Chapitre 56 : Une écharpe pour créer des liens

Par Kieren

« Nous devons faire demi tour. »

C'était devenu une évidence. Sifil était partie trop loin, ma chienne n'arrivait pas à retrouver sa trace et on s'éloignait de plus en plus du village. Il fallait rentrer et nous n'étions pas sûr d'arriver avant la nuit. Et se promener de nuit dans une forêt, c'est sympa, mais pas quand on n'a ni vivre, ni tente.

Nous nous étions arrêtés à côté d'une cascade qui formait un point d'eau dont nous avions tous besoin. Pendant que Théo et moi nous remplissions les gourdes, la Gamine s'était accroupie pour observer les poissons. Je crois qu'elle salivait un peu. Elle était tellement concentrée qu'elle ne remarqua pas Billy se précipiter sur elle tel un boulet de canon en criant :  « Récréation ! »

Et plaf ! Les deux dans la flotte. Deux têtes sortirent de l'eau, celle de Billy éclata de rire, mais cela ne dura pas longtemps car la Gamine lui fit un croche pied et le maintint au fond de la cascade. Il essayait désespérément de ressortir mais la fillette ne le laissa pas bouger d'un millimètre.

On se regarda Théo et moi, et on haussa les épaules.

« Finalement Billy a raison. Mes pieds me font mal à force d'avoir marché toute la journée. Nous méritons un peu de repos. ».

« Je suis bien d'accord, il nous reste encore du chemin avant... Avant de rentrer à la maison. »

Ma chienne plongea et se positionna juste sous la cascade. Nous avions posé nos vêtements sur la branche d'un arbre avant de rentrer dans l'eau, Théo était maussade mais je ne pouvais rien faire pour lui.

« Je suis désolé Théo, je sais que tu es inquiet mais tu le sais aussi bien que moi : ce n'est pas raisonnable de continuer. Nous nous éloignons de plus en plus du village, et je ne sais même pas si ma chienne suit la piste à l'odeur ou par pur instinct. »

« Oui, je sais vieil ami, en plus nous avons avec nous deux gosses, ce n'est pas raisonnable de leur faire continuer. »

« Tu sais, la Gamine et Billy, en eux même, ils n'auraient pas causé de problème. Billy je l'ai déjà pris avec moi pour partir pour une partie de chasse et de pêche, et bon Dieu qu'il est résistant ! Il a déjà porté un chevreuil sur 3 kilomètres avant que je n'ai eu à le relayer. Et la Gamine, et bien, c'est la Gamine. Tout le monde ne survit pas en forêt avec un gosse de 5 ans. Je ne sais pas combien de temps ils étaient là dehors, mais vu le comportement de la Gamine, je ne pense pas que ce soit une fugue de quelques jours. Je compterais en mois, si ce n'est plus. »

« Sérieusement ? Comment auraient-ils trouver à manger pendant tout ce temps ? »

« La Gamine bouffe tout ce qu'elle trouve, elle devait sûrement servir de test anti-poison avant de refiler quoi que ce soit à son frère. »

« Et tu ne leur as jamais demandés ce qu'il leur était arrivé ? »

« Ils restent muets comme des tombes, la Gamine plus que son frère. C'est dire. Toujours est-il, on prend ce bain et on retourne dans nos chaumières. Ce que je crains, c'est que ce soit Tess qui finisse par s'inquiéter du non-retour de son gosse et qu'elle lance une autre équipe de sauvetage. Et là, on a pas l'air con. Donc on rentre, et on voit demain si on se lance dans un nouveau voyage. Mais tu sais, Sifil, tu l'as déjà vu chasser ? »

« Oui. Elle est impressionnante, le gibier ne la voit jamais venir. »

« Et elle passe des fois par les arbres. Ma chienne a un mal fou à suivre la piste, mais si Sifil passe par les hauteurs, on est niqué. On part pour la retrouver, on l'appelle mais elle ne répond pas. On ne peut pas savoir où elle est. »

