Chapitre 48: Partitions

Notes de l’auteur : Bonne lecture et un joyeux Noël à tous ! !
=^v^=

La première semaine, Mathilde suivit scrupuleusement les exercices de Mrs Titus en veillant à ne pas dépasser le temps imparti à chaque séance de kinésithérapie. Il ne manquait plus qu’elle aggrave ses blessures avec de l’acharnement. Si elle se faisait une tendinite, c’en était fini de son solo de violon.

Au lieu de ça, elle multipliait les petits mouvements doux pour augmenter l’agilité, la force et la flexibilité de ses mains. N’importe quelle méthode était bonne à prendre, de l’écriture au piano en passant par le lancer de couteaux. Elle ajoutait à cela une crème spéciale qu’elle appliquait tous les matins et soirs sur ses mains. Selon l’infirmière, cela aidait à l’assouplissement de ses cicatrices.

Mrs Titus était une alliée précieuse et une excellente conseillère, et Mathilde lui confiait tout. Ses angoisses, ses douleurs, ses cauchemars, tout. La Mauve Roturière apaisait ses crises de panique et soulageait sa souffrance avec son charisme, la réconfortant et l’encourageant autant qu’elle le pouvait.

Grâce à son soutien et sa propre persévérance, Mathilde réussit peu à peu à contrôler ses mains. Le tremblement disparut comme promis aux alentours du dixième jour et elle retrouva une prise satisfaisante sur son violon. Cependant, cela ne suffisait pas, et son jeu restait terriblement instable et maladroit.

Comme elle l’avait pressenti, le morceau qu’elle avait choisi pour son solo était bien trop technique et fin pour qu’elle puisse espérer lui rendre justice en seulement quatre semaines. Elle avait essayé de le travailler par petits bouts de phrases musicales, de réduire sa vitesse de jeu, de simplifier certains passages trop exigeants au niveau des doigtés, mais rien n’y faisait. L’intégrité de la compostion était alors si dénaturée qu’il en était méconnaissable et elle perdait tout l’intérêt musical. Même en anticipant une certaine marge de progression d’ici la représentation au Cantatorium, cela ne serait pas assez.

Alors, elle repensa à la remarque de Rok. Pourquoi ne pas changer de morceau ? Pourquoi user sang et eau pour n’obtenir qu’un bouquet de honte aux tombées de rideau ? Si elle prenait un but nouveau, mais accessible, elle récolterait sans doute quelques réprimandes des organisateurs et des mélomanes qui se seraient préparés à une œuvre en particulier, mais elle ne subirait pas une humiliation aussi cuisante que celle que lui procurerait le massacre d’un morceau cher à son cœur devant toute la Cour Impérienne.

Sa décision était prise. Mathilde parcourut à nouveau son répertoire, fouillant dans les partitions que son père avait glissées en douce dans sa valise. Il lui fallait quelque chose de simple qui mettrait l’emphase sur l’aspect mélodique plutôt que technique, et elle avait un compositeur particulier en tête.

Le Sandéen Daniel Donenza était un compositeur Roturier assez peu connu, mais ses œuvres avaient un charme spécial qui avait toujours fait vibrer Mathilde. C’était son père qui le lui avait fait découvrir en lui ramenant des partitions de ses voyages. Elles étaient rares, car peu éditées et Mathilde chérissait surtout son recueil de sonates pour violon. Elles avaient un caractère plus frais, presque folklorique parfois, qui paraissait apporter un nouvel afflux de vigueur à celui qui l’entendait.

C’était le compositeur préféré de M. Eth’Arken, qui le connaissait personnellement. Dansant entre une transparence populaire et un raffinement peu commun, Mathilde le jugeait parfaitement adapté à ses capacités du moment tout comme son public.

Cependant, elle eut beau retourner tous ses vêtements, fouiller les moindres recoins de sa valise, elle ne trouva pas le recueil. Elle se mordit les lèvres et frappa son front contre le cuir de la malle.

— La poisse ! C’est pas possible d’être aussi malchanceuse… Il me le faut pourtant !

Dans un accès de colère, elle remua toute sa chambre sens dessus dessous avec l’espoir insensé de voir apparaître ses partitions. Elle vida son armoire, ses tiroirs et ses étagères, retourna ses couvertures, roula les tapis, souleva son matelas… et tomba sur un document inattendu.

Le carnet rouge de son père.

Mathilde le regarda avec stupéfaction, posée sur les lattes du sommier, aplati par le poids du matelas depuis bientôt cinq mois. Elle avait complètement oublié qu’elle l’avait caché là. Son existence même lui était sortie de l’esprit. Épuisée, d’avoir retourné sa chambre entière, elle s’assit au milieu des vêtements éparpillés et caressa le cuir de la couverture.

