Chapitre 4

 Désœuvrée, Ilse promenait sa langueur entre les copistes courbés sur leur ouvrage.

« Alors Heraldus, que copies-tu, dis-moi ? demanda-t-elle, bien qu'elle fut excellente lectrice.

– Un traité de construction Dame Ilse, répondit le vieux avec douceur, et un peu d'ironie, j'en suis aux techniques d'édification de charpentes, le passage sur les treuils est particulièrement savoureux, voulez-vous que je vous en fasse la lecture ?

– Peuh ! Des pierres et des poutres, on ne sait deviser que de cela dans ce Fort gelé ! »

Elle bifurqua vers une autre table.

«  Et toi Vittor ? N'aurais-tu pas une belle histoire à me conter ? Je meurs d'ennui depuis que j'ai fini l'ouvrage que tu m'as donné l'autre jour...

– Hélas non, Douce Dame, on m'a assigné aux rapports sur l'extraction d'obsidienne... A côté de cela, je crains que même le traité de charpenterie de maître Heraldus ne semble passionnant... »

Sous sa plume de grue serrée entre ses doigts tâchés, des colonnes de chiffres confirmaient ses dires. Rosissant légèrement, il ajouta : «  Vous devriez inventer vos propres histoires Ma Dame, je suis sûre qu'elles seraient délicieuses...

– Ah ! Oui bien sûr, les idées ne manqueraient point, il se passe tant de choses ici ! » s'exclama-t-elle. Sa voix partait dans les aigus sitôt qu'elle s'agitait. « Je pourrais conter les aventures d'une fille de légat qui passe sa jeunesse coincée entre des scribes sans imagination et des bûcherons sans esprit ! Voilà qui ferait rêver les gens ! »

Sous les sourires amusés des érudits, excepté le jeune Vittor, devenu pivoine, elle quitta l'atelier de copie, surjouant son exaspération comme à son habitude, en levant les yeux aux ciel. Elle se couvrit les épaules d'une capeline de laine coquelicot, plongea les mains dans son fourreau de lièvre, et quitta le Fort pour les rues animées des Cimes.

La ville des Cimes se coulait entre deux arrêtes montagneuses, saisie dans les glaces et les roches. On y accédait, depuis l'extrémité nord du Val perdu, par un sentier escarpé, surnommé par ses habitants la Sente aux clous : gelé les trois-quart de l'année, il fallait des chausses équipées de crochets pour gravir sans dommages ses lacets qui s'élevaient de façon vertigineuse le long des falaises de Gisecarne. Les clous faisaient souvent office de crampons. La sente débouchait sur un tunnel, fermé par deux lourdes herses, et au dessus duquel était construit le Fort : l'austère construction de pierre noire était solidement arrimée à la montagne, coincée entre deux pics, compacte et sans fioritures. A son pied, juste avant l'entrée du tunnel, s'érigeait un système de monte-charge aux dimensions démesurées, les cordes grosses comme des troncs, les poulies comme des moulins.

L'extrémité du tunnel débouchait sur l'entrée de la ville des Cimes, qui se faufilait comme une rivière, toute en longueur, entre les versants glacés des Serpantes. Composée d'abord d'une unique rue, la ville se divisait plus loin en trois bras. Ceux-ci se rejoignaient ensuite sur la Place des halles et ses entrepôts. De là partaient de nombreux chemins de montagnes, qui dévalaient les parois vers les mines et les carrières. La rue principale était large, sillonnée sans cesse par des équipages chargés de bois, de blocs de calcite ou de minerais, en direction du tunnel. Là, les chargements et charrettes étaient descendus par le monte-charge. Le processus demandait des heures, une journée entière, parfois, pour un convoi de pierre. Les hommes et les bêtes prenaient ensuite la Sente aux clous, revenaient aux pieds des falaises atteler leur chargement, et partaient le vendre au sud, obstinés et patients. C'était là, pour tout dire, la totalité de la ville des Cimes.

Les ondulations de ses rues, Ilse les connaissait par cœur. Elle s'y rendait souvent, cherchant à tromper l'ennui dans le brouhaha de la ville-fleuve. Et chaque fois, reconnaissant chaque visage, chaque pavé, chaque bête presque, la lassitude l'envahissait, et elle rentrait au Fort aussi vite qu'elle l'avait quitté.

Son père, Timoteus Lettfeti, légat des Cimes, faisait tout en son pouvoir pour la distraire. Pour son seizième anniversaire, tout juste passé, il avait fait venir des musiciens depuis le sud, ainsi qu'un peintre, attraction extraordinaire aux Cimes, où l'on ne connaissait des arts que les lettres et l'enluminure. L'idée était excellente, et Ilse en avait rosi de bonheur. Elle avait piaffé d'impatience plusieurs jours durant, guettant au loin l'arrivée des artistes. Mais les membres de l'orchestre, ignorant les rudesses du climat du nord, avaient eu les doigts si gourds qu'ils purent à peine jouer quelques notes. Quant au peintre, il avait rebroussé chemin à la vue de la Sente aux clous. Après cela, aucune des réjouissances prévues ne sut arracher un sourire à la jeune fille, et surtout pas les traditionnelles joutes des Serpantes : ces épreuves de forces typiques des carriers et bûcherons rassemblaient pourtant tout ce que la ville avaient de jeunes hommes vigoureux, dont beaucoup se démenaient pour attirer les regards de la jeune fille aux yeux bleu de lin. Ils s'affrontaient à la course aux poids, au porté de troncs, à la taille de pierre. Puis venait le tour des copistes, qui excellaient en affrontements rhétoriques et démonstrations de calligraphie. Mais, comme à son habitude, Ilse s'ennuya. Tous ces hommes étaient d'un sérieux... Qu'ils manient la plume ou la hache, ils étaient si loyaux, si respectueux, obnubilés par leur devoir, qu'ils en devenaient insignifiants. Il ne serait venu à l'idée d'aucun d'entre eux de lui décocher une œillade ou de lui promettre une escapade loin des glaciers, sur le port de la Nef, à traquer des chansons. Ils étaient doux, et tempérés. De bons fils, de bons frères, assurément de bons époux, bientôt. Mais de fantaisie, aucune, à l'image des eaux claires de ces montagnes qui coulaient dans leurs veines : pures, inoffensives, terriblement prévisibles.

