Chapitre 6. Takeru

Par Benriya

 La vie au village de Kamitoba suivait une routine simple. Les habitants se levaient avec le soleil et se couchaient avec lui. S'il ne possédait pas le charme des grandes villes, l'ambiance y était simple, travailleuse et honnête. De mémoire d'homme, les seuls soucis qu'avait rencontré le patelin consistaient en des querelles de terrain entre fermiers, des bêtes égarées dont on se disputait la propriété et quelques arnaques de la part de marchands de passage. Aussi, l'apparition soudaine de quatre étrangers avait créé une agitation dans le village et les hypothèses s'échangeaient en messe basse à chaque coin de rue. Ils avaient réservé deux chambres dans l'auberge de Daiki et y résidaient depuis maintenant une semaine sans que personne ne comprenne la raison de leur présence. Ils n'étaient pas hostiles et se contentaient d'errer entre les champs et les fermes, achetaient quelques légumes et fruits qu'ils consommaient sur la place principale, bavardaient avec quiconque croisait leur route mais ne s'en tenaient majoritairement qu'à leur propre compagnie. Ils ne semblaient pas là pour vendre quoi que ce soit, n'avaient pas été trouver le maire que les habitants, curieux, assaillaient de questions à longueur de journée. Takeru ne les avait recroisés qu'une seule fois après les avoir bousculés dans l'auberge mais participait avec sa sœur Kaeki à entretenir les hypothèses sur leur sujet.

Aussi, quand ils poussèrent la porte de la maison en rentrant des étables ce soir-là, la présence d'un des hommes les rendit muets de surprise. Assis en face de leur père hilare, une tasse de café à la main, il parlait avec animation et faisait de grands gestes de la main. Avisant ses enfants, leur père poussa le banc pour leur signifier de s'asseoir. Ils avancèrent prudemment en s'interrogeant du regard : est-ce que l'homme avait eu vent de leurs affabulations ? Est-ce qu'il avait entendu parler de leurs hypothèses fantasques et était venu s'en plaindre ?

— Le portrait craché de sa mère, lança l'étranger en observant le visage de Kaeki. Fais attention Chikao, bientôt tous les gamins du patelin essayeront de te la ravir.

— Allons, allons, ne me parle pas de malheur, ma fille ne s'intéresse pas encore à ces choses-là.

Takeru pouffa derrière sa main et sentit le regard agacé de sa sœur sur lui. Il l'avait surprise en compagnie de Yuichi près de la rivière il y a de ça trois lunes et lui avait promis d'en garder le secret. Tant qu'elle ne s'entichait pas d'un des frères Shoda, elle pouvait faire tourner la tête de tous les garçons du village, Takeru n'avait aucune objection.

— Et c'est donc lui, le petit que tu as récupéré ? continua l'étranger en pointant Takeru d'un mouvement de menton.

La main de son père ébouriffa ses cheveux et Takeru se dégagea d'une secousse. Il avait beau se rebeller, il adorait toutes les attentions que ses parents pouvaient lui donner.

— Lui-même. Il manque encore Izo mon dernier, un vrai démon celui-là. Il rend sa mère folle d'inquiétude.

— Il me rappelle quelqu'un, répondit l'étranger en adressant à leur père un sourire de connivence.

— Papa, qui est cet homme ? demanda Kaeki, formulant la question restée en suspens depuis leur retour à la maison.

— Les enfants, je vous présente Ando Hanae, capitaine du deuxième régiment d'Inugami.

Sous la table, Takeru serra le poing en signe de victoire. Il avait été le premier à décréter que la petite bande était constituée de soldats. Kaeki lui avait ri au nez : qu'est-ce que des soldats viendraient faire dans leur village ?

— Je le savais, dit-il. J'ai reconnu le blason sur votre sabre.

Instinctivement, Ando porta la main à sa hanche mais n'y trouva que le vide. Il avait laissé son sabre à l'auberge. Un sourire amusé courbait maintenant ses lèvres.

— Tu as l'œil. J'ai fait mes classes avec votre père il y a trente ans et nous sommes restés dans le même bataillon pendant des années avant qu'il ne décide de retourner à sa vie de fermier.

Si Kaeki avait attrapé son tricot, peu intéressée par les histoires du passé, Takeru, lui, se penchait sur la table, les oreilles grandes ouvertes.

— Papa ne parle que rarement de l'armée. C'est vrai qu'il était courageux ?

— Bien sûr, un vrai ours sur le champ de bataille.