Elle repensait à la peur irrationnelle qu’elle avait eu de s’en séparer en arrivant sur Impera. Elle l’avait glissé dans son corset tout de même… quelle idée ! Enfin, ça avait été sans doute une manière pour elle de garder un soupçon de contrôle sur elle-même dans ce moment de chamboulement.

Mathilde ouvrit le carnet avec un sourire. Au moins son stratagème aurait eu l’avantage de lui créer une bonne surprise aujourd’hui. Elle feuilleta les pages avec nostalgie. La dernière fois qu’elle les avait parcourues, elle était sur la caravelle de l’Ambassadeur. Une fois de plus, elle admira la belle écriture de son père, ses croquis à l’encre accompagnés d’une foultitude de notes et de références bibliographiques.

Son père devait être passionné par les Sylphes pour avoir recueilli autant d’information. Il n’avait certainement pas fait cela en une semaine : à en juger par la méticulosité du contenu, elle estimait plutôt le carnet comme le fruit de plusieurs années de recherches.

Cependant, ce carnet était plus rassurant qu’utile, car sans même avoir eu l’explication des Augures sur les Sylphes, elle en savait plus sur ces derniers que ne le laissaient supposer les différentes versions de contes populaires que son père avait rassemblé. C’était dire combien la censure de l’Empire sur ce sujet était efficace.

Mathilde avait trop l’habitude du caractère passionné de son père pour être surprise. Après tout, il ramenait à chaque voyage quantité de souvenirs étranges et de livres anciens trouvés au fin fond d’échoppes, dans des marchés aux puces ou encore chez des antiquaires. « Un vrai mordu des vieilleries » comme aimait à le décrire sa mère quand elle était énervée contre lui (c’est-à-dire la moitié du temps), « si je le laissais faire, on ne pourrait plus circuler ! ».

Sur ce point, elle avait bien raison : le grenier des Eth’Arken était si encombré au point que tout mouvement tenait de l’escalade, ou de la spéléologie.

Le carnet pressé contre sa poitrine, elle s’étendit sur le tas de couvertures et de vêtements jonchant le sol et se perdit dans le plafond peint de sa chambre. Ce petit carnet, ce fragment de sa vie passée la plongeait dans ses souvenirs, avant le Collegium, avant Impera, avant le Test, lorsqu’elle avait encore le droit de rêver pour elle-même.

Elle se revoyait enfant, en robe de chambre, pieds nus et une lanterne à la main, escalader l’escalier en colimaçon menant au grenier, interdit par sa mère depuis toujours parce qu’elle avait peur que sa fille meure écrasée par une « vieillerie » en déséquilibre. À onze ans, Mathilde ne se préoccupait déjà plus des caprices de sa mère, et prenait plaisir à se réfugier dans les recoins les plus profonds de ce qu’elle appelait sa « caverne au trésor ».

Une fois, sa mère avait tellement paniqué de ne plus la retrouver qu’elle avait envoyé d’urgence cherché son père. Lui qui connaissait par cœur ses antiquités avait mis à peine une vingtaine de minutes avant de découvrir sa cachette, et il l’avait abondamment grondé d’avoir affolé autant sa mère. Il n’empêche qu’après cela, Mathilde avait tenté cette technique à de nombreuses reprises avec l’espoir de le faire revenir de ses voyages d’affaires un peu plus souvent.

Mathilde ferma les yeux et les rouvrit humides, les cils perlés de larmes. Quoi qu’elle fasse, penser à sa famille était toujours aussi douloureux. Que ne donnerait-elle pas pour les serrer fort contre elle en cet instant précis ? Tout leur raconter, soulager son cœur du poids de ses craintes, se rafraîchir l’esprit à leur contacte…

Le son d’une douce clochette retentit dans le couloir accompagné des pas légers d’une domestique. On frappa des petits coups à sa porte.

— Mademoiselle, il est temps d’aller vous coucher, souffla la domestique. Éteignez les lumières et reposez-vous.

Mathilde roula sur le côté et se redressa sur ses genoux, le carnet toujours pressé contre elle. Le couvre-feu. Déjà. Elle plongea sa chambre dans le noir et s’assit sur son lit avec un poids sur le cœur. Elle avait l’impression d’abandonner en allant dormir sans avoir trouvé de solution…

Machinalement, elle porta la main à son cou et ses doigts effleurèrent la chaîne de son pendentif. Elle tressaillit à ce contacte. Mais bien sûr ! Elle possédait déjà la solution ! Elle était même pendue à son cou depuis tout ce temps. Mathilde ouvrit le compartiment secret contenant la clef que lui avait donnée Artag. Avec ça, elle pourrait sortir, poster ses lettres elle-même, sans attendre.

Le temps que les premières rondes de nuit passent, où la surveillance était toujours plus accrue, elle rédigerait ses lettres, et après elle irait au bureau de poste qu’elle avait repéré sur la plage. Elle en profiterait pour demander à son père de lui envoyer des partitions de Donenza. Si elle obtenait une réponse assez rapide, peut-être pourrait-elle avoir une chance de réussir son solo.

Cette idée la revigora des pieds à la tête, et elle bondit jusqu’à son bureau, où elle gratta le papier de sa plume durant près d’une heure. Puis, une fois les enveloppes cachetées et glissées dans sa sacoche, elle sortit discrètement de sa chambre et descendit rapidement les escaliers menant au rez-de-chaussée.

Les couloirs du Collegium étaient complètement déserts à cette heure. Seule Lady Tymphos devait patrouiller, quelque part dans les étages. Les imposants lustres électriques étaient éteints. Il ne restait que quelques lampes à gaz murales pour éclairer les salles immenses, diffusant leur lueur rougeâtre sur les tapisseries.

Parfois, Mathilde s’attardait à contempler les histoires mythiques que retraçaient les scènes tissées. Elle y reconnaissait des versions anoblies des contes populaires de l’Archipel qui, ce soir en particulier, n’étaient pas sans lui rappeler ceux consignés dans le carnet de son père.

La plupart étaient indéchiffrables cependant, à cause des portraits d’anciens Filleuls qui ponctuaient les murs et recouvraient des pans entiers de tapisseries. Dans ces moments-là, Mathilde était prise d’une envie de mettre à bas ces visages sévères qui surveillaient ses allées et venues, afin de continuer sa lecture picturale.

Un seul de ces portraits l’intéressait réellement : celui de Sir Yakov Kh’arnam. Après ce que lui en avait dit Artag, elle avait cherché sur les murs à quoi ressemblait ce bienfaiteur des Filleuls en détresse. Quand elle le trouva enfin, elle fut frappée par sa mine austère et son regard bleu acéré. Sa pâleur d’Ilarnais avait été accentuée par le peintre, ce qui lui donnait l’air d’un vampire dans son habit rouge et noir.

Il n’avait rien en lui qui trahisse la bienveillance qu’il avait eue envers les Filleuls dont il avait été le Tuteur. Pourtant, Mathilde lui était si reconnaissante qu’elle en perdait ses mots. En passant sous son portrait, elle caressa le pendentif au creux de son cou qui renfermait la clef offerte par Artag. Ce soir, elle mettrait à profit son cadeau.

Elle se faufila en silence jusqu’à l’ascenseur et inséra sa clef dans le trou caché. Ce faisant, elle sortit de sa sacoche sa pèlerine et s’en enveloppa, rabattant le capuchon sur son visage. Arrivée au sous-sol, elle traversa le Musée d’un pas rapide et nerveux — les squelettes de Chimères la mettaient toujours mal à l’aise, peu importe le nombre de fois qu’elle les voyait — et parvint sans tarder à la porte codée.

Elle tapa la suite de chiffres et de lettres, qu’elle connaissait par cœur depuis, et s’engouffra dans la suite de tunnels qui la mèneraient hors de la Citée Impériale. Une fois qu’elle eût traversé le passage secret de Sir Yakov, elle s’extirpa des égouts et inspira avec soulagement. De l’air.

Ce devait être la troisième fois qu’elle venait ici, seule, et elle ne s’en lassait pas. Cette première bouffée d’air libre la revigorait au point d’effacer momentanément tous ses problèmes de son esprit.

Mathilde se rafraîchit en s’aspergeant le visage de l’eau de la fontaine, puis se dirigea vers les écuries d’Artag, où elle emprunta son cheval préféré grâce à son badge argenté. Comme promis, on ne lui posait aucune question. L’étalon baie se nommait Matador et possédait une fougue contagieuse, surtout lorsqu’elle l’emmenait galoper sur la plage. Néanmoins, ce soir sa destination était plus sérieuse.

Ce soir, elle postait ses lettres.

Tout en guidant machinalement Matador à travers les ruelles, elle glissa sa main dans sa sacoche compter les enveloppes. Il y en avait une pour chacun de ses frères, une pour son père, ainsi qu’une pour sa mère. La dernière était la plus légère des trois, car Mathilde ne tenait pas à ce que sa mère fasse un scandale.