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Jowie
Posté le 07/07/2019
Hey:)
Oh, un nouveau personnage ! Je l'aime bien, cette Ilse, j'ai de l'empathie pour elle et son ennui. Je ne sais pas encore comment son destin se liera à celui d'Olga, mais je ne doute pas que Ilse finira bien par vivre une aventure !
D'ailleurs, je tenais à te dire : ton style est si élégant et musical, on glisse sur le mots, c'est tellement agréable de te lire !
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Jowie
Reven
Posté le 17/01/2018
Ah, cette pauvre Ilse, mon dieu ! Tu m'étonnes que la pauvre ne se réjouit pas si le peintre a décidé que non, il n'irait pas à Cimes. J'ai tellement de la compassion pour elle. :(
Outre ça, je me demande comment ça va se lier à Olga et les autres. Tu introduis pas mal de monde en quelques chapitres ! Et Follet, ej veux voir Fooollllet (chut, si j'ai décidé d'un perso favori, j'en démords pas !)
 J'aime beaucoup l'idée de la ville qui coule dans la montagne, c'est une très belle image ! J'avoue que j'ai pas tout compris pour la construction du fort, je dois rechercher du vocabulaire… c'est vraiment pas ce qu'on apprend à l'école. 
Sur ce, je file lire la suite et je vais continuer à commenter ! 
Olga la Banshee
Posté le 17/01/2018
Oui, Ilse est ambivalente : à la fois capricieuse et agaçante, et à a fois... ben on comprend qu'elle s'emmerde, quand même ! :D
Follet > je crois que c'est définitivement le chouchou de ses dames. Et le mien aussi !
J'espère que tu auras l'occasion de continuer ta lecture ! merciii
Elia
Posté le 21/11/2017
Salut Olga !
J'apprécie vraiment ton histoire et ton style, tu as une manière de rendre le texte  "vivant" si je puis dire, tu utilises aussi des images, des métaphores, qui sont vraiment très bien choisies. Tu sais plonger le lecteur dans ton univers.
Je me sens juste déboussolée par la longueur (ou devrais-je dire le contraire ?). Non pas que ça me dérange (ils sont bien écrits), mais ils sont coupés de manière assez brusque, d'autant plus que visiblement, tu as choisi de nous faire voguer d'un personnage à l'autre, et d'un lieu à l'autre. Pourquoi pas, mais pour le coup, je t'avoue que tes chapitres courts me frustrent, on se plonge dedans et puis ça s'arrête !
Remarque aussi par rapport à ton chapitre 1 - 2 :
Tu présentes Olga et Follet (elle revient quand d'ailleurs Olga ? :p) et tu le sépares en deux chapitres. Je chipote vraiment mais j'aurais trouvé plus judicieux de faire un chapitre introductif pour ces deux personnages (surtout qu'ils sont courts). Mais c'est vraiment du chipotage !
Pour les coquilles, j'en avais relevé quelques-unes, mais j'ai vu dans les commentaires qu'on les avait relevées, donc je ne répéterai pas !
En tout cas tu écris vraiment très bien !
Elia 
Olga la Banshee
Posté le 21/11/2017
Merci Elia ! Vous êtes plusieurs à me faire cette remarque sur le côté hachuré du début... Ca va être un long travail pour moi, donc je ne le corrigerai pas de suite (d'autant que je bûche sur ma partie 3 là) mais je comprends qu'il faut vraiment que je change ça !
Et ça y est, Olga revient ! 
Cliene
Posté le 06/11/2017
Oh un nouveau personnage ! Je me rends compte à la lecture de ce chapitre que l'univers de ton histoire semble très étendu et diversifié.
Cela annonce de multiples intrigues à suivre au fil des chapitres, sympathique !
Tu sollicites des commentaires sur ton rythme de publication. Je n'y ai pas vraiment prêté attention mais je pense que la plupart des plumes vont te répondre de poster à ton rythme. Ne t'impose pas de poster toutes les semaines si cela ne te convient pas par exemple !
En tous les cas, je serai au rendez-vous pour les prochains chapitres !
Olga la Banshee
Posté le 06/11/2017
Eh oui, beaucoup de personnages..! Ce qui est devenu un sacré casse-tête à la longue ! 
Je pense que je vais publier deux ou trois fois par semaine, on verra bien. 
Merci !! 
Isapass
Posté le 09/11/2017
Ah génial : un nouveau chapitre ! Je ne sais pas quand tu l'as posté, je n'avais pas vu, je ne pourrais donc pas te faire de retours sur le rythme de publication.
Pour ce qui est du reste : très belle performance. Le chapitre est essentiellement descriptif, et on ne s'ennuie pas une seconde ! C'est très imagé, et on voit très bien ce que tu décris même dans les passages techniques comme celui du monte-charge.
Ilse... encore un personnage. Elle est plus extravertie que les autres, elle. Ce qui me l'a rendue tout de suite attachante : j'aime les personnages capricieux et expressifs ! J'espère que c'est un personnage important et qu'on va bientôt la revoir.
En revanche (mais je pense que c'est tout à fait voulu de ta part), c'est un peu frustrant, alors que ça commençait à peine, de ne pas avoir la suite de l'histoire d'Olga convoquée au château ! ;)
Mes petites remarques sur la forme, pour changer :
- "La ville des Cimes se coulait entre deux arrêtes montagneuses" : arêtes
- "et au dessus duquel était construit le Fort : l'austère construction de pierre noire" : construit + construction, c'est pas très joli. Bâtisse ? Bâtiment ? Edifice ?...
- "Son père, Timoteus Lettfeti, légat des Cimes, faisait tout en son pouvoir pour la distraire." : tout CE QUI ETAIT en son pouvoir.
- " il avait fait venir des musiciens depuis le sud, ainsi qu'un peintre, attraction extraordinaire aux Cimes, où l'on ne connaissait des arts que les lettres et l'enluminure." : (attention, pinaillage) si l'on ne connait que les lettres et l'enluminure, alors le peintre ET les musiciens sont des attractions extraordinaires. Il faudrait donc rajouter des S.
-  "et surtout pas les traditionnelles joutes des Serpantes : ces épreuves de forces typiques des carriers et bûcherons rassemblaient pourtant tout ce que la ville avaient de jeunes hommes vigoureux" : je ne suis pas sure que les deux points se justifient, dans la mesure où la proposition après les deux points ne donne pas d'explication à l'ennui d'Ilse.
- " Mais, comme à son habitude, Ilse s'ennuya." : c'est assez rare de voir s'ennuyer au passé simple. C'est tout à fait compréhensible ici, pourtant ça fait un peu drôle (oui, ça aussi c'est du pinaillage :P )
A quand le prochain chapitre ?!... 
PS : et dire qu'on pourrait faire cet exercice en direct, voisines que nous sommes ! Faudra le faire ! 
Olga la Banshee
Posté le 09/11/2017
Oui, c'est vrai qu'un de ces quatre il faudra organiser ce rendez-vous. Merci pour tes retours toujours aussi pointus ! Je vais juste garder mon passé simple pour s'"ennuya" qui ne me choque pas, et corriger le reste. 
Et oui, c'est vrai que c'est peut-être frustrant... Avec tous ces personnages, on est obligé de les abandonner régulièrement... D'autant que le chapitre suivant Olga n'est toujours pas de retour !!! oups oups oups 
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