Chapitre 35

 Le visage plongé dans l'ombre de son capuchon, Devlin tuait l'ennui en écoutant le jeune diable aux cheveux rouges et ses histoires de sorcières. Il l'avait aperçu qui sortait du château ce matin, et l'avait suivi, par désœuvrement. Sa musique était grotesque, mais l'histoire divertissante. Ils rappelaient à Devlin les légendes que lui racontait sa mère. Il y avait cru, un temps, aux secrets des nymphes sylvestres, aux susceptibles krolls, aux brumes empoisonnées qui rendaient fous les hommes. Elle aussi évoquait parfois les Fatas, ces longues fées aux yeux d'or, aussi éblouissantes que dangereuses. S'il se moquait bien, à l'époque, de leur beauté, leurs pouvoirs le fascinaient. Mais l'histoire que préférait sa mère restait sans conteste celle des Bêtes-Mêlées, ces renards et corbeaux changés en humains, ou humains changés en bêtes, il ne savait plus trop. Elle aimait lui décrire longuement le pelage de feu des renards furtifs, et le noir irisé des ailes des corbeaux. Les uns vêtus d'ombre, les autres de lumière, tantôt malfaisants, jaloux comme le sont les esprits, tantôt bienfaisants, et alors discrets, presque invisibles. Il comprit en grandissant que tout cela n'était que matière à rêve, et se sentit trahi. Il ne voulut plus entendre ces boniments, et sa mère respecta son choix. Combattants valeureux et amazones sanguinaires prirent la place des fées et des fols dans ses rêveries de jeune garçon.

Le spectacle fini, il glissa un quart de mélior dans la timbale du jeune artiste, puis hésita, brassé dans la foule de la Grand'Place. Il n'avait aucune envie de rentrer aux Chimères, mais Père n'aimait pas le savoir seul dans les rues de Kaalun. Il avait en cela hérité des réflexes paranoïaques de Katel, qui voyait en tout homme un assassin potentiel. Le prince choisit néanmoins de prolonger un peu sa sortie. Son père était tellement préoccupé qu'il ne constaterait peut-être même pas son absence. Il partit flâner dans les venelles des Gouges, qu'il aimait pour leur agitation perpétuelle. Des petites domestiques couraient en tout sens, les jupes dans les poings, dévoilant des mollets musclés. De vieux maîtres jetaient des regards aiguisés sur le travail des apprentis, qui eux-mêmes regardaient les jambes des soubrettes. Les pavés étaient luisants de pluie, et le soleil y peignait des bijoux. Les pots de fleurs accrochés aux fenêtres laissaient échapper des gouttes, et des parfums mouillés. Des femmes sortaient le linge, maintenant que l'averse était passée, et les façades à colombages s'ornaient de pourpre, d'azur, de vert amande.

Oh, bien sûr, il y avait les malades, il ne pouvait pas ne pas les voir. Il voyait ceux qui travaillaient encore, les dents serrés, et les autres, plus atteints, qui attendaient prostrés la délivrance de la mort ou celle, moins probable, de la guérison. Il voyait leurs proches, soucieux, désemparés, mais d'autant plus actifs qu'il manquait dorénavant des bras à la maison. Il voyait des enfants aux paupières bleues qui semblaient moins souffrir que les adultes, et faisaient leur vie d'enfants. Il en vit même, parfaitement sains, qui s'étaient grimés de bleu, et bondissaient en hurlant sur les passants. On les rabrouait à peine.

Dans chaque visage aux paupières bleuies, devant chaque articulation écorchées de croûtes d'encre, Devlin redécouvrait le mal de son frère, la souffrance qu'il engendrait, pour laquelle il s'était cru tellement indifférent. Mais très vite, plus encore que le visage fissuré de son frère, c'était celui de l'envoûtante Annwn qui lui venait à l'esprit, et le poids de ses paroles. Le destin que la mort de son frère pourrait lui offrir. Il en eut honte.

