Chapitre 55 : les Dons (2)

Notes de l’auteur : Bonne lecture ! =^v^=

Le rire du Tarmaxien ajouté au retour de sa forme humaine contribua à rétablir un certain soulagement sur les visages des Filleuls. Le monstre à présent hors de vue, il leur semblait presque avoir été victime d’une terrible hallucination.

Sans aboutir à son effacement complet, les Filleuls étouffaient déjà dans leur mémoire l’horreur de cette apparition grâce à la désinvolture qu’affichaient leurs aînés. Les Augures souriaient comme des parents devant la prouesse d’un de leurs enfants et Miss Flamings levait les yeux au ciel, désapprouvant en silence les méthodes de révélation de son collègue.

Si tous deux se permettaient une telle détente, c’était que cette bête n’était pas si dangereuse, ou qu’elle ne le serait pas envers eux. À l’appel du général, ils se relevèrent et se rapprochèrent en vacillant, la curiosité prenant rapidement le pas sur la peur.

Cependant, Mathilde se trouva dans l’incapacité de suivre le mouvement, ou même de lui prêter attention. Rok, comme piégé dans un mauvais rêve, la tenait serrée contre lui, la protégeant de son autre bras levé en une garde défensive. Les muscles tétanisés à en trembler, il la fixait, mais ne la voyait pas, ou du moins pas elle.

Il y avait un brouillard dans son œil valide, comme si un visage différent se superposait au sien. Les traits du géant se crispaient en une expression douloureuse d’effroi et d’impuissance. Sa cicatrice était agitée d’un tic nerveux autour de son œil aveugle et sa respiration saccadée s’accélérait en constant crescendo.

Mathilde sentait que cette protection instinctive ne lui était pas destinée, tout comme il semblait ne pas réagir à l’ours lui-même, mais au souvenir qu’il avait réveillé. Se pouvait-il… se pouvait-il que la transformation de Sir Mathàn ait fait ressurgir les événements liés à sa cicatrice ?

Contrairement à cette fois où il avait cédé à la panique devant les Chimères du Musée, il paraissait avoir rompu tout contact avec le réel, prisonnier d’un cauchemar. Lui qui détestait perdre le contrôle de lui-même, le voir captif d’une telle crise déchira le cœur de Mathilde. Pire encore, sa faiblesse était exposée au regard de toute leur classe qui se rapprochait autour d’eux.

— Rok ! Rok ! appela-t-elle à voix basse. Reviens à toi !

Elle tenta de se dégager, de le secouer, mais elle ne pouvait rivaliser avec la poigne du géant, qui avait verrouillé sa prise sur elle. Elle attrapa alors son visage à deux mains avec force, en espérant que ce contact le ramènerait à lui.

À peine eut-elle touché sa cicatrice que Rok recula brusquement, comme parcouru d’un électrochoc, et atterrit assis sur le sable. Alors seulement le brouillard se dissipa et il reprit pied dans la réalité. Il regarda autour de lui d’un air hagard, puis tomba sur le regard inquiet de Mathilde et celui interloqué des autres Filleuls.

Il écarquilla les yeux et devint rouge jusqu’à la racine des cheveux. Avant que quiconque ait pu lui adresser un mot, il traversa leur groupe et s’éloigna à grandes enjambées vers le bois. Galis tira la manche de Mathilde et lui demanda à mi-voix.

— Qu’est-ce qu’il a ? Pourquoi te tenait-il comme ça ?

— Je… je n’en sais rien. Il a dû agir par réflexe.

Elle balbutiait, consciente des chuchotements qui germaient tout autour d’elle. Même Hans avait l’air choqué, sans parler des gloussements insupportables des Mauves. Si seulement Artag avait été là ! Il aurait pu détendre Rok d’un battement de paupière, faire taire les moqueries des Mauves d’un froncement de sourcils… Elle avait envie de leur rabattre leur caquet à tous, de les forcer à compatir avec Rok. Mais c’était peine perdue, et il y avait plus urgent.

Rok désirait sûrement rester seul, mais elle ne pouvait se résoudre à l’abandonner après une crise pareille. Elle tourna les talons pour lui emboîter le pas. On l’arrêta d’une main ferme. Sheila et Darin se tenaient à côté d’elle, un sourire rassurant aux lèvres.

— Ne t’en fais pas, lui glissa Darin en lui tapotant l’épaule, nous allons nous en charger. Concentre-toi plutôt sur le cours et laisse-nous faire.

Ils partirent rejoindre Rok, qui s’était assis sur un rocher à la lisière des arbres. Seulement à moitié rassurée, Mathilde se résigna à regagner sa place dans le demi-cercle. Galis avait l’air de préparer une nouvelle question, mais Sir Mathàn ne permit pas aux Filleuls de se distraire plus longtemps. Il claqua dans ses grandes mains calleuses et ramena de force l’attention sur lui.

— Eh bien, eh bien, jeunes gens. En voilà des manières de traiter un camarade ! Il y a plusieurs réponses possibles à la peur. Entre fuir, se figer ou attaquer à l’aveuglette, rien de tout cela ne vous aidera sur un champ de bataille si vous n’y ajoutez pas un peu de jugeote et de contrôle de vous-même. Ce n’est pas votre réaction instinctive à la peur qui vous rend honorable, mais comment vous la dépasser pour faire ce qui est juste.

Il adressa un coup d’œil sévère aux Mauves qui pouffaient dans leur coin, imitant tour à tour l’expression terrifiée puis honteuse du géant. Mathilde serra les poings. Ses cicatrices la démangeaient, la brûlaient presque, comme si la seule solution pour les apaiser était de les abattre de toutes ses forces sur la figure des prunes.

Il fallut que Lady Thiang se racle la gorge en fusillant Fineas du regard pour qu’il se calme enfin, laissant à Sir Mathàn le loisir de continuer ses explications.

— Vous venez d’avoir sous les yeux la forme la plus courante des Sylphes du Premier Cercle. J’ai celle de l’Ours, mais il existe également celui de l’Anaconda, du Taureau, du Corbeau et bien d’autres.

— Sont-ils tous aussi grands ? l’interrogea Luisa d’une petite voix, encore serrée par la peur.

— Oui, le gigantisme des formes animales est commun à tous les Sylphes de ce type.

Galis fronça les sourcils puis le coin de ses lèvres se releva pour lui rendre son air mutin habituel.

— Pardon, mais… comment se fait-il que vous n’ayez pas déchiré vos vêtements pendant la transformation ?

Le Tarmaxien éclata de rire.

— Bonne question, jeune homme. Mon Sylphe ne transforme pas directement mon corps, mais crée autour de moi celui d’un ours gigantesque. Je lui suis intimement lié par l’âme et les sens, et me trouve en quelque sorte logé en son cœur, et protégé par la magie du Sylphe. Cette forme est un peu comme… un second habit ?

— Alors vous êtes toujours vous-même lorsque vous devenez un ours ? soupira Hans, dont les mains étaient nerveusement crispées sur le bas de sa tunique.

Sir Mathàn échangea un regard hésitant avec Miss Flamings. Celle-ci hocha la tête et le général reprit la parole.

— Avec mon niveau d’expérience, oui. Je maîtrise parfaitement mon esprit et mes actions sous ma forme d’ours. Cependant… je n’en dirais pas tant des mois qui ont suivi mon Imprégnation. Ceux d’entre vous qui seront choisis devront affronter la volonté de leur Sylphe pour l’unir à la leur, et c’est loin d’être une partie de plaisir.

— Tout dépend de votre contrôle de vous-même, tempéra Miss Flamings en posant une main délicate sur son bras. Ne vous inquiétez pas. Après l’entraînement que vous vivez ici, vous serez suffisamment préparés pour leur faire face.

Cette affirmation ne fit qu’amplifier le malaise de Mathilde. Plus elle en entendait sur les Sylphes, moins être choisi lui semblait désirable. Ils étaient fascinants, et leurs manifestations étaient prodigieuses… mais ils possédaient également un aspect déroutant, comme un contrecoup dont leurs Porteurs estompaient les effets. Elle ne pouvait s’empêcher de se demander pourquoi.

Sir Mathàn dissipa rapidement le trouble des Filleuls en les encourageant à poser les questions qu’ils voulaient sur leurs Sylphes.

— Tant que cela ne touche pas à un sujet militaire confidentiel, ajouta-t-il avec un clin d’œil, je pense pouvoir apaiser votre curiosité.

Tycho sauta sur l’occasion. Il dévorait le général de ses iris de Mauve scintillants d’excitation et d’envie.

— Comment vous servez-vous de votre don pour aider dans l’effort de guerre ? On nous a dit que vous veniez des terres conquises Finkadiennes, combattez-vous sur le terrain ?

Le Tarmaxien récompensa sa réactivité par un sourire féroce.

— Bien sûr mon garçon ! Comment pourrais-je faire honneur à mon Sylphe si je n’étais pas en première ligne pour mener mes troupes ? Je défends l’Empire et mes hommes avec toute la force qui m’a été offerte !

Ses moustaches flamboyantes s’étiraient et ondoyaient lorsqu’il s’exprimait avec tant de conviction, et une lueur de sauvagerie crépitait au fond de ses yeux. Mathilde frissonna, incapable de savoir si elle devait se sentir menacée ou en sûreté face à une si puissante aura.

Étrangement, à mesure que le général se révélait à eux, sa ressemblance avec Artag devenait de plus en plus frappante. Non pas par le physique, ou même le caractère, mais par cet éclat bouillonnant dans leur regard, cette vigueur fiévreuse qui se tapissait au fond d’eux et jaillissait par bref miroitement quand leurs émotions prenaient le dessus.

Elle s’étonnait elle-même de sa réticence. Elle avait attendu ce moment des mois durant, elle avait enfin la porte ouverte aux questions, pourquoi n’arrivait-elle pas à en former une seule ? Son esprit était ailleurs, encore chamboulé par la transformation… non, pas uniquement.

Elle s’inquiétait pour Rok. La terreur sur son visage d’ordinaire si stoïque l’avait laissée incapable de prendre part à ces révélations. Sa curiosité tombait en morceau devant sa préoccupation pour le géant. Elle aurait voulu s’assurer qu’il allait bien, que cette peur avait pour de bon disparu de ses yeux. Si seulement Artag avait été là… elle n’avait d’autre choix que de faire confiance aux Augures.

Les sourcils froncés, elle se força à se concentrer sur les Porteurs de Sylphes. Il y avait quelque chose qui clochait dans leur discours. Elle se remémora la transformation du général. La forme d’ours de Sir Mathàn était véritablement gigantesque. Il combattait lui-même lors des batailles, et avec lui tous les autres Porteurs de Sylphes qu’elle soupçonnait de faire de même.

Elle le visualisa courir en première ligne, ravager les divisions ennemies de ses énormes pattes griffues… Si l’Empire était bien le seul à avoir conclu un accord avec les Sylphes, alors le déséquilibre des forces devait être immense ! Cela n’avait pas de sens que la guerre s’éternise autant, l’Empire aurait dû écraser la Finkadie depuis longtemps.

— Pourquoi n’a-t-on pas encore gagné ?

Toutes les têtes se retournèrent vers elle, stupéfaites. Mathilde soutint le regard du général en s’accrochant à son idée pour ne pas se laisser intimider.

— Je veux dire, même en considérant la supériorité numérique des Finkadiens, avoir des Sylphes comme ça face à eux doit faire des ravages dans leurs troupes, sans parler de la peur que vous devez inspirer…

Sir Mathàn s’assombrit et marqua une longue pause avant de lui répondre, passant la main sur ses moustaches avec un air grave.

— Merci Mademoiselle. Votre question me permet d’enchaîner sur la dernière partie de ce cours. C’est bien beau de respecter et d’admirer la force des Sylphes, mais ils ne sont pas tout-puissants. Comme tous, ils ont leurs points faibles, et cette guerre est interminable parce que la Finkadie a découvert le principal. Les Sylphes et les Chimères partagent un même rapport au monde et sont tous deux imbibés de la même sorte d’énergie. De ce fait, ces dernières sont très résistantes aux pouvoirs des Sylphes.

Ce disant, il dénuda son avant-bras, où quatre cicatrices blanches et parallèles barraient sa peau embroussaillée de poils roux.

— Ceci, expliqua-t-il, m’a été fait par une Chimère sous ma forme d’Ours. Les mousquets ou les sabres ne réussissent qu’à vaguement érafler le cuir de ma peau lorsque je suis transformé. Il n’y a guère que les canons pour espérer faire des dégâts, et encore. Or, il a suffi d’un instant de distraction pour cette créature pour me marquer à vie.

Il rabaissa sa manche en agitant ses moustaches, comme pour chasser un mauvais souvenir.

— Les Chimères sont particulièrement dures à contrôler et assez rares, ainsi les Finkadiens n’en possèdent qu’un faible nombre parmi les gabarits les plus petits. Enfin, petits… vous avez vu le Musée, vous voyez ce que je veux dire… Toujours est-il que ces monstres teigneux nous empêchent de prendre le dessus dans cette guerre et maintiennent l’équilibre des forces des deux armées.

— Je… je croyais que les Chimères étaient quasiment éteintes, bredouillai Hans en serrant ses bras contre lui-même.

— La Finkadie ne les a pas chassés de manière systématique comme l’Archipel, intervint Lady Thiang. Même si elles restent rares, elles sont plus communes sur le continent Finkadien, qui possède beaucoup de vastes espaces sauvages propices à leur développement.

— Les Chimères sont-elles aussi puissantes que les Sylphes ? s’étonna Tycho à mi-voix.

Miss Flamings nia du chef, un rictus aux lèvres.

— Elles sont seulement résistantes. Pour les combattre, vous serez obligés de recourir à des attaques physiques. Un Sylphe redoutable comme celui d’Artag n’a pas grande utilité face aux Chimères, vu que son champ d’action se limite à l’esprit. Par contre, celui de Gordan est assez efficace malgré sa simplicité. Le tout est de leur rendre coup pour coup et de briser leur endurance.

Elle ne parla pas du sien, pour des raisons évidentes. Mathilde déglutit, la gorge serrée. Les Chimères étaient beaucoup plus dangereuses qu’elle ne l’avait imaginé si elles causaient des difficultés aux Sylphes. Il y avait toujours la possibilité que les Finkadiens sélectionnent les plus adaptées pour les contrer, mais tout de même…

La cloche du Collegium annonça la fin du cours à point nommé. La mention des Chimères avait abattu une ombre sur le visage des Porteurs de Sylphes, et ils semblaient réticents à s’étendre davantage. Les Filleuls furent donc renvoyés vers la salle à manger pour dîner et se remettre de leurs émotions.

Cette fin en demi-teinte leur laissait un arrière-goût amer en bouche. La perspective d’un affrontement contre des Chimères pesait sur leurs épaules comme le prix caché derrière leur vie luxueuse de Filleuls.

Mathilde s’attarda sur le terrain d’entraînement, cherchant des yeux Rok et les Augures. Ils n’étaient plus à l’orée du bois. Elle prit alors la direction de l’infirmerie, et fut arrêtée en chemin par Sir Mathàn.

— Vous êtes bien dans l’équipe de Rok ? l’interrogea-t-il après une brève inclinaison de la tête.

Comme elle acquiesçait, il lui offrit son bras et proposa de l’accompagner jusqu’à l’infirmerie.

— Je ne peux pas m’attarder, dit-il, ma collègue et moi sommes attendus au Palais pour dîner avec l’Empereur. Puis-je vous demander une faveur ?

Mathilde scruta le Tarmaxien avec précaution. Après sa transformation en ours, elle se méfiait de son côté imprévisible.

— Je souhaiterais que vous transmettiez mes excuses à votre camarade pour l’avoir mis dans une position si délicate. Je ne l’aurais jamais fait si j’avais soupçonné que ça aurait pu mettre n’importe lequel d’entre vous dans cet état. Je n’ai vu que des vétérans réagir ainsi… Je m’en chargerais moi-même si je ne craignais pas de réveiller d’autres mauvais souvenirs chez lui.

Il baissa la tête vers Mathilde, qui se sentait déjà mieux disposée envers le général. Ses yeux verts reflétaient son âme comme un miroir, et la simplicité de son caractère s’incarnait dans ses mots. Il pensait vraiment ce qu’il disait. Typiquement le genre de personne qu’Artag aurait apprécié.

Satisfaite, elle lui promit de transmettre le message. Le Tarmaxien se détendit enfin et la quitta aux portes de l’infirmerie.

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Fusca-history
Posté le 27/03/2022
Je me disais bien que tu n'avais pas introduit les Chimères seulement pour dire qu'elles avaient disparu et paf plus de problèmes !
Je me demandais si c'était possible que la Finkadie en ait dompté quelques unes et j'avais bien vu manifestement ! Les affrontements incessants et interminables sont plus logiques du coup

Le syndrome de stress post-traumatique de Rok revient à la charge. Je suis sûre qu'il a cherché à défendre quelqu'un de proche de lui (sa sœur s'il en a une ?) de la Chimère... j'espèrerais presque qu'il ne soit pas choisi par un Sylphe, pour qu'il n'ait plus jamais à faire face à des Chimères (mais vu sa capacité à maîtriser ses émotions, il est probable qu'il soit choisi, la seule chose qui le fait sortir de lui est son ptsd... il va devoir surmonter le surmonter, l'entraînement de Filleul ne lui laissera probablement plus le choix à un moment)
Hastur
Posté le 20/02/2022
Hello ! Me revoilà pour un couplet de chapitres bien sympathiques !
On obtient la part de gâteau que l'on nous promet depuis le début de l'aventure, c'est sacrément satisfaisant :).
J'aime beaucoup la diversité que tu proposes pour les Sylphes, je suis très curieux des autres idées qui pourront arriver par la suite.
L'idée d'utiliser les chimères pour rééquilibrer la balance des puissances entre les deux camps. C'est un élément que l'on connait déjà et dont on mesure déjà la valeur. Du coup, non seulement on n'est pas dépaysé mais en plus je trouve que cela forme un tout bien cohérent :).

C'est toujours aussi chouette!

Bon courage pour la suite !

A la prochaine !
Emmy Plume
Posté le 24/02/2022
Coucou Hastur ^^

Je suis bien contente que ces révélations te soient satisfaisantes et que mes Sylphes te plaisent (parce que sinon, soyons honnête, le reste de mon histoire risque d'être complexe à lire XD).

Ça m'a aussi réjouie que tu me partages ton appréciation pour la préparation que j'ai faite à cet épisode dans les chapitres précédents (quant aux Chimères en particulier ^^).
Merci de ta lecture et de ton commentaire, ça me fait toujours autant plaisir ! =^v^=

Emmy
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