Ils firent alors revivre leurs souvenirs autour de la table et dans leurs yeux brillait une lueur aussi joyeuse que nostalgique. Rapidement, les enfants se laissèrent bercer par le son de leurs voix, les histoires d'une époque qui leur paraissait presque irréelle. Chikao avait gardé sa vieille épée dans un coffre de sa chambre, la sortant de temps en temps pour poncer sa lame et lui redonner le lustre d'autrefois mais, ce qu'il leur livrait ce soir leur paraissait bien plus tangible qu'une relique enrobée dans un linge blanc. Bientôt, Kaeki s'endormit, sa tête posée sur l'un de ses bras, les fils de son tricot enroulés autour de ses doigts. Takeru se trouvait entre le monde des rêves et la réalité quand la voix des deux hommes se fit plus basse et plus grave comme s'ils venaient de se pencher l'un vers l'autre pour ne pas être entendus.

— Tu dois bien être au courant, fit Ando. Tout le monde se connaît ici, les secrets n'existent pas.

— Je ne suis au courant de rien Ando, je te le jure.

***

Dans le village de Kamitoba, rares étaient les habitants à disposer de l'électricité comme dans les capitales de provinces et leurs plus grandes villes. Aussi on s'éclairait à la bougie, au feu qui crépitait dans l'âtre des salons, au poêle de la cuisine et surtout à l'éclat que pouvait déverser la lune à travers les carreaux des fenêtres. Quand son visage fut baigné par la clarté lunaire, Takeru décida qu'il était temps de se mettre en route. Glissant sans aucun bruit de son lit, il s'approcha à pas de loup de celui de son petit frère qu'il secoua doucement, une paume en suspens au-dessus de sa bouche au cas où le garçon, tiré d'un rêve, ne se mette à parler ou pire, à crier.

Izo bougea mollement, frottant ses yeux du revers de la main. Quand il comprit au bout de quelques secondes qu'il était l'heure, ses yeux encore pleins de sommeil s'éclaircirent pour faire apparaître un regard aussi décidé que lumineux et Takeru dû froncer les sourcils en secouant la tête quand Izo sauta sur ses pieds, faisant grincer le plancher sous son poids. Une moue contrite sur le visage, Izo attrapa une cape de feutre marron qu'il attacha sur ses épaules pour dissimuler son pyjama. De son côté, Takeru se contenta d'enrouler son écharpe autour de son cou et de rassembler ses cheveux dans un chignon lâche dont s'échappaient une multitude de mèches rebelles.

Sans échanger le moindre mot, ils dévalèrent l'escalier, marche après marche, s'arrêtant parfois pour tendre l'oreille, prenant soin de se dissimuler entre les barreaux pour jeter des coups d'oeil furtifs en direction du salon : personne... Ils pouvaient même entendre les ronflements de leur père dans sa chambre. Quand ils refermèrent la porte d'entrée, ils s'accordèrent le droit à un long soupir de soulagement et claquèrent leurs paumes l'une contre l'autre comme si cette fuite avait représenté une victoire capitale pour le royaume.

— Tu es sûr de toi ? demanda Takeru en tournant les yeux vers son petit frère.

Izo opina du chef, le poing serré et le visage résolu.

— Sûr de sûr !

Serrant son épaule d'une main, Takeru planta son regard droit dans le sien.

— Je suis fier de toi Izo. Allez, ne traînons pas, Tamaki et les Shoda doivent déjà se trouver dans la clairière.

Takeru, Izo sur les talons, s'enfonça dans la forêt. Bien que sombres comme une cave, les bois ne leur faisaient pas peur. Ils les connaissaient depuis qu'ils étaient en âge de marcher, possédaient leurs habitudes, leurs astuces pour ne jamais s'y perdre et avaient même gravé des signes dans l'écorce des troncs quand ils s'aventuraient à plusieurs kilomètres du village. Une année, un couple de Bakeneko avait été retrouvé tremblant dans une sommière par les villageois. On en avait parlé pendant des semaines en riant à pleins poumons. Ces gars des villes étaient vraiment des dégonflés pour prendre peur des fougères et des chênes.

Après une vingtaine de minutes de marche, ils tombèrent sur la clairière. L'herbe sous la clarté de la lune se teintait de reflets blanchâtres et ce qui leur apparut d'abord comme des masses noires prit bientôt le visage d'un garçon pas plus grand qu'Izo et de deux géants à l'air patibulaire. Takeru s'arrêta à bonne distance, les bras croisés sur le torse, toisant d'un air plein de défis les frères qui adoptèrent la même position. Tamaki, lui, se jeta sur Izo et serra sa cape entre ses mains dans un mélange d'angoisse et d'excitation.

— On va vraiment le faire, Izo, on va vraiment y aller.

Si Izo cherchait à garder son calme, sûrement pour se donner un air plus adulte, ses mains tremblaient comme celles de son ami.

— Ce soir, Tamaki, on devient des hommes.

Son ton solennel arracha un sourire à ses aînés qui laissèrent tomber leurs bras le long de leurs corps et s'approchèrent d'eux pour les chahuter.

— Ça, c'est seulement si vous parvenez jusqu'au bout de l'épreuve.

Ils les poussèrent d'une paume dans le dos et les laissèrent prendre la tête de leur équipage en s'enfonçant une nouvelle fois entre les immenses conifères.

— Rise a bien failli ne jamais devenir un homme, lança Takeru d'un ton narquois en repoussant une branche.

Rise se retourna pour lui faire face, gonflant ses muscles.

— Répète un peu ? Je te rappelle que t'en menais pas large non plus Nanami, tu répétais sans cesse qu'il allait tous nous dévorer.

Devant eux, Izo et Tamaki sentirent un long frisson dévaler le long de leur colonne vertébrale. Leurs pas se firent alors plus lents, comme si la terre s'était transformée en boue et qu'il devenait difficile d'en retirer la semelle de leurs souliers.

— Et toi Mido tu n'arrêtais pas de dire qu'il fallait mieux rentrer et reporter la mission. Si Shun et Satoshi n'avaient pas été là, je suis sûr que tu nous aurais obligés à raconter à tout le monde qu'on l'avait fait sans avoir jamais vu le bout d'un roseau.

La voix de Midorima s'éleva comme une vague s'éclate contre un rocher, atténuée par le rire de son frère qui secouait doucement la tête. L'étang de Naboya était réputé pour être un lieu hanté et maudit. La légende voulait qu'un soldat rentré blessé du front, refusant de mourir, ait fait un pacte avec le roi des poissons de cet étang. S'il acceptait de le guérir, il veillerait alors pour toujours sur ce plan d'eau, ne laisserait aucun homme s'en approcher pour capturer ses habitants. Le roi des poissons avait accepté sa proposition mais, en le guérissant, l'homme avait perdu sa nature humaine. Sa peau avait absorbé son éclat laiteux pour se parer d'écailles bleues, ses doigts s'étaient transformés en nageoires et sur ses joues bougeaient sans cesse des branchies qui lui permettaient de vivre au fond de l'étang. Des témoignages rapportaient qu'il avait gardé ses jambes et sa carrure de guerrier, qu'il se battait comme un requin mais possédait toujours son intelligence d'homme. Quand Takeru, Rise et Midorima s'étaient rendus là-bas sous la garde de Shun et Satoshi pour devenir des hommes, le moindre coup de vent les avait fait trembler comme des feuilles. Aujourd'hui, ils savaient que cette épreuve de courage ne comportait aucun danger, que les légendes n'étaient rien de plus que ça, des histoires que l'on racontait aux enfants pour leur faire peur, pour les empêcher d'errer dans les bois la nuit et de se noyer par accident.

Soudain, des bruits leur parvinrent et Midorima leva la main pour annoncer une halte. S'il n'y avait pas de monstres et d'esprits de roi poisson dans ces forêts, il y avait pourtant de nombreuses bêtes que ni les frères Shoda, ni Takeru ne se sentaient de taille à affronter en pleine nuit et sans la moindre arme sur eux. Les bruits prirent alors forme, devenant des voix dont les mots restaient de la bouillie à cette distance. Takeru fit signe aux deux enfants de les attendre sans bouger et les trois compères s'avancèrent prudemment, prenant soin d'éviter les racines et le bois séché qui les auraient fait chuter ou auraient craqué sous leurs semelles.

Dissimulés derrière les arbres, ils aperçurent les soldats et Ando. Deux se tenaient assis, les bras sur les genoux ; les autres étaient debout, la mâchoire serrée, inspectant un tas de cendres dont s'échappait encore l'odeur du bois brûlé. Mido bougea le menton, désignant l'endroit où ils avaient laissé leurs petits frères. Takeru porta son index à ses lèvres pour lui faire comprendre de rester en place et de ne pas faire de bruit. Sa mère lui reprochait souvent son insatiable curiosité et cette nuit, elle lui brûlait la gorge et l'estomac, lui criait de rester caché et d'écouter. Mido lança un grognement muet et recula de quelques pas, le laissant seul avec Rise et les soldats.

— Une heure de retard. Une heure et on aurait enfin mis la main sur lui, gronda l'un des soldats penchés sur le cadavre de feu de camp.

— Calme-toi Zenji, on ne peut pas en être certain, ça pourrait être le campement d'un des paysans.

