Chapitre 55 - Sehar & Nodia

Notes de l’auteur : Un chapitre sauvage apparait un jour en avance ! Je ne sais pas si j'aurais le temps demain, alors je le fais tout de suite. Et comme j'ai réarrangé les scènes et que j'avais promis un adoucissement pour le 55 mais que ça arrive finalement au 56, ce sera deux chapitres cette semaine. Bonne lecture :)

SEHAR

Sehar avait cru mourir à plusieurs reprises, depuis qu’il avait quitté la Tour. Il ne fut donc pas particulièrement surpris d’être encore en vie, alors même que son père, Ressa et Erin étaient restés au bord du monde face à une horde d’ennemis, même après que Lo et Zakaria aient disparus dans la tourmente.

Il n’était pas surpris, mais le Magicien en était témoin, il était terrifié. 

C’était bien la première fois qu’il était superstitieux, mais ça paraissait le bon moment pour commencer à l’être. Dans ses bras, Del était toujours à demi conscient, ses doigts blancs crispés sur les bras de l’hybride malgré les écailles qui s’y étaient hérissées d’angoisse. Derrière lui, Nodia peinait à maintenir Jin en place malgré l’aide de Sia, et les cris de la maegis devenaient de plus en plus déchirants à chaque coup de tonnerre. Sehar aurait aimé comprendre ne serait-ce qu’un mot de ce qu’elle leur disait, pour soulager sa douleur, mais il ne comprenait pas une seule syllabe de la langue qui tordait sa voix.

Il n’y avait rien qu’il sache faire qui les sauverait. Il ne pouvait pas dompter l’orage comme un gros animal, ni lui donner un coup de poing pour le repousser au loin. 

Il déglutit. A moins que… Peut-être que ça pouvait marcher, sur un malentendu ?

— Sehar ! croassa Suzette. Au travail, moussaillon !

— Mais Del…

— Sia, surveille le petit, coupa le vieux corbeau. Sehar, ici tout de suite !

Il ne réussit à lâcher Del que lorsque Sia croassa pour le pousser, et Sehar se précipita aux côtés de Suzette. Cette dernière terminait d’attacher une grosse corde qu’elle avait emportée de la forteresse, juste au cas où, à la partie la plus solide de leur navire. Elle laissa tomber de son bec la partie libre dans les mains de Sehar, qui la saisit sans comprendre, le coeur battant et les paumes moites.

— Tu te souviens quand t’as sauté pour attacher ma barque au quai, la dernière fois ?

Il fixa Suzette avec des grands yeux ahuris, la bouche entrouverte. Elle ne voulait pas qu’il recommence la même manoeuvre dans ces conditions, si ?

— Grimpe sur le toit, et saute à mon signal ! ordonna-t-elle.

Le corbeau lui donna un coup de bec contre les côtes pour le faire bouger, mais il décolla à peine les pieds du plancher instable.

— Je t’ai pas demandé de faire le mort ! Au boulot !

Sehar réussit enfin à se mettre en mouvement. Il enroula la corde autour de son poignet et la saisit fermement entre ses doigts pour s’y accrocher, puis grimpa sur le toit du navire.

Depuis l’intérieur délabré de leur vaisseau, le cri du vent et le grondement du tonnerre sifflaient déjà atrocement dans ses oreilles. A l’extérieur s’ajoutait la griffure de la pluie furieuse, qui s’acharnait sur ses bras nus comme si elle voulait en arracher toutes les écailles. La paupière qu’il utilisait habituellement pour voir dans l’obscurité lui servait désormais de protection contre les rafales, son autre paire de paupières plissée par-dessus pour empêcher les gouttes d’eau de lacérer ses yeux. 

Lorsqu’il vit le château, Sehar ne comprit pas tout de suite ce que la structure faisait ainsi penchée sur le côté. Mais le poids qui le tirait vers la droite, malgré la vitesse de leur vaisseau, lui indiqua que c’était eux et non leur objectif qui étaient de travers. Comment pouvait-il réussir à viser le quai, avec le mauvais angle et une chute aussi rapide ?

— On se prépare ! lui parvint le croassement de Suzette au-dessous de lui. 

Plaqué contre le toit du navire, Sehar garda les yeux rivés sur le chateau, qui doublait de taille à chacun de ses battements de coeur. 

— Suis le décompte, gamin ! Cinq !

Sehar serra les doigts sur la corde, pinça les lèvres.

— Quatre !

Tendit ses muscles, inspira trop vite une goulée d’air glacée.

— Trois !

Pensa au dernier regard qu’il avait échangé avec son père. 

— Deux !

Je te trouverais encore, petit lézard.

— Un ! 

Il n’était pas prêt.

— C’est parti !

Mais il sauta quand même.

Le château était si proche, à présent, qu’il avait peu de chance de manquer sa cible. Mais le vent le poussa brusquement ailleurs, et pendant un instant, Sehar était certain qu’il se ferait emporter dans la tempête et entraînerait le bateau avec lui. Ses muscles tétanisés par le froid se crispèrent sur la corde alors que le froid brûlait ses yeux. Il eut à peine le temps de retenir son souffle, lorsqu’un second courant de vent glacé le repoussa vers le château, et l’envoya percuter l’intérieur d’une alcôve avec un quai d’amarrage. 

Suzette avait visiblement méticuleusement calculé son coup. Sehar eut à peine le temps de la remercier intérieurement, cependant, qu’il glissait déjà vers le vide, cette fois-ci entraîné par le poids du vaisseau qui continuait sa course au-delà du château. Son bras libre cogna contre un poteau d’amarrage, puis sur le suivant, et il ne réussit à s’accrocher qu’au dernier, alors qu’il retenait toujours la corde avec l’autre main.

Ce fut loin d’être suffisant pour arrêter le bateau. Toujours poussé par les courants aériens, ce dernier continua sa course, et le château pivota avec, tirant les deux bras de Sehar à la limite de la rupture.

Ses muscles étaient en feu. Il lâcherait prise d’un instant à l’autre, il le savait.

Mais s’il desserrait ses doigts, ne serait-ce que pour une seconde de répit, Suzette, Del, Nodia, Jin et Sia disparaîtraient dans l’orage comme Lo et Zakaria avant eux.
Sehar ne pouvait pas échouer. Il n’en avait pas le droit. 

Il tira sur la corde pour ramener ses deux bras autour du poteau d’amarrage, tira même si la douleur lui donnait envie de mourir, tira jusqu’à ce que le feu qui brûlait ses muscles brûle ses entrailles.

Il puisa tout au fond, dans cette magie qu’il connaissait encore trop mal, qu’il n’avait jamais eu le temps d’apprivoiser, et il la supplia de tirer avec lui, de l’aider à sauver ses amis, d’arrêter le carnage. 

Ses muscles se contractèrent, et la pression diminua, battement de coeur après battement de coeur.

Le château s’arrêta de tourner, et Sehar glissa brusquement vers l’intérieur, toujours accroché à son poteau et à sa corde, le ventre écorché contre la surface abîmée du quai.

Il avait réussi, vraiment ? Sehar osa à peine regarder au-dehors, où le vent furieux soufflait toujours et où la pluie lavait encore le ciel. Sa tête tourna presque malgré lui, et suivit la corde qu’il tenait toujours. Leur bateau monstrueux n’avait pas disparu, son état de délabrement identique à celui dans lequel il l’avait laissé avant de sauter. Ce qui avait changé, en revanche, était la quantité de cordes qui y était désormais accrochées : une centaine de lianes l’enlaçaient et le maintenaient en place, flanc contre mur, sans un seul centimètre de manoeuvre pour que le vent ne le reprenne.

Sehar pinça les narines avec soulagement. Ce n’était probablement pas ses efforts qui avaient mis fin au chaos, mais ses amis étaient saufs, pour le moment. Il se retourna, pour chercher leurs miraculeux sauveurs, prêt à les remercier et à s’effondrer de fatigue tout à la fois.  