Il évita de justesse l'eau grise et mousseuse qu'un tavernier venait de jeter sur la chaussée, et reprit ses esprits. Il déboucha sur la place des Cormes, qui dormait toujours jusqu'à tard, et poursuivit vers le sud, jusqu'aux Mercantes. Il arriva dans les quartiers cossus, où vivaient notaires et marchands. Un remue-ménage inhabituel attira son attention. Il y avait là trois voitures à chevaux débordant de meubles, de linge et de vivres, et autour desquelles s'activaient domestiques et cochers. Deux couples, qui portaient le manteau bleu des marchands, donnaient des ordres, et pressaient au départ. Un déménagement ? C'était chose rare à Kaalun, où les belles demeures étaient fort prisées. Certains négociants commençaient même à faire construire dans les faubourgs du Lac, car la cité devenait pleine à craquer. En tendant l'oreille, Devlin comprit que les deux familles ne quittaient pas seulement leur demeure, mais la région même.

Un mendiant aux joues et aux mains bleues s'avança clopin-clopant vers ces beaux messieurs-dames, main tendue. L'apercevant à deux pas d'elle, l'une des femmes hurla, et le pauvre bougre se retrouva à terre, battu comme une bête. La scène fut rapide et brutale. Devlin passa son chemin, troublé, pendant que les hommes abandonnaient leur victime et frottaient leurs bottes de vinaigre. C'était donc le Sang d'encre qui rendait si fous les bien-portants ? En chemin, le jeune prince vit deux autres attelages du genre. L'un d'eux appartenait à une famille modeste selon toute apparence, qui disait rejoindre des parents hors de Kaalun. Et y rester, tant que la maladie sévirait encore. Devlin, qui jusque-là n'avait eu nulle peur de la contagion, pressa alors le pas vers les Chimères.

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Fannie
Posté le 05/02/2020
Chapitres 34 et 35 :

