que les personnes qui t’ont rencontrées méritent de se souvenir de toi, jeune Gardien.

Il lui rendit le sourire, et avant d’avoir pu vraiment y réfléchir, combla le pas qui les séparait et serra ses bras autour de la vieille kévrienne.

— Va les chercher, dit-elle après qu’il l’eut relâchée. Bon retour parmi nous, Sehar.

FIN (?)

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez