Chapitre 38 : La couleuvre remontant le courant

Par Kieren

« Qu'est ce que vous faites Vieux Gamin ? »

Nous venions de manger au bord de la rivière les poissons que les gamins avaient péchés. Le petit creusait un trou dans l'eau, tandis que sa frangine finissait son repas.

« J'aligne ces galets dans les flots selon un pentacle satanique en reprenant les écrits de Saint Joseph Smith dans le livre des Mormons afin d'invoquer le phénix inuit, lui faire offrande de mes arêtes de poisson afin qu'il me donne la pierre à feu divin, parce que je galère avec la mienne pour faire des étincelles et faire chauffer nos repas. »

« Je n'ai pas compris la moitié du quart du commencement de votre explication, alors si vous pouviez arrêter de vous foutre de moi et me dire ce que vous faites vraiment, j'apprécierais. »

« Je fais un barrage Gamine. »

« Un barrage ? C'est quoi ? »

« Et bien heureusement que je suis là pour vous apprendre les plaisirs de la jeunesse, les enfants. Pour faire un barrage, tu mets les pierres dans l'eau pour faire une ligne qui empêche l'eau de passer. »

« ...Mais ça ne marchera pas. L'eau finira par déborder. »

« Très juste. Mais d'une part, elle n'y arrivera pas facilement, plus le barrage est haut, plus le niveau de l'eau augmentera, et donc tu pourras te baigner dans une petite mare plutôt que dans un pataugeoire. Et de plus, l'eau passe là où tu veux, tu peux faire une ouverture et paf ! T'as une cascade ! »

« ...Mais ça sert à rien votre truc. »

« Oui, mais la vie aussi ça sert à rien, mais on est là quant même. Alors tant qu'à faire, autant rester irrationnel jusqu'au bout et faisons nous plaisir. Venez ! Vous verrez c'est chouette. » Et je me remis à mon ouvrage.

Au bout de quelques minutes la Gamine me rejoignit avec un énorme galet dans ses bras. Mais quand je dis ''énorme'', je veux vraiment dire ''énorme'', plus lourd qu'elle je pense. Elle vit mon regard, elle regarda le caillou, et puis elle me sortit un sourire carnassier et me le tendit. Elle fut déçue que je puisse le prendre sans trop de difficulté en lui lançant un petit ''merci'' condescendant avec un sourire similaire au sien, et je le plaçai avec les autres

« Finalement vous vous maintenez bien pour un vieux. »

« Il faut ce qu'il faut pour chasser les loups et les voleurs. Pas mal non plus pour une gamine. »

« Il faut ce qu'il faut pour survivre dans la forêt. » Et elle repartit chercher des pierres.

Le Gamin me rejoignit quelques instants après avec de petits galets et me les tendit timidement.

« Tiens Gamin, je t'en pose un pour te montrer et après tu fais les autres, d'accord ? Comme avec les poissons, chacun fait sa part du boulot. »

Il me regarda dans les yeux et hocha la tête frénétiquement. Je pris le temps pour expliquer. Lui, il hésita quelques instants et il plaça les autres. Il me regarda à nouveau dans les yeux le travail achevé et j’acquiesçai pour lui dire qu'il avait bien fait. Il inspira un grand coup en souriant pleinement et couru chercher d'autres cailloux.

La Gamine rapportait encore plus de gros galets, tandis que son frère en disposait des plus petits pour finaliser la construction. Moi, j'inspectais leur travail, j'arrangeais quand il le fallait, et je donnais les directives quand il y en avait besoin.

Et puis je vis le Gamin courir vers sa sœur en lui montrant quelque chose dans le creux de sa main.

« Qu'est ce que tu as trouvé petit ? Un poisson ? Un insecte d'eau ? »*

« Non Vieil Homme » me répondit sa sœur, « plutôt un genre de pierre colorée, je ne sais pas trop ce que c'est, vous pouvez venir voir ? »

Je me dérogeai de ma tâche au combien primordiale et je les rejoignis. Le gosse me montra tout fier de lui un galet marron foncé tirant sur le orange, parsemé de ronds bleu nuit, ces derniers étaient entourés d'un cercle doré et brillant. La pierre en elle même était un peu plus grosse que la phalange de mon pouce.

 « Aah, tu as trouvé un de ces galets. On en trouve quelques uns dans l'Ardèche de temps en temps. Il y en a de toutes les couleurs, avec toutes les combinaisons possibles ; leur seul point commun c'est le liseré doré autour des ronds colorés. Ils ne sont pas super fréquents, tu as de la chance d'en avoir trouvé un. »

« C'est vrai que c'est une belle pierre. » admit la Gamine.

Son frère sourit de toutes ses dents (ce qui me fit penser à leur trouver à tous les deux une brosse à dents au village), et il la remit dans sa poche.

Finalement, nous fîmes trois bassins qui se jetaient les uns dans les autres, et nous nous prélassâmes dans l'eau et au Soleil pendant quelques heures.

Avant de partir, je vis une couleuvre remonter le courant. Je fis signe aux gosses de venir en silence et je repris la Gamine par le col-bac pour éviter qu'elle ne la bouffe. Le serpent chercha une ouverture et trouva la cascade du premier barrage, et il força le passage malgré le courant, une fois, deux fois, trois fois.

« Tu vois Gamine, tu ne peux pas le manger celui là : il a passé le parcours du combattant. Il mérite ton respect. »

« Justement le Vieux : plus une proie est douée ou dangereuse, plus ça me donne envie de la dévorer. »

« ...Ça veut dire que tu as déjà pensé à becqueter ma chienne ? »

« Plein de fois. »

« Je te jure que si tu la bouffes, je me lance dans le cannibalisme et je te déguste avec des fèves au beurre et un excellent Chianti. »

« Encore faut-il que vous arriviez à me tuer. » me défia t-elle.

« Ma petite, sois sans crainte, si on s'en prend à ceux que j'aime et que je défends, je peux me montrer très...créatif. »

« Dans ce cas, je suis heureuse de savoir que mon frère se trouve dans des mains aussi protectrices. »

« Il n'est pas le seul d'ailleurs. »

« Soit sans crainte le Vieux, moi aussi je peux me montrer très créative. »

« Oui je n'en doute pas, nous avons ça en commun. » Tout comme le sourire que nous portions tous les deux à la fois. D'aucuns diraient qu'il était malsain.

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arno_01
Posté le 07/02/2021
Je suis content de retrouver ces deux-là + Gamins, qu n'avait pas trop interagit jusqu'à présent.
Tu arrives toujours à manier la subtile dose d'humour qui rend le récit léger à lire, tout en distillant la dégringolade qu'à subit l'humanité.
J'accroche toujours autant. Je me demande parfois où tu veux nous emmener, et même avec 38 chapitres j'ai pas vraiment d'idée. C'est pas grave, le récit se lit tout seul.
A bientot lors de la suite.
Kieren
Posté le 07/02/2021
J'ai lu énormément de manga dans ma vie, et le Slice of Life est un style que j'aime beaucoup. Juste un exercice pour suivre le flot d'une rivière.
A bientôt.
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