— Parce que tu es un expert en pratiques paysannes Isami ? Tu es né dans un joli manoir de Tsuchigumo, qu'est-ce que tu connais aux coutumes locales ? Et qu'est-ce qu'un fermier viendrait faire ici en pleine nuit quand sa femme l'attend à la maison avec de bons petits plats et un feu dans la cheminée ?

— J'y connais peut-être rien en pratiques paysannes mais je sais qu'un mariage, c'est pas forcément le royaume d'Easima tous les jours ... mais ça, tu le comprendrais aussi si tu arrivais à te trouver une femme, rétorqua avec ironie son camarade.

— Arrêtez tous les deux, ça ne nous avance à rien de vous entendre vous chamailler de la sorte.

La voix de leur capitaine sembla dissiper toute discorde entre les deux soldats qui rassemblèrent leurs mains derrière leurs dos et dirigèrent leur attention sur Ando. Takeru nota qu'il avait l'air plus soucieux que la fois où il était venu dîner à la maison. Sa carrure, déjà impressionnante, prenait une toute autre ampleur dans son uniforme et la lame de son sabre reflétait le brillant de la lune et des étoiles. Takeru sentit son souffle s'arrêter dans sa gorge. C'était donc ça, un véritable soldat ? En songeant à son père, une bulle de fierté prit naissance dans son estomac. Lui aussi avait dû avoir belle allure quand il servait le royaume à Inugami.

— On sait qu'il se trouve ici, on sait également qu'il est nak, reprit Ando.

Le soldat nommé Isami décocha un coup de pied dans une pierre qui se perdit dans les fougères.

— Si seulement ils avaient détaché un groupe du troisième régiment. Je parie mon poids en or qu'ils auraient déjà mis la main sur lui. On a aucun pouvoir nous, aucune magie, c'est comme chercher un farfadet en plein marché de Mujina.

Takeru fronça les sourcils. Il avait déjà entendu parler de ce troisième régiment qui faisait souvent la première page de la gazette du royaume. Y étaient rassemblés les soldats les plus braves des cinq provinces, qui arpentaient le pays pour sauver les villages et repousser les monstres. Comme beaucoup de garçons, Takeru les considérait comme de véritables héros mais l'aveu du soldat le mettait mal à l'aise. Que cherchaient-ils qui soit hors de leur portée ? Est-ce qu'une seule personne pouvait mettre en défaite une troupe de guerriers comme eux ? Ando avait été le premier soldat que Takeru rencontrait, si l'on excluait son père qui avait troqué son sabre contre la fourche des fermiers. A ses yeux, Ando lui avait semblé être aussi courageux et solide que ce que son imagination nourrie par les articles de journaux lui laissait entrevoir des troupes du troisième régiment.

— Le troisième régiment est déjà assez occupé comme ça, souffla Ando. En quelques mois, le bureau central a reçu plus d'une centaine de rapports sur le Yūgen. Certains ne sont qu'un ramassis de mensonges, d'autres véridiques mais chacun mérite d'être investigué et vous le savez comme moi, les hommes de Taneda ne sont pas nombreux. En envoyer à travers tout le royaume par petits groupes tout en gardant une base prête en cas d'attaque de monstre ne leur permet pas de couvrir toutes les demandes qu'ils reçoivent.

— Peu importe, les faits sont là. Ce type nous échappe à chaque fois. C'est comme essayer d'attraper de la fumée avec une passoire.

— Les hommes du Yūgen sont rusés, organisés et souvent doués de magie, je n'ai jamais dit que ce serait facile, et je n'ai jamais dit non plus qu'on y arriverait, Taishi. Cet homme...

Un craquement de bois venait d'arrêter la tirade du capitaine et les soldats bondirent sur leurs pieds, leurs mains encerclant déjà la garde de leur sabre. Takeru lança un regard plein de haine à Rise dont le visage était devenu blanc de peur. D'un mouvement, Takeru l'attrapa par le col et l'entraîna à sa suite dans les bois. Les soldats n'étaient pas d'ici, ils ne pouvaient pas se repérer aussi bien qu'eux dans ces forêts. De plus, des années passées à travailler la terre et à jouer dans des paysages irréguliers les avaient rendus aussi agiles et rapides que des lièvres, ils pourraient les semer sans trop de problèmes s'ils décidaient de se lancer à leurs trousses. Prenant leurs jambes à leur cou, ils retrouvèrent Izo, Tamaki et Midorima là où ils les avaient laissés. Ne leur laissant pas le temps de poser la moindre question, Rise et Takeru les firent filer avec eux.

— Désolé, c'est pas ce soir que vous deviendrez des hommes, les mioches, souffla Rise en riant.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez