Chapitre 5

Notes de l’auteur : Une publication tous les 15 et les 30 du mois, quand c'est possible !
Les numéros dans le texte renvoient à des notes de bas de page.
Bonne lecture !

Kiyoshi déverrouilla un coffre imbriqué dans un des murs, son humour et sa bonne humeur retrouvés. Son loft – il vivait pour ainsi dire dans ce bureau - se situait au coin Nord du deuxième rempart du pavillon principal et offrait une vue splendide surplombant les cascades. Aux beaux jours, les panneaux de verre coulissaient sur une terrasse de bois rouge et offraient au propriétaire le loisir de traiter ses affaires à l’ombre d’un jasmin. La touche de la Première Rose avait transformé ce lieu hautement fonctionnel en un délicat bijou d’intérieur. Le Sawada chercha des yeux le mur de moniteurs de surveillance encore présent à sa dernière venue, en vain.

 

- Akaï semble bien se porter ?

- Il s’occupe.

 

Une liasse de Bons du Trésor en main, Kiyoshi fit signe à son filleul de rejoindre le salon et à la Branche de déserter les lieux une fois le thé servi. Niko s’attarda un instant au bar avant de s’asseoir, ses yeux slalomant entre les différentes bouteilles, des fois qu’un alcool inconnu ou rare ait été ajouté à la collection. Satisfait de ne rien découvrir de nouveau, le jeune homme s’installa dans un épais fauteuil en cuir et allongea ses jambes, tout à fait à son aise. Si la première raison de sa présence à l’Antre avait été la livraison de nouvelles têtes, il avait aussi escompté sur des informations quant aux fournisseurs d’enfants ; les disparitions d’orphelins prenaient une dimension bien trop préoccupante. Il s’était attendu à devoir faire des pieds et des mains pour soutirer des informations à Kiyoshi, mais la situation avait tourné en sa faveur. Ses doigts pointèrent vers le paravent séparant l’espace ouvert du loft d’une couche.

 

- Je devrais peut-être m’installer le même système. Ça m’éviterait de recevoir des gens dans mon appartement.

- Tes nouveaux bureaux doivent se sentir bien seuls. Appréhensif du passage à l’âge adulte ?

- Peut-être. Quant aux bureaux, je ne manquerais pas de venir te le dire si c’est le cas. Ils sont encore en construction.

 

Le plus jeune resservit son aîné en thé, un léger sourire accroché au visage. Il laissait à Kiyoshi le soin d’aborder en premier les sujets sérieux. Pourquoi attaquer avec une défense aussi solide ? Autant laisser le maître des lieux s’écharper sur ses murs. La politesse, la saveur du thé, les rénovations des lieux et la beauté des cascades en hiver, tous les sujets de courtoisie furent abordés avant, enfin, que les négociations ne débutent.

 

- Avec l’hiver, les fleurs sont plus délicates à trouver.

 

Niko hocha la tête avec commisération. Les fournisseurs devaient avoir la vie dure pour s’en être pris au principal gang d’enfants de Torii, la compassion était, évidemment, de mise.

 

- Je pourrais leur indiquer les terrains à ne pas défricher.

 

Un étranger aurait trouvé la conversation sibylline. Leurs relations, parrain/filleul, amants d’occasion, amis et concurrents, formaient un tout instable. Seule leur mutuelle affection pour la première Rose et Ambre restaient un terrain interdit aux manipulations, taquineries et coups bas. Kiyoshi lâcha les noms des fournisseurs incriminés du bout des lèvres et conserva en échange ses bons du Trésor Japonais. Niko hésitait à lui envoyer des émissaires du gang réclamer des sucreries, mais il prit pitié et laissa la conversation dériver sur des sujets plus plaisants. Parmi les noms évoqués, trois méritaient un examen approfondi. Il enverrait Yuki, Nanami et Kenji enquêter pour lui.

 

- Au fait Niko, je n'ai pas vu ton père depuis une petite éternité...

- Il veut profiter du calme pour se ressourcer.

- Vraiment ? Tu devrais l’inviter à venir se reposer dans nos bains en ce cas.

- Merci, mais il préfère les bains de notre domaine.

- Ryosuke joue les jaloux ?

 

L’activité de Séphiel s’invita à nouveau dans leur discussion : son absence était impossible à dissimuler décidément.

 

- Je n’arrive pas à imaginer ton père, détendu dans ses bains. Cet homme n’a jamais pris un jour de repos de sa vie, même du temps de ta mère.

 

Niko glissa un regard vers son parrain et renonça. Kiyoshi était trop proche pour avaler de vagues excuses et il n’avait rien prévu de plus construit.Les affaires le retiennent à la Cité des Glaces. Il ne devrait pas tarder à revenir.

- Les Glaces…il me semblait que vos transports souffraient des instabilités de la Plateforme. Un problème de thermomètre ? Les Terriens mentionnent en permanence le réchauffement climatique ces derniers temps. C’est d’un lassant.

- Toujours au courant de tout… la Porte de Torii n’est pourtant pas encore réparée, tu devrais te concentrer sur ton Antre.

- Oh. Je ne m’en fais pas trop. Les délégations allongent leur séjour, c’est tout à mon bénéfice. Ah ! Kit se plaint de ton absence d’ailleurs. J’ai dû te remplacer hier soir, tu me pardonneras ?

 

Le sourire de cet enfoiré. Niko leva sa tasse pour saluer tout en détaillant le visage abîmé de son parrain. Pas un seul de ses amants n’avaient résisté.

 

- Ton sacrifice m’honore, parrain.

- Voyons, c’est mon sens de la famille. Et mon patriotisme ! L’on ne voudrait pas voire les Thaos mécontents, n’est-ce pas ?

 

Le plus jeune finit sa tasse de thé, incapable de retenir un sourire amusé à la révérence théâtrale de l’autre. Il faudrait qu’il envoie une note d’excuses au jeune diplomate pour son absence. Kiyoshi pencha la tête, le regard chaleureux. Les sourires de cet enfant lui manquaient. Il continua de le taquiner, espérant en arracher d’autres. L’eau chaude venait à manquer quand un léger grattement à la porte survint. Un Bouton, masqué, passa la tête par la porte une fois invité et trottina jusqu’aux deux adultes. Niko plissa le nez, il avait toujours de la peine à voir de si jeunes enfants déjà sous la coupelle de l’Antre. Le maitre du domaine se baissa pour écouter le murmure et récompensa le garçon d’une caresse sur la tête.

 

- Akaï te fait dire qu’il est trop fatigué pour te recevoir aujourd’hui.

- Trop fatigué ?

 

Kiyoshi leva ses mains pour exprimer son impuissance. Il était aussi surpris que Niko. D’habitude, rien n’aurait empêché la Première Rose de voir le jeune homme. Akaï l’avait pour ainsi dire sauvé à la mort de sa mère et ils restaient très proches, malgré des rencontres de plus en plus rares. Les deux adultes échangèrent un regard soucieux. Niko pinça des lèvres. Il sortit un petit paquet de son haut et le tendit au Bouton.

 

- Transmets-lui de ma part. Avec mes meilleurs vœux de rétablissement.

 

Le gamin hocha la tête et disparut. L’Héritier se redressa et se força à ravaler son inquiétude pour se préparer à sortir. Il avait vraiment espéré pouvoir voir Akaï cette fois-ci.

 

- Nanami va t’envoyer une demande de subvention pour obtenir plus d’informaticiens. Pour la Porte. Et il nous faut ton accord concernant le prochain maire de la Ville. Le conseil de la Famille veut le changer. Mon père ne s’y oppose pas, il ne manque que ton soutien. Merci pour les noms des fournisseurs, je vais tâcher de ne pas trop les secouer.

 

Le propriétaire de l’Antre se leva lentement et détourna son regard de la porte où avait disparu le Bouton pour observer son filleul. L’atmosphère joueuse s’était totalement dissipée.

 

- Fais-moi envoyer les dossiers directement. Inutile de passer par la voie officielle.

 

Ils atteignaient déjà la porte du bureau.

 

- Inutile de me raccompagner.

- Bon retour. Et... Niko… (Kiyoshi retint le jeune homme par le bras) Songe à dormir un peu. Ou maquille-toi. Tu as une tête à faire peur.

 

Niko se dégagea et fit un geste de la main par-dessus son épaule tout en quittant le pavillon. Il se retenait d’appeler Akaï pour avoir plus de nouvelles. La gamine empaquetée dans une cape chaude l’attendait dans la cours principale, surveillée par deux Branches à l’air austère. Son visage se détendit et s’éclaira en voyant le jeune mafieux. Elle s’empressa de s’incliner et grimaça à la tension sur son ventre.

 

- Soignée ? Grimpe.

