Chapitre 5. Rin

Par Benriya

Le cabinet du médecin ne ressemblait pas à l'idée que l'on se faisait habituellement de ces lieux froids et anesthésiés. Chez Shoyo Saneda tout était rond, à commencer par sa bouille lunaire, ses lunettes en forme de hublots, sa petite moustache grise et son ventre proéminent. Court sur pattes, il déambulait d'une scène de crime à une autre dans une souplesse et une énergie surprenantes pour un homme de son gabarit. Sa maison était à son image : colorée et bruyante. Ses trois filles habitaient l'étage supérieur et se couraient constamment après, faisant résonner le plafond au son de leurs talons, l'obligeant souvent à interrompre ses consultations. Assis derrière son bureau encombré de papiers, il pianotait un air gai de ses dix doigts tout en commentant l'affaire qui avait conduit Rin jusqu'à sa porte.

— Mort entre quatre et six heures du matin, affirma-t-il en hochant plusieurs fois du chef. C'est fâcheux tout de même, que l'on ait alerté la police aussi tardivement. Après tout, un homme étendu par terre est rarement en train de faire une sieste...

Rin pinça mollement des lèvres, peu étonnée par ce comportement habituel chez ses concitoyens.
 

— Et il y a les doigts aussi, deux en moins...

Il fouilla dans ses papiers.

— Le pouce et l'annulaire, compléta Rin.

— Le pouce et l'annulaire c'est cela. Prélevés post-mortem. L'assassin lui a tranché la carotide, un geste remarquablement exécuté.

— Vous pensez que le tueur avait de l'expérience ?

— Affirmatif ma chère petite.

De nouveau, la tête de Shoyo valsa de haut en bas et il poussa un bol rempli de bonbons dans sa direction. Rin refusa poliment.

— La plupart des opportunistes sont brouillons dans leurs gestes. La précipitation, la peur, le ressentiment, il y a tant de facteurs pour faire dévier une main que l'on croise rarement des blessures de ce genre. Il est plus simple d'enfoncer que de trancher. Prenez par exemple les cuisiniers : vous reconnaissez la qualité d'un maître des sushis dans sa façon de trancher finement son poisson.

— Est-ce que vous êtes en train de me dire que je recherche un maître dans l'art de couper le poisson ?

Shoyo arqua un sourcil dubitatif. Malgré les années, il était encore incapable de distinguer l'humour du sérieux chez l'inspectrice.

— Possiblement, j'imagine que certains cuisiniers ont des rancunes assez tenaces pour s'en prendre à autre chose qu'à des saumons.

Un semblant de sourire courba les lèvres de Rin qui se leva, saluant d'un mouvement de tête le médecin en le remerciant. Esquissant quelques pas vers la sortie, la voix de Shoyo l'arrêta nette dans ses pas.

— Une chose me chiffonne cependant...

Le vieux médecin s'était levé à son tour, les sourcils froncés dans un signe évident de réflexion et s'était lancé dans une série d'enjambées le menant de sa fenêtre à son bureau, de son bureau à sa fenêtre. S'il avait quelque chose à rajouter, il ne semblait pas décidé à le communiquer à voix haute.

— Docteur ? le rappela Rin d'une voix ferme, habituée aux absences du petit homme.

Shoyo redressa la tête et ses yeux s'écarquillèrent comme s'il venait de découvrir sa présence. Enroulant la pointe de sa moustache autour de son index, il fit entendre un bref soupir.

— Ce n'est pas un secret pour vous Rin, je suis un nak.

Rin huma calmement, le pressant à poursuivre avant qu'il ne retombe dans l'une de ses rêveries. 

— Et bien, comment vous expliquer... Le corps, j'ai senti sur lui une empreinte magique.

 

 

***

 

 

Escortée par la propriétaire des lieux, Rin escaladait l'escalier en colimaçon menant à l'appartement d'Irie Kurusu. La voix de la femme lui parvenait hachée – l'essoufflement que provoquait l'enchaînement de marches ne semblait pas suffisant pour la faire taire – et distordue par ses propres pensées. Depuis qu'elle avait quitté son cabinet, la découverte du vieux médecin la tracassait, faisant peser sur sa poitrine un léger malaise. Rin n'était pas experte en matière de magie, ne connaissait que deux naks qui n'utilisaient leur don que très rarement et jamais pour s'en prendre aux autres. Comment reconnaissait-on cette fameuse empreinte, à quoi ressemblait-elle ? Avait-elle une couleur particulière, une odeur spécifique, n'était-elle qu'une vague sensation comme un frisson quand le vent s'infiltre dans vos vêtements ? Shoyo avait été incapable de lui expliquer ou plutôt, Rin avait été incapable de comprendre. Les naks étaient si rares que les gens du commun, comme elle, ignoraient les notions les plus basiques de cet art.

Tournant au bout du couloir, Rin avisa la porte laissée grande ouverte. Des bruits sourds s'élevaient de l'appartement du défunt comme si quelqu'un était en train de remuer dans ses affaires, poussant les meubles, piochant dans les armoires. Faisant signe à la propriétaire de ne pas la suivre, la jeune femme entra dans le salon, une main posée sur la garde de son sabre. La pièce était sens dessus dessous. La table basse était renversée, les tiroirs des commodes ouverts et rejetant des tas de papiers, croquis et cartes. Même l'un des rideaux avait été arraché et lancé en boule dans un coin..

— Ah Rin, c'est pas trop tôt.

La voix de Koubai s'éleva dans son dos. Un paquet de feuilles à la main, il l'effleura à peine des yeux en les triant nerveusement. Si découvrir son partenaire la fit souffler de soulagement, elle s'étonnait de le voir ici plutôt qu'à traîner dans un café, sur un marché ou Easima seule savait dans quel autre lieu Koubai aimait se perdre au lieu de travailler.

— La propriétaire m'a ouvert. L'appartement est un vrai chantier mais je doute qu'Irie vivait dans ce genre de désordre, ses notes sont numérotées, étiquetées, classées... A mon avis, on est pas les premiers à être passés ici.

— Est-ce que tu as trouvé quelque chose ?

 

Koubai secoua la tête, une moue contrariée sur le visage et jeta les feuilles qu'il tenait sur le canapé.

— Rien de très intéressant. Irie travaillait comme journaliste pour une gazette de quartier. Pas de femme, pas d'enfants, il menait une vie assez solitaire et discrète.

Pas assez discrète, pensa Rin en louchant sur le contenu d'une commode. Son partenaire avait dit vrai, chaque papier comportait un numéro, une mention relative à son sujet et des notes à l'écriture nette et précise dans les marges. Légumes en provenance de Mujina, festival des lumières, syndicat des bouchers, altercation entre le préfet et un représentant de l'ordre des boulangers, résultats du concours des plus beaux jardins, ... Les sujets n'en finissaient plus, étaient tous aussi banals que variés et ne méritaient certainement pas de finir égorgé sur les quais. Redressant la tête, Rin porta plus d'attention aux objets encore présents dans la bibliothèque et à ceux qui avaient fini sur le parquet. Irie ne possédait rien de valeur ; la piste d'un cambriolage organisé par des pirates ne tenait donc pas la route. Qu'avait donc pu faire cet homme pour s'attirer ainsi les foudres de son agresseur ?

Refermant le tiroir, elle en ouvrit un autre sans plus de résultats. A côté d'elle, Koubai posa son épaule contre le mur et l'observa.

— Tu perds ton temps. J'ai déjà regardé, il n'y a rien d'intéressant ici et, s'il y avait eu quoi que ce soit, je suis prêt à parier que nos indices sont déjà partis en fumée ou se trouvent dans la cale d'un bateau. Dis-moi plutôt ce que Saneda t'a raconté.

— C'est sa blessure à la gorge qui l'a tué, dit-elle en s'agenouillant, tirant sur les poignets du dernier tiroir qui ne se laissa pas ouvrir. Il a aussi senti une présence magique.

— Une présence magique ? la voix de Koubai se teinta d'un intérêt soudain. Laisse tomber ce tiroir, je n'ai pas réussi à l'ouvrir.

— hmm hmm, confirma-t-elle en s'acharnant. Il n'en était pas certain, l'empreinte était faible. Est-ce que tu t'y connais en magie ?