Avec son père et ses frères, elle avait été totalement honnête sur sa situation. Les enveloppes étaient de ce fait assez volumineuses pour lui valoir de payer un supplément. Qu’importe, elle était prête à tout pour rétablir la communication avec sa famille.

Elle avait pris soin de ne pas écrire ni son nom ni l’adresse du Collegium au dos de l’enveloppe, mais seulement celle des écuries d’Artag. Ainsi, elle ne risquerait pas qu’une nouvelle lettre se « perde ».

Le cachet de cire suffirait à sa famille pour savoir que ce courrier émanait d’elle. Ils reconnaîtraient sûrement le sceau que lui avait fabriqué George pour ses dix-huit ans, représentant un violon entouré d’une couronne de chèvrefeuille, emblème de sa famille.

La poste était placée non loin des quais, et lorsque Mathilde glissa ses enveloppes dans la fente de la boîte en métal bleu, un grand poids s’ôta de ses épaules. Cette fois, elle avait vraiment fait tout ce qui était en son pouvoir pour contacter sa famille, elle n’avait plus qu’à laisser sa chance agir.

Il ne lui restait qu’une lettre, plus petite que les autres, qu’elle remit au postier en personne : celle destinée à Beathan. Elle eut un pincement nostalgique en donnant la matricule du marin. Elle gardait de si bons souvenirs de ce voyage en bateau et de la gentillesse de ce mousse qu’elle s’en voulait de n’avoir pu lui écrire tout ce temps. Avec un peu de chance, il ne l’avait pas oublié.

Enfin, elle s’assit sur un des bancs qui longeaient les quais, laissant Matador brouter dans l’un des bacs à fleurs. Ça y est. Elle l’avait fait. Sous peu, sa famille recevrait de ses nouvelles, non plus par d’autres, mais de sa propre main. Savoir qu’elle serait écoutée, que sa voix traverserait la mer par dirigeable pour atterrir entre les mains de ceux qu’elle aimait, à travers des phrases qu’elle avait elle-même formées sur le papier, lui procurait une joie immense et simple qui l’emplissait toute entière.

Même s’ils ne pouvaient rien faire pour la sortir de sa situation, ils serait au courant de ce qui lui arrivait, et cela suffisait à l’apaiser. Elle rit en se rappelant ce que Charles lui avait dit le jour où elle leur avait annoncé qu’elle était positive.

Elle le revoyait sur sa jument, enfiler ses gants en lui disant, l’air très sérieux : « Tu sais, on sera toujours là pour toi. Si un jour tu n’en peux plus, tu n’auras qu’à nous télégraphier, et George nous fabriquera un dirigeable pour aller t’enlever à la Capitale. »

Ces mots l’avaient réconfortée à l’époque, mais ils résonnaient bien plus fort ce soir.

— Si seulement…

Elle soupira, reprit la bride de Matador et monta en selle. Les réponses ne tarderaient pas à arriver, elle estimait trois jours, si les dirigeables postiers ne subissaient pas d’aléa météorologique. Elle attendrait donc quatre jours que son père lui envoie le recueil de sonates. Passé ce délai, elle serait malheureusement forcée de s’orienter vers un morceau plus conventionnel.

Mais elle n’était plus inquiète, son père serait à l’heure. Il ne lui restait plus qu’à travailler à la réhabilitation de ses mains.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Aryell84
Posté le 26/12/2021
Coucou et Joyeux Noël!
Bon chapitre comme d'habitude, un peu moins dense, mais on est soulagés qu'elle contacte enfin sa famille (en espérant que tout se passe bien) et que la rééducation de ses mains semble se passer sans trop de problèmes!
Quelques petites coquilles:
- « le grener des Eth’Arken était si encombré au point que » → soit « si...que », soit « au point que » tout seul
- « se rafraîchir l’esprit à leur contacte » → contact
- « l’étalon baie » → bai
- « elle glissa sa main dans sa sacoches compter les enveloppes » → pour compter les enveloppes
- « la dernière était la plus légère des trois » → y a quatre lettres non ?
- « il ne l’avait pas oublié » → oubliée
Hâte de lire la suite ;)
Des bisous <3
Emmy Plume
Posté le 22/01/2022
Je l'ai fait! j'ai enfin répondu à tout tes commentaires (oui, il était temps, désolé ^^')

Bref, j'apprécié toujours autant tes réactions à mes chapitres et ton engouement pour mon histoire.

Je retiens tes petites notes habituelles et te souhaite à mon tour de très bonnes fêtes (très très tard, mais bon, à ce stade, le temps c'est surfait).
donc voilà, Joyeux Noël, Bonne année et tout le tintouin !
Hâte qu'on puisse un jour en discuter IRL,
Bisous =^v^=

Emmy
Vous lisez