« … Je sais, mais je me sens...si impuissant. Elle est peut être en danger, et moi je ne peux rien faire. »

« Moi non plus je ne peux rien faire. Et je te le redis, c'est Sifil. C'est un mystère cette nana. Elle est libre et sauvage, et c'est pour ça que tu l'aimes, tu as réussi à l'apprivoiser, mais elle garde sa nature, et on ne peut pas lui en défaire. Et tu dois l'accepter. »

« … Je sais … Excuse moi, je pleure. J'ai … J'ai peur de la perdre. J'ai peur de ne plus la revoir... Tu sais, j'ai encore du mal à comprendre comment on a pu...vivre autant de chose ensemble. On est pas construit à partir du même bois. Tu l'as très bien décrite, elle est libre et sauvage. Moi, je suis casanier et je préfère faire la cuisine à la chasse. Je ne suis pas une brute de décoffrage, je prends toujours mon temps pour prendre une décision.

La première fois que je l'ai vu, elle s'attaquait à un loup. Comme ça, à mains nues. Et elle gagna. Elle emporta sa proie et elle disparut dans les bois. Je la revoyais de temps en temps dans la forêt, je lui disais bonjour mais elle ne répondait pas. Et puis un jour, je la vis se pencher au dessus d'une rivière. Elle se regardait, et elle avait du lierre autour de son cou, comme un foulard. Pour la première fois, elle avait une attitude féminine, et je n'en revenais pas. Alors je me suis mis à côté d'elle et je lui ai donné mon écharpe. Elle m'a regardé, toute étonnée. Je te jure, elle n'en revenait pas. Elle a posé le lierre par terre, et elle a mis l'écharpe autour de son cou.

C'est à partir de là qu'on a commencé à se connaître. Moi je lui trouvais des foulards, des écharpes, parfois des bonnets, et elle me ramenait à manger. On se baladait souvent en forêt, comme ça, pour passer le temps.

Alors imagine maintenant, passer le temps seul, avec mes insectes, sans écharpe pour me tenir chaud. C'est... C'est quelque chose dont je ne veux pas. Je ne veux pas la perdre. Même si elle est sauvage. Elle a quant même nourri mon cœur pendant des années. Je n'ai pas envie de me retrouver seul... Et je sais très bien qu'elle n'est pas en danger. Rien ne lui résiste. Non, j'ai juste du mal à admettre qu'elle peut disparaître aussi vite qu'elle est apparue dans ma vie. Et cela, quelque soit mon choix. Elle est libre, et je dois respecter cela. Même si j'espère que les écharpes que je lui fais peuvent créer des liens entre nous deux. »

« … Tu sais, le jeune. Les sentiments que vous ressentez sont des liens beaucoup plus puissants que tu ne peux le croire. Aie confiance en elle, aie confiance en toi. Elle reviendra. Laisse lui le temps. Elle en a besoin elle aussi.

Sur ce, Gamine, tu peux relâcher Billy s'il te plaît ? Il se noie là. »

« Il bouge encore. » décréta t-elle, maintenant toujours la tête de son camarade de jeu sous l'eau, dans la même position depuis tout à l'heure. Ce dernier bougeait de façon un peu plus molle, comme s'il était fatigué.

« Tu sais que s'il est inconscient, c'est toi qui lui fait du bouche à bouche. »

« Sérieux ? Vous allez me faire ça Vieux Gamin ? Mais il mérite ce qui lui arrive. Je l'avais prévenu ! »

« Pas de ''mais''. Tu le noies, tu le réveilles. »

« Plutôt mourir ! » Et elle relâcha Billy qui prit la plus belle bouffée d'air de sa vie, au milieu d'une quinte de toux faramineuse. La fillette le regardait faire sans bouger, avec l'ombre d'un sourire aux lèvres.

Ah !... L'amour.

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