Chapitre 58 : Un pas en avant

Notes de l’auteur : Bonne lecture à tous ! =^v^=

 

— Attention ! Ce n’est pas…

Mathilde passa à travers la fine croûte de neige qui s’était accumulée entre les planches du pont de singe. Aussitôt, une main lui attrapa le bras, l’empêchant de s’écraser trois mètres plus bas. La poudreuse aurait sans doute amorti sa chute, mais elle aurait écopé d’une nouvelle collection de bleus en plus d’une énième mauvaise note.

Hilare, Galis la remonta sur le parcours d’obstacle et ne la lâcha qu’une fois qu’il fut satisfait de sa stabilité.

— Tu fais une bien piètre Ilarnaise pour quelqu’un qui y ressemble autant !

— C’est parce que je n’en suis pas une !

Son grognement mal articulé augmenta le fou rire de son cousin. À peine vêtu d’une chemise et d’un veston rembourré au cœur de l’hiver, il était aussi dans son élément qu’un poisson qui a retrouvé son fleuve d’origine.

Les cheveux à moitié retenus par son catogan, il savourait la bise, les yeux brillants et les joues rougies. C’était comme si la seule chose qui pouvait ramener un peu de couleur dans sa physionomie gelée était le froid lui-même.

Mathilde leva les yeux au ciel, amusée malgré elle, et finit le pont de singe les mains crispées sur la corde. Elle sentait la glace qui la recouvrait crisser sous ses gants et engourdir ses doigts à travers le cuir doublé de fourrure.

Elle s’était emmitouflée au maximum que les exercices physiques le lui permettaient, mais cela ne suffisait pas à supprimer ses tremblements nerveux. Son corps gracile tentait instinctivement de la réchauffer et entraînait une augmentation faramineuse de sa maladresse. Exactement ce dont elle avait besoin dans les cours de Sir Malik…

Elle faisait vraiment pâle figure comparée à ses deux coéquipiers, pour qui le froid n’était qu’une formalité, à peine digne d’être soulignée. Katchyn et Ilarna étaient les deux îles les plus au nord de l’Archipel, et ils étaient dans leur élément au cœur de ce frimas. Heureusement pour elle, l’hiver Impérien était loin d’être aussi rude et les beaux jours reviendraient vite.

Elle attrapa la main tendue de Rok et se hissa sur la plateforme qui marquait la fin du parcours. Du bas de la tourelle de bois, Sir Malik siffla trois coups, annonçant l’arrêt du chronomètre. Mathilde exhala longuement, formant un nuage de buée sur ses lunettes.

— Enfin ! Vivement que nous retournions à l’intérieur !

Le rire de Galis reprit de plus belle.

— Tu dramatises, il ne fait pas si froid que ça. Il y a à peine trente centimètres de neige, c’est tout juste si le lac a gelé.

— Je n’aime pas le froid.

— Mais Nimar est plus au nord qu’Impera, non ?

— Est-ce que cela m’oblige à apprécier de claquer des dents ? Passe encore des sorties occasionnelles, quelques jeux de neiges, même des promenades à cheval, ou en traîneau… Mais des heures et des heures à courir, sauter, grimper, se battre… c’est trop me demander !

Les lèvres de Rok frémirent en une ombre de sourire.

— Ça ne change pas grand-chose à tes goûts pendant l’été, marmonna-t-il. Des randonnées en forêt à discuter et cueillir des baies, oui, un jeu de guerre à se cacher ramper et attaquer toute la journée, non. Une Noble tout craché.

Mathilde lui donna un coup de coude et leva le nez jusqu’à son visage balafré, qui lui adressait un regard rieur.

— Est-ce de ma faute si j’aime les divertissements doux ? Et puis, je suis violoniste, je n’aime pas prendre le risque d’abîmer mes mains. À vous les sports de combat et laissez-moi ma musique !

Galis passa son bras sur ses épaules en agitant sa frange.

— Tu dis cela, mais je suis sûre que tu aimerais patiner sur un fjord au cœur de l’hiver, lorsque les aurores boréales viennent danser dans le ciel nocturne.

Elle le repoussa en riant.

— Il manque un froid à vous geler le sang à ton beau tableau.

L’Ilarnais lui fit un clin d’œil en haussant les épaules.

— Patiner réchauffe.

— Pour ça, il faut pouvoir bouger.

La voix de stentor de Sir Malik monta jusqu’à eux et mit un point final à leur échange de piques.

— Qu’est-ce que vous attendez pour descendre de là ? Vous allez être en retard pour votre cours d’histoire !

Mathilde jura intérieurement. Pour une fois qu’ils étaient tous sur la même longueur d’onde, il fallait qu’on vienne les interrompre. Qui plus est pour se rendre au cours de Lady Tymphos ! Galis partageait apparemment sa déception, car il soupira bruyamment en jetant un œil en contrebas.

— Si je donnais malencontreusement un coup dans le toit et que la neige tombait sur Sir Malik, cela compterait-il pour un accident ?