Son enthousiasme se décomposa dès qu’il reconnu l’armure blanche aux motifs finement ciselés, le regard froid sans pupilles, le sourire sans joie et calculateur. Il retint un couinement de détresse, lorsqu’il reconnu aussi la petite silhouette de corbeau à ses côtés parfaitement identique à Sia, mais le regard vide et mort, le plumage délavé et triste.

— Te voilà, et juste à temps.

Sehar avait encore la corde entre les doigts, lorsque Fenara se pencha pour la lui prendre et l’attacher tranquillement au poteau d’amarrage devant lui. Comme si elle était anodine, cette situation. Qu’il était encore nécessaire, ce geste, malgré toutes les cordes qui retenaient leur débris de bateau. 

Finalement, elle s’accroupit pour lui faire face, lui qui était toujours à terre, les membres tétanisés et les écailles hérissées de peur. Fenara attrapa son visage entre ses doigts pour l’examiner de plus près, et il sentit, invisible mais bien plus invasif, un filet de sa magie maegis frôler la sienne avec une convoitise qui le fit frémir d’horreur.

Mais Sehar était trop fatigué pour lutter, trop épuisé pour ne serait que détourner le regard de ces yeux anciens, qui voyaient plus qu’il ne voulait qu’elle ne voie de lui.

— J’espère que tu ne disparaîtras pas tout de suite, cette fois-ci. Viens, petit Gardien. Nous avons beaucoup à nous dire.

***

NODIA

Le navire s’écrasa contre le chateau, et Nodia perdit sa prise sur Jin, qui roula hors de sa portée. Le ventre de Sia servit de coussin pour Del, toujours inconscient, et Suzette planta ses serres dans la chair des murs pour ne pas percuter la paroi d’en face. Des câbles se déployèrent tout autour de la coque pour l’empêcher de bouger.

Et les empêcher de fuir, ne manqua pas de remarquer Nodia. L’ouverture béante laissée par la partie perdue du navire était désormais bouchée, tout comme l’étaient chacun des interstices assez larges pour laisser passer ne serait-ce qu’un corbeau. 

Ils n’étaient plus naufragés mais prisonniers, désormais.

Pas pour longtemps. Même si les câbles étaient nombreux et épais, soigneusement entremêlés pour ne pas être défaits ou repoussés à mains nues, Nodia savait qu’elle pourrait les trancher. Il ne lui fallait qu’un peu de temps, et la bonne arme. D’ordinaire, elle n’aurait jamais pu compter sur sa magie valeni pour les sortir de là. Mais en plein orage, Nodia avait découvert que le bout du monde ne la torturait pas autant que d’habitude. Seulement un frisson qui parcourait sa peau, à chaque éclair qui colorait le ciel. Et ce n’était peut-être que le craquement du tonnerre, qui tendait ses muscles.

Nodia ferma les yeux pour visualiser l’arme dont elle avait besoin, mais les rouvrit aussitôt, alertée par la voix paniquée de Suzette.

— Elle est là.

Nodia fronça les sourcils, le coeur battant. 

Qui ? signa-t-elle.

— Maman ! appela Jin, la voix gorgée de larmes.

Fenara. Bien sûr. Qui d’autre cela aurait-il pu être ?

Nodia sentit sa rage grandir à nouveau, et l’arme qui apparut dans ses mains, invoquée par sa seule colère, n’aurait pas réussi à découper les câbles mais aurait été idéale pour transpercer une enchanteresse maegis. 

Si Fenara était là, alors son petit frère avait sauté droit dans la gueule de la Féroce. 

— Ça sert à rien d’y aller frontalement, croassa Suzette. Ça mettra en danger cette bande de boulets !

Le corbeau désigna Del et Jin d’un geste du bec, et Nodia serra les dents. A contre-coeur, elle se résigna à ranger son arme - pour le moment.

— On peut se cacher ? proposa Sia.

Elle sait que le bateau n’est pas vide, rappela Nodia.

— Seules les ombres disparaissent lorsque la lumière vient.

Les sanglots de Jin avaient cessés, et la maegis observait désormais les ombres projetées autour d’elle par le halo de sa magie. Nodia ne savait pas ce qu’elle avait voulu dire, ni même si elle avait cherché à communiquer par-delà les hallucinations qui la torturaient encore. Mais ses paroles lui avaient donné une idée.