— Mon grand-oncle était nak, mais il est mort quand j'avais quatre ans donc mes connaissances en magie se limitent aux histoires de ma mère. Certaines sont assez drôles d'ailleurs, il aurait fait pousser un grand chêne dans un centre administratif. Et quand je dis dans un centre administratif, je ne te parle pas de la cour ou du parvis mais bel et bien dans le bureau du directeur. Il lui avait annoncé qu'il acceptait son crédit pour ... est-ce que tu m'écoutes ?

Clac. Le tiroir se décrocha complètement de la commode et Koubai réceptionna une pile de livres avant qu'ils ne s'écrasent sur le crâne de sa partenaire tombée à la renverse. Coincé entre deux lattes, un carnet semblait avoir bloqué le mécanisme du meuble. Rin l'attrapa, en ouvrit la dernière page et le tendit à son partenaire.

— Six juillet, rendez-vous avec le capitaine Sumire, lut-il à haute voix en fronçant les sourcils. C'était la veille du meurtre, qu'est-ce qu'un journaliste sans histoire voulait à un pirate comme lui ?

 

 

***

 

 

« onze juin - Sumire m'a fait découvrir les trésors que contiennent les cales de ses bateaux. Outre des coffres remplis de pièces d'or, de colliers de perles et de bracelets étincelants, il a en sa possession des parchemins rongés par le sel de la mer et par le temps. Il a accepté de m'en confier un pour que je le fasse analyser par le Professeur Yasuda de l'université d'Histoire de Bakeneko. Comme lui, je pense que ces rouleaux datent d'une époque très lointaine dont peu de livres se souviennent. Peut-être proviennent-ils même de l'Ancien Monde ? J'ai envoyé un télégramme au Professeur Yasuda, il m'attend fin août dans son collège, je repasserai chercher le parchemin avant mon voyage »

« vingt-deux juin - Sumire est nerveux, il a envoyé l'un de ses hommes me chercher ce matin. Quand je suis arrivé dans sa cabine, il était plus pâle qu'à l'accoutumée, comme si un mal étrange l'habitait. Il tenait des propos décousus, m'a mis en garde contre des démons. Il sentait l'alcool, aussi je pense qu'il avait abusé du rhum pendant la nuit. Sur le chemin du retour, l'un de ses matelots m'a confié que cela lui arrivait souvent. Sumire comme beaucoup de marins est un homme superstitieux et se retrouve parfois hanté par les légendes marines. Le matelot ne semblait pas inquiet et en a même rigolé. Je retournerai le voir demain quand le capitaine sera dans de meilleures dispositions. »

Rapidement, Rin tourna les pages jusqu'à arriver à la toute dernière. Elle avait épluché tant de fois le carnet qu'elle aurait pu réciter les notes de mémoire. Pourtant, quelque chose la dérangeait, un détail qu'elle ne parvenait pas à trouver, une tâche quasiment invisible sur laquelle elle était incapable de mettre le doigt. Sa lèvre inférieure en faisait les frais tant elle la mordillait avec nervosité. Ses sourcils froncés menaçaient de créer de nouvelles rides autour de ses yeux et ses phalanges devenaient rêches à force de faire défiler les pages. Elle s'arrêta sur l'ultime note du journaliste et la chuchota du bout des lèvres.

« Six juillet, rendez-vous avec le capitaine Sumire. Le pirate est de très bonne humeur aujourd'hui, il a réussi à mettre la main sur un artefact d'une île dont le nom s'est perdu entre deux bouchées de sa potée de choux. Il s'agit d'une clé aux propriétés magiques. Quand je lui ai demandé ce qu'elle était censée ouvrir, il s'est esclaffé et m'a répondu qu'elle n'ouvrait rien mais n'était pas une clé ordinaire. En vain, j'ai cherché à lui soutirer d'autres informations. Sumire a juré de m'en dire plus quand il aurait trouvé le moyen de l'utiliser. A son air ravi, j'ai l'impression que cette clé est importante, peut-être même plus que ses parchemins de l'Ancien Monde. La curiosité me ronge, j'ai décidé de lui subtiliser et de lui rendre lors de notre nouvelle rencontre demain. »

— Qu'est-ce que tu marmonnes depuis tout à l'heure Rin ? l'apostropha Iku. On dirait une incantation.