— Je te le déconseille, répliqua Mathilde, tu écoperais de six tours de terrain supplémentaire, et tu manquerais le cours de notre chère directrice adjointe.

— Quel dommage, en effet !

À son rictus, son cousin rendait évident à ses deux coéquipiers qu’il considérait vraiment l’option. De peur que son goût d’enfreindre les règles prenne le dessus, Mathilde poussa Galis vers la corde qui leur permettrait de descendre de la plateforme. Il se laissa glisser à toute vitesse et sauta gracieusement au sol, juste sous le nez de Sir Malik, qui l’observait d’un œil désapprobateur.

— Jeune homme, ce genre d’atterrissage va finir par vous briser la cheville. Je ne vais pas vous le répéter à chaque fois !

Galis s’excusa platement en inclinant le buste, de manière à ce que le Tuteur ne puisse pas voir son large sourire. Mathilde poussa un soupir mi-amusé, mi-fatigué.

— Il est vraiment intenable… remarqua-t-elle à l’attention de Rok. J’ai parfois l’impression qu’il ne réalise pas où nous sommes. Pour lui, tout semble être un jeu…

Rok acquiesça en rajustant ses gants en s’approchant du bord de la plateforme.

— C’est ce qu’Artag lui reproche le plus. Je ne crois pas l’avoir déjà vu sérieux… enfin, à part lorsqu’il s’énerve. Là, il est tout de suite moins dispersé.

— Cela dit, ça fait un moment que vous ne vous êtes plus disputé, non ? À moins que vous ne fassiez ça dans mon dos.

Rok éclata d’un rire bref et secoua la tête.

— Non, c’est vrai. Il n’est plus aussi agressif ces temps-ci. Va savoir pourquoi.

Il attrapa la corde et glissa jusqu’au sol sans apercevoir le sourire qui faisait le tour du visage de Mathilde.

— Oui, va savoir…

En descendant à son tour de la plateforme, Sir Malik en profita pour lui adresser une flopée de remarques sur son parcours, soulignant les bons autant que les mauvais points, et saupoudrant le tout de conseils précis. Mathilde l’écouta d’une oreille distraite, toute à sa joie de voir la dynamique de son équipe s’améliorer.

Le Tuteur la libéra juste à temps pour qu’elle évite d’arriver en retard au cours de Lady Tymphos, elle passa le reste de l’après-midi plongée dans la chronologie des affrontements contre la Finkadie, qui prenait les deux tiers de leurs livres de cours ce semestre.

Mathilde visualisait de mieux en mieux le conflit de l’Empire contre cet immense royaume. La Finkadie faisait trois à quatre fois la surface de l’Archipel et était unifiée sous un roi et une reine qui menaient contre eux une guerre acharnée de génération en génération.

Mathilde avait toujours cru qu’ils visaient les terres fertiles de l’Archipel, car les leurs étaient rongés par des déserts de sable et de roche. Cependant le Collegium avait apporté un nouvel élément dans la balance qu’elle n’aurait jamais pu considérer avant de devenir Filleule : la Finkadie convoitait les Sylphes.

Cela semblait évident maintenant qu’elle y réfléchissait. Tout appuyait cette théorie, bien qu’elle ne trouva pas de déclaration officielle de la part des émissaires Finkadiens dans les recueils d’histoire. Mais quel pays reconnaîtrait ouvertement jalouser les biens de son ennemi ? Il était plus aisé de remettre la responsabilité de l’attaque sur des rivalités politiques ou simplement sur la haine entre les peuples.

À l’invitation de Lady Tymphos, Miss Flamings leur décrit une de ses expériences de terrain. Elle s’était avancée dans les terres adverses pour obtenir des renseignements sur la position de l’armée Finkadienne et avait été témoin d’une mascarade où l’Empire était non seulement ridiculisé, mais diabolisé par la population.

— Ils avaient fabriqué une série de gigantesques poupées à l’effigie monstrueuse et déformée de l’Empereur et des Porteurs de Sylphes les plus efficaces de l’époque et les avaient fait défiler dans les rues, raconta-t-elle. Tous les habitants des alentours s’étaient rassemblés pour huer les épouvantails et leur lançaient des pierres et des ordures. Puis ils les jetaient dans un grand brasier autour duquel ils chantaient et dansaient jusqu’à la nuit.

Mathilde frissonna en se représentant la scène. Elle n’avait jamais été spectatrice de manifestation de haine aussi violente sur Nimar. Les gens discutaient dans les bars, pestaient sur les Finkadiens et la guerre qui n’en finissait pas, mais elle n’avait ni vu ni entendu parlé de mascarades ou fête dédiée à la haine de leur ennemi.

Elle sortit du cours l’esprit pesant de préoccupation. Étudier l’histoire ne la dérangeait pas, mais ce témoignage ajouté à la menace de la reprise des conflits qui planait au-dessus de leurs têtes… tout cela peignait de la guerre un visage trop net, trop dur, trop proche. Elle la sentait alourdir sa respiration et ses pensées comme un nuage d’orage au loin, dont on ne perçoit encore que les grondements sourds.