 

Elle hocha la tête et se dégagea des Branches pour monter à sa suite dans le traîneau, non sans offrir une grimace moqueuse à ses kidnappeurs. Seul, Niko aurait préféré descendre la rivière jusqu’à la sortie du domaine, mais l’enfant devait être épuisée. Enfin. Pour l’instant, elle était surtout préoccupée à esquisser nombres de gestes injurieux envers les Branches. Il la laissa savourer le temps de préparer le traineau puis l’attrapa par le col pour l’immobiliser sous une masse de couvertures chaudes, prenant soin de l’isoler de son propre corps. Il l’aurait glacée par un contact prolongé. Un signe pour lancer le départ et ils s’élancèrent sur le chemin du retour, le regard de la gamine vrillant un trou dans le visage du Sawada. Pas pour longtemps. Quelques minutes silencieuses à glisser sur la neige et elle somnolait déjà à ses côtés, son excitation vaincue par la fatigue.

 

- Patron ?

- Ne la réveille pas. Mets la dans la Bulle. Le repère est sur le chemin de l’Opéra, on l’y déposera. Je vais me changer et contacter Kenji.

 

Nanami hocha la tête et récupéra le paquet de couvertures pour l’installer au chaud dans une Bulle soudainement agrandie. Niko jeta un coup d’œil à son téléphone. Akaï devait probablement se reposer. Rien de grave. Il soupira, jeta l’appareil sur un siège et attrapa les habits préparés par son secrétaire. L’Opéra inaugurait une nouvelle aile, subventionnée par sa chère fiancée. Impossible d’y couper court.

 

***

Face n°9 de l’icosaèdre, japonaise – Ville : Torii – Antre des Roses, centre de soin.
Année 2012, Terre, Monde 4 / Année 2512, 4e Platefrome

 

Il avait froid… tellement froid…

Sanglé sur une table glacée qui ne cessait de se déplacer, l’audition agressée par un bourdonnement permanent, il grelottait sous la lumière crue des néons électriques qui lui brouillait la vue. Avec un gémissement, il tenta faiblement de se libérer, ne recevant comme punition qu’une caresse très douce sur son front.

La main était chaude…

 

- Ça sera bientôt finit. Juste quelques radios, d'accord ?

 

Il n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait être une radio, mais si c’était ce qui produisait ce bruit infernal, alors il n’aimait pas. S’agitant de nouveau, il provoqua l’intervention un peu moins douce des mains qui l’immobilisèrent de façon efficace jusqu’à l’arrêt du bourdonnement. Là, on retira les liens qui l’entravaient et on le souleva pour l’emporter ailleurs. L’air froid du cabinet médical l’agita de tremblement.

 

- C’est bientôt finit.

 

La voix qui lui adressait la parole semblait à la fois venir de très loin au-dessus de lui et en même temps de tout à côté de son oreille… quelqu’un lui caressa de nouveau la tête, s’attirant des remontrances.

 

- Kinhide-sensei1. Vous ne devriez pas faire ça !

- Pourquoi ? C’est un enfant.

- Le rapport lui donne 19 ans.

 

Il y eu un silence éloquent, et une nouvelle caresse.

 

- Reste tranquille. Tu auras de l'eau et des vêtements après.

 

L’adolescent aurait voulut pouvoir répondre, mais sa tête lui paraissait peser des tonnes et les mots s’être enfuis de sa bouche. Il se contenta de geindre encore une fois.

La personne qui le portait bougea, resserrant ses bras autour de son corps frêle le temps d’une pesée qui lui paru durer des heures tant le contact de la blouse de médecin lui irritait la peau.

 

- Alors.

- … Si la balance n’est pas cassée et la tare bien faite, 32.

- … ça ne devrait pas me surprendre vu sa corpulence, mais c’est quand même très bas. Il lui faudra une alimentation adaptée pendant un bon moment.

- Va le poser sur le lit puis viens voir.

 

Le support sur lequel on le déposa était doux, moelleux, réchauffé par ce qui semblait bien être une bouillotte. Bientôt, il fut enveloppé d'une couverture qui draina son esprit vers le sommeil, chassant l'angoisse et le début de migraine. Une autre main apaisante, plus rêche, se posa brièvement sur sa tête, caressante, avant de s'agiter un peu le temps de le border, puis l’homme a qui elle appartenait se redressa pour se rendre auprès de sa collègue.

 

- Alors ?

- Alors on a affaire à un adolescent, 15 ans grand maximum. Les radios indiquent qu’il n’a pas finit sa croissance. En dehors de ça, il n’est pas en mauvaise santé à part son poids. Plusieurs os cassés mais ressoudés correctement, pas de cicatrices en dehors de celle du torse et de sa jumelle dans le dos – une blessure par balle si tu veux mon avis.