Il posa un bol de ramen devant elle dont l'odeur la fit saliver, l'arrachant enfin de sa lecture.

— Je ne comprends rien à la magie.

— Personne ne comprend rien à la magie, renchérit Keigo assis à côté d'elle en plongeant sa cuillère dans sa soupe.

Derrière son comptoir, Iku essuya ses mains sur son tablier et attrapa son carnet avant qu'elle ne puisse réagir. Dans son restaurant, il était roi et tous ses clients ne disposaient donc plus de leur libre arbitre. Ses yeux défilèrent de droite à gauche, tournant les pages trop rapidement pour en capter le véritable sens.

— Kei a raison, regarde-nous. On est tous les deux naks et on serait pourtant incapable de t'expliquer quoi que ce soit dessus.

— Vous devez bien connaître quelques trucs, dit-elle d'une voix blanche en mastiquant une tranche de viande. Est-ce que les objets magiques existent vraiment ? Est-ce que vous arrivez à sentir les autres naks ?

Keigo recula son tabouret, le faisant valser sur ses deux pieds arrière.

— Oui et non. La plupart des objets qu'on dit magiques ne le sont pas. Ensorceler un objet demande un type de magie particulier et surtout de grandes compétences. Les dons se manifestent au hasard, et avec une puissance aléatoire. Un type va réussir à faire léviter tout son salon quand il voulait simplement déplacer un vase et sa sœur ne sera pas capable de le bouger à plus d'un centimètre. Pour ça, il faut avoir reçu un entraînement spécial, la magie demande une certaine discipline.

Iku lui remit le carnet d'Irie et approuva d'un hochement de tête.

— Il m'a fallu des années avant de comprendre à quoi correspondait mon don. Pareil pour Keigo. Et des années de plus pour arriver à le maîtriser de façon correcte. Pour certains c'est une évidence, pour d'autres ça demande du temps.

— On a eu la chance d'avoir un tuteur, c'est rarement le cas à moins d'être né dans une famille d'aristos.

— Mais la magie laisse quand même des traces ? Je veux dire, si Keigo s'évapore, tu parviendras à sentir sa présence bien après qu'il disparaisse, Iku ?

— Oui, mais encore une fois, la sentir n'est pas automatique. Un excellent nak arrivera toujours à dissimuler sa présence s'il le souhaite mais un débutant ne verrait pas un résidu de magie aussi gros qu'un éléphant dans ma boutique.

Rin fronça de nouveau les sourcils. Entre ces histoires d'envoûtement et cet accroc qui lui échappait, sa tête commençait à tourner et ses tempes devenaient douloureuses. Comment était-elle censée mener à bien son enquête si elle ignorait tout de la magie ? Et qu'est-ce qui la dérangeait à ce point dans les notes du journaliste ?

— Par contre, ton capitaine Sumire est un nak de haut niveau, ajouta Iku en pointant le carnet de l'index.

Rin redressa la tête vers lui. Si sa migraine était encore latente, elle venait de prendre la première place dans son crâne.

— On l'appelle Sumire œil de verre, confirma Keigo en reposant sa cuillère. Pas parce qu'il lui manque un œil mais parce qu'il peut transformer les gens en verre d'un simple regard. Si j'étais toi, je le laisserais en paix.

Rin repoussa son bol, le ventre trop noué pour trouver l'appétit. Des doigts manquants, une relation privilégiée avec un corsaire doué de magie, des rouleaux de l'ancien monde, une clé dont l'utilité lui échappait, un appartement mis à sac et un carnet dissimulé... Rin sauta de son tabouret, déposa un rapide baiser sur la tempe de Keigo et fit un signe de la main au cuisinier.

— Merci, lança-t-elle en essayant de sortir du restaurant le plus naturellement possible. Je te paierai demain Iku.

Keigo et Iku posèrent sur elle un regard lourd de reproches. Ils la connaissaient depuis leur enfance et savaient très bien que malgré leur mise en garde, elle se dirigeait droit vers les quais.

 

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