Ils dînèrent rapidement, absorbés par leurs réflexions inquiètes. Alors que Mathilde et Rok quittaient la table pour monter dans leur chambre, Galis les arrêta dans le hall.

— Est-ce que vous avez un peu de liberté ce soir ? J’aurais quelque chose à vous donner.

— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Mathilde.

Ses joues se piquèrent de fossettes joueuses et il agita sa frange avec un air mystérieux.

— C’est une surprise.

Rok haussa les sourcils, lui aussi pris de court par cette soudaine invitation.

— Qu’entends-tu par ce soir ? demanda-t-il. Le couvre-feu est dans une heure.

— Qu’est-ce qui nous oblige à nous y plier absolument ?

« Lady Tymphos, songea Mathilde, entre autres choses… » Mais il lui sembla malhonnête de sa part de refuser l’invitation avec comme prétexte une règle qu’elle avait elle-même mainte fois enfreinte. De plus, il y avait une lueur espoir au fond de ses iris de cristal, trop frêle pour les illuminer franchement.

En les conviant ainsi, il s’exposait à leur rejet, chose qui avait à ses yeux plus de poids qu’il ne voulait le laisser paraître. C’était le plus grand pas qu’elle l’ait vu faire vers Rok et elle, il n’était pas question de le couper dans son élan. Ils acceptèrent et convinrent de se retrouver à l’Observatoire à minuit. Pour se maintenir éveillée malgré la fatigue, Mathilde travailla tard, puis prit un bain brûlant pour apaiser ses courbatures.

À l’heure dite, mue par un accès de paresse à l’idée de se rhabiller pour une brève excursion, elle passa simplement sa chemise de nuit et un large châle de laine qui tenait presque de la couverture. Enfin elle glissa ses pieds dans une paire de bottines fourrées et sortit discrètement de sa chambre, ses longs cheveux blonds encore humides coulant jusqu’à ses reins en un rideau fluide.

Grâce à ses expéditions à l’extérieur de la Cité impériale, les rondes de Lady Tymphos lui étaient assez familières pour qu’elle se faufile sans être vue jusqu’à l’Observatoire. Elle arriva la première, mais n’attendit pas longtemps avant d’être rejointe par les deux garçons. Galis sourcilla en considérant ses vêtements.

— Tu ne vas pas avoir froid ? s’étonna-t-il.

Mathilde haussa les épaules.

— J’ai confiance en mon plaid. Alors ? Que voulais-tu nous donner ?

Son cousin tenait un paquet emballé dans de la soie brodée à la main d’une grande finesse. Cependant, au lieu de l’ouvrir, il le cacha dans son dos avec un sourire joueur.

— Pas encore. D’abord, je vous montre ce que j’ai découvert l’autre jour.

Il se dirigea vers la bibliothèque qui longeait les parois de la pièce, déplaça un lourd volume d’astronomie, glissa son bras derrière et appuya contre le fond de l’étagère. Un carré de bois s’enfonça sous ses doigts, et dans une cascade de cliquetis d’engrenages, un pan du meuble pivota pour révéler une étroite ouverture dans le mur.

— Et voilà ! clama Galis à mi-voix, rayonnant de fierté dans l’obscurité nocturne. Plutôt sympathique, n’est-ce pas ?

Mathilde écarquilla les yeux, bouche bée devant sa trouvaille.

— Comment as-tu découvert une chose pareille ? s’exclama-t-elle en contemplant le passage secret.

— Il y a quelques jours, des ramoneurs sont venus nettoyer les cheminées, et je les ai surpris alors que je montais chercher un livre d’astronomie — le couvre-feu passé, je l’admets. Ils ne m’ont pas vu, mais j’ai pu observer comment ils s’y prenaient. Après, je n’ai eu qu’à tester par moi-même, et j’ai trouvé sans mal le mécanisme.

Il chantonnait presque tant il était fier de lui. Et pour cause : même Rok arborait une mine stupéfaite ! Le géant caressa la paroi comme s’il cherchait à deviner la machinerie cachée sous la pierre, l’œil habité d’une vive curiosité.

— Où mène ce passage ? Sur les toits ?

Le sourire de Galis s’agrandit encore et il pénétra le premier dans l’embrasure de la porte, les invitant d’un moulinet de main.

— Suivez-moi, vous verrez bien !

Ils ne se firent pas prier. Galis poussa un levier qui rabattit la bibliothèque contre l’ouverture et ils gravirent dans le noir complet un escalier en colimaçon où s’engouffrait un courant d’air glacé. Mathilde resserra les pans de son plaid autour d’elle.

Tout compte fait, une simple chemise de nuit était peut-être un accoutrement un peu léger pour une excursion…

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Timie
Posté le 16/11/2022
Quel rapprochement dans le trio !!
J'ai hâte de connaître le lieux que Gallis veut leur faire découvrir !!
Bravo encore pour ta régularité d'écriture ! Cela force le respect ! 💯
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