- Il a eu du bol, une balle si près du cœur, c’est chaud pour survivre !

 

Kinhide eut une esquisse de sourire en secouant la tête.

 

- Pas si tu as la chance d’être situs inversus2.

 

Le regard vide de son étudiant tira un petit rire à la femme médecin qui désigna les échographies affichées sur le mur du doigt.

 

- Tu pensais que je les avais mises à l’envers ?

- Euh… un peu. On en est à notre quatorzième heure de service alors…

- Je vois que tu as une confiance démesurée en mon professionnalisme.

 

L’étudiant, Ayato, eu le bon goût de rougir et de s’excuser avant de se lever pour observer les radios et échographies. Celles du torses montraient clairement que les organes de leur jeune patient étaient inversés par rapport à la disposition habituelle d’un corps humain : coeur sur le côté droit du thorax, estomac et rate sur le côté droit de l’abdomen, foie et vésicule sur le côté gauche… sans compter que le poumons droit ne possédait que deux lobes au lieu de trois, et le gauche, marqué d’une tâche sombre – qui devaient être une masse cicatricielle – sous la cicatrice externe, en possédait trois.

 

- … Et tout le reste est aussi inversé ?

- Vaisseaux sanguins, nerfs, intestins… tout en miroir par rapport à un humain normal. C’est ce qui lui a sauvé la vie lorsqu’on lui a tiré dessus.

 

La doctoresse et son apprenti se tournèrent à demi pour observer leur dernier patient de la journée, plongés dans leurs pensées. Le gamin dormait à poings fermés, la bouillotte étroitement serrée contre son ventre creusé. Ses traits détendus par le sommeil se révélaient être un peu plus harmonieux maintenant qu’ils étaient débarrassés de tout signe de souffrance mais sans être remarquables non plus. S’il ne s’était pas illustré d’une quelconque façon dans les entrepôts, les nouvelles réglementations strictes des Sawada sur les mineurs de plus de 14 ans l’auraient fait atterrir dans les Mines de Géodes, à extraire des pierres de magies jusqu’à la fin du remboursement de sa dette, sa majorité, ou sa mort. Il était trop rachitique pour servir d’hôte dans un lupanar standard, et trop vieux pour être emmené dans les nouvelles écoles de cadets crées par Niko Sawada.

Si Nils-san ne l’avait pas remarqué… Kinhide empêcha son cerveau d’aller plus loin dans sa réflexion.

En attendant, avec ses épaules étroites et ses hanches à peine plus large, le garçon pourrait faire une Rose plutôt attrayante si on le débarrassait de sa malnutrition : avec l’interdiction de la pédophilie sur l’île, nombreux seraient leurs Clients à apprécier d’avoir l’illusion de coucher avec un enfant.

 

- Envoie un message à Nagasaki-san. Dit lui qu’elle va avoir un nouveau Bouton à placer auprès des Branches.

 

Ayato hocha la tête, heureux que sa cheffe n’ai pas décidé de rapporter l’existence de l’enfant aux Sawada. En tant que Bouton, le petit aurait une bonne alimentation, les bases de l'éducation, de la conversation, du service, de la danse, de l'entretient des jardins et de la maison. Au pire, s'il ne devenait pas Rose, il pourrait toujours être Branche et servir au bar ou en tant qu'attaché de maison auprès des Hôtes ou des clients, voire passer Ronce et s'occuper de la sécurité. Dans tous les cas, il serait à l'abri du besoin et personne ne poserait la main sur lui avant qu'il n'ai l'âge adéquate.

 

- Je vais le faire transporter dans les étages.

- Vas-y. Et dit à notre hôtesse de se méfier : il est possible que celui-là ai des réactions plutôt vives à son réveil.

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1Le suffixe « Senseï » peut se traduire par ‘maître’, ‘professeur’, ‘docteur’, ‘enseignant’ ou encore ‘spécialiste dans son domaine’. Il marque à la fois la déférence mais aussi le statut social de la personne.

2« Situs inversus (également appelé situs transversus ou oppositus) est un terme de médecine désignant une affection congénitale dans laquelle les principaux viscères et organes sont inversés dans une position en miroir par rapport à leur disposition normale. » Wikipédia, 2018 - https://fr.wikipedia.org/wiki/Situs_inversus#cite_ref-1

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