On peut comprendre que les fatas aient été horrifiées d’être abîmées par la grossesse, de se mettre à vieillir et de devenir mortelles comme les humains. Mais ça n’excuse pas leur cruauté. Ce sont elles qui ont cherché les ennuis et les hommes ne sont pas responsables de leur déchéance. Ces jeunes filles avec des pouvoirs, c’est intéressant, mais si elles paient de leur vie l’utilisation de la magie, ça ne vaut pas la peine.
Tu nous fais faire une belle balade en compagnie du jeune prince . :-) Le fait qu’il ait honte de ses sentiments prouve qu’il n’est pas si insensible et ça le rend plus humain. Il a ses contradictions et ses rêves, mais pour qu’il accède au pouvoir, il faudrait que son frère meure : ce n’est pas une situation confortable. Il est ambitieux, et il a probablement l’étoffe d’un dirigeant, contrairement à son frère. C’est sûr que si l’aîné devenait roi, le gouvernement deviendrait plus clément, plus égalitaire, mais il n’aurait certainement pas assez de poigne pour tenir en respect la population. Bref, le jeune prince n’est pas si antipathique.
Coquilles et remarques :
— La légende des Fatas et des Sangs-mêlés - Canto 4 [des Sang-Mêlés]
— Les Fatas s'unirent donc aux hommes, et en portèrent les enfants à leur grande surprise [pas de virgule avant « et » / mais j’en mettrais une après « enfants »]
— Les filles avaient des dons, amoindris, immenses encore [Je ne mettrais pas de virgule après « dons » ou alors j’écrirais « certes amoindris »]
— Mais avant cela, tous furent des nourrissons vagissant, de petites choses molles [il y a déjà « mais « dans la phrase précédente ; je propose simplement « Avant cela » / vagissants ; le participe présent est employé comme un adjectif]
— des jeunes filles se découvrant tardivement des pouvoirs cherchés toute l'enfance, des adolescents mâles frustrés de ne pouvoir en disposer, et des nourrissons qui flottaient au dessus de leurs berceaux [pas de virgule avant « et » / au-dessus]
— Beaucoup, en effet, furent tués sur le champ [sur-le-champ]
— se mirent soudain à les haïr de la même force [avec la même force]
— après avoir découvert le cadavre de leur petit enfant dans le couffin encore chaud, et la mère disparue. [On ne peut pas dire qu’ils avaient découvert la mère disparue ; je propose « alors que » ou « tandis que la mère avait disparu »]
— et des nouveaux-nés furent enlevés par leurs géniteurs affolés, prêt à tout pour les sauver [des nouveau-nés ; « nouveau » est adverbe / prêts à tout]
— les plus dociles périrent d'épuisement, sollicitées sans cesse pour leur magie, que l'on croyait intarissable. [La virgule après « leur magie » est superflue]
— Les Fatas ne se découvrirent pas seulement fécondes, au contact des hommes. [Je ne mettrais pas de virgule après « fécondes ».]
— Qu'elles eurent ou non porté un enfant [« Quelles eussent ou non porté » ou « Qu’elles aient ou non porté » ; il faut un subjonctif]
— La blancheur de leur peau se tâchait de brun sur les mains [se tachait ; sans accent circonflexe]
— tirant avec eux la peau de leur cou qui se plissait, et pesaient sur les ventres déformés [je propose « et pesant » (sans virgule)]
— Les joues perdaient leur toucher de satin, et des fils d'argent marbraient [je ne mettrais pas de virgule avant « et »]
— C'était trop cher payer l'amour. [C'était trop cher payé pour de l'amour]
.
— Il l'avait aperçu qui sortait du château ce matin, et l'avait suivi / que tout cela n'était que matière à rêve, et se sentit trahi [pas de virgule avant « et »]
— Des petites domestiques couraient en tout sens [en tous sens ; ça veut dire dans tous les sens, pas dans n’importe quel sens]
— De vieux maîtres jetaient des regards aiguisés sur le travail des apprentis, qui eux-mêmes regardaient les jambes des soubrettes [Pour éviter d’avoir « regards » et « regardaient », je propose « contemplaient » ou « lorgnaient » (lorgner est transitif direct).]
— laissaient échapper des gouttes, et des parfums mouillés [pas de virgule avant « et »]
— ceux qui travaillaient encore, les dents serrés, et les autres, plus atteints, qui attendaient prostrés la délivrance de la mort [les dents serrées / je mettrais « prostrés » entre deux virgules]
— qui semblaient moins souffrir que les adultes, et faisaient leur vie d'enfants [pas de virgule avant « et »]
— devant chaque articulation écorchées de croûtes d'encre [écorchée]
— la souffrance qu'il engendrait, pour laquelle il s'était cru tellement indifférent [à laquelle]
— qui dormait toujours jusqu'à tard [jusque tard]
— vers ces beaux messieurs-dames, main tendue [messieurs dames]
— C'était donc le Sang d'encre qui rendait si fous les bien-portants ? [sang d’encre / bien portants]
— qui disait rejoindre des parents hors de Kaalun. Et y rester, tant que la maladie sévirait encore. [Je propose « de Kaalun pour y rester, tant que la maladie sévirait encore »]
Isapass
Posté le 16/02/2018
J'adore ce chapitre et les descriptions des déambulations dans la ville. 
Difficile à cerné, ce jeune Devlin... as-tu décidé ce que tu faisais de lui ?
Une seule remarque : tu utilises "paupières bleues" et paupières bleuies" à deux phrases d'écart. Bon, évidemment, on ne peut pas trouver de synonymes pour tout. Mais ça a retenu mon attention, alors je te le signale...
Et une suggestion, plus qu'une remarque : j'adore la vue sur les mollets des soubrettes. Mais "musclés", je ne sais pas pourquoi, ça m'a un peu sortie du contexte. Je suggère "fermes" ? 
 
Olga la Banshee
Posté le 16/02/2018
J'ai toujours peur de tomber dans un certain manichéisme, et en cela, Devlin peut-être est le personnage le plus réussi, bien que pas très attachant (en tout cas perso j'ai mis du temps a m'y intéresser ; il m'a longtemps embarassée plus qu'atre chose). Mais je sais qu'en faire, et il a un rôle très important dans le dénouement du "tome" 1. J'aime bien l'idée qu'il soit difficile à cerner, finalement, car c'est un ado, un perso en construction, avec ses désirs parfois contradictoires, en quête de lui-même. (c'est beau c'que j'dis, on dirait du Paco Rabanne)
 
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