Une idée insensée, une idée dangereuse. Une qui impliquerait de faire confiance à la seule personne sur qui elle ne serait jamais sûre de pouvoir compter, sur ce navire. Parce qu’elle n’était pas dans son état normal, et que même si elle l’avait été, elle était une maegis, elle était la fille de Fenara, elle avait blessé Lo et certainement commis d’autres crimes dont Nodia ne savait rien.

Mais la valeni était à court d’option, et son frère était en danger.

Alors elle bondit vers Jin, la secoua par les épaules puis lui attrapa le visage d’une main pour la forcer à la regarder, pour la forcer à être ici et maintenant, et lorsque la maegis croisa vraiment son regard, alors Nodia signa, avant qu’il ne soit trop tard.

Diminue-moi.

— T’es sûre de toi, moussaillone ? croassa Suzette. Les petiotes savent pas faire ce sortilège, aux dernières nouvelles !

Nodia ignora la remarque du corbeau, et claqua ses doigts devant les yeux de Jin pour récupérer son attention. Elle signa sa demande en boucle, jusqu’à ce que Jin ne lui prenne la main pour stopper sa litanie.

— Ferme les yeux, murmura-t-elle, les siens déjà clos.

Nodia déglutit mais obéit, le sang cognant contre ses tempes. Elle sentit les mains de Jin sur son visage, sa peau si douce contre ses joues en comparaison de la magie qui brûlait la sienne, qui coulait dans ses veines en un torrent flamboyant pour en chasser les ombres. Sa lumière écrasait et consumait tout, réduisant Nodia à presque rien, à moins que cela encore, toujours plus bas, toujours plus petit, la forçant à se recroqueviller dans les tréfonds de son être jusqu’à ce qu’il n’y ait presque plus aucun endroit où se cacher.

Nodia crut mourir, en cet instant. Elle n’avait plus de chair, plus de coeur qui battait dans sa poitrine, plus de corps qui s’agitait à la moindre émotion, plus de veines dans lesquelles faire couler un sang qui avait disparu, plus de ses cheveux noirs qui lui rappelaient un peu Sehar, plus d’yeux pour voir, plus de bouche pour crier, plus de poings pour frapper et de main pour signer.

Nodia perdit tout.

Tout, hormis les ombres qui rongeaient son coeur.

Elle ne savait pas si elle serait capable de ressortir de sa minuscule cachette au moment voulu. Elle ne le savait pas, et redoutait de s’être seulement condamnée davantage.

Elle n’avait plus de main avec laquelle tendre vers l’extérieur, mais elle tenta quand même. 

Il n’y avait rien. Rien que les ombres, et les ombres, c’était elle. 

Et au-delà, une lumière si intense qu’elle ne pouvait être quelque chose. Un rien lumineux, un autre que Nodia ne pouvait pas dépasser. 

Nodia était piégée. Si Jin n’était pas capable de la libérer au meilleur moment pour les sauver des griffes de Fenara, alors Nodia n’aurait pas seulement été diminuée.

Elle aurait disparu, pour toujours.

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Nanouchka
Posté le 23/07/2022
Oh, une autre forme de magie impressionnante, et très bien pensée par Nodia ! Un plan dangereux, mais je vois difficilement comment se sortir de là sans ça. Ça vaudrait peut-être le coup de mentionner cette diminution dans un chapitre précédent, pour que ce soit quelque part dans notre cerveau. Pauvre Sehar bichon, il s'en sortait si bien et puis hop, prisonnier.
AnatoleJ
Posté le 23/07/2022
C’est mentionné mais il y a très très trèèèès longtemps, lorsque Nodia et Lo arrivent pour la première fois sur la Toile et qu’elle entend les Maegis et les chasseurs de primes parler des valenis qui ont été diminués, on boucle la boucle sur ce sujet !

Sehar méritait un cookie et une sieste, le monde est trop injuste avec ce petit bonhomme...

Un gros merci comme d’habitude pour tes retours :D
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