CHAPITRE 34

CHAPITRE 34

 

1.

Plus les jours passent, plus Katsumi est détendu, souriant, pendant nos visites. Il approuve pleinement ma décision de repartir à Tacoma et se réjouit que la date approche à grands pas.

Je dois l’avouer : moi aussi.

Akira et moi réagissons différemment à la perte de Iain. J’enrage intérieurement en imaginant le meurtrier mettre son plan en œuvre sans que notre ami ne se doute du danger un seul instant. Lui est effondré. Iain était un de ses intimes de longue date. Ils se voyaient deux ou trois fois par siècle. Ma relation avec Iain est moins profonde. Nous nous sommes vus deux fois depuis l’escapade sur les côtes écossaises. Une joyeuse journée avec Akira, en Bretagne, une autre fois à Paris, après le départ d’Akira au Japon. Étrangement empruntés l’un avec l'autre, nous n’avons fait que parler de lui, notre point commun avant de réaliser que nous avons tous les deux appartenu à la Resistance pendant la dernière guerre ! Il vivait en Bretagne en 1939. Il a même entendu parler de Guillain, « le magicien » et l’a rencontré deux fois. Je suis désolée de perdre un ami avec lequel je pouvais évoquer cette période de ma vie, mais mon attachement n’a pas la même ampleur que celle d’Akira.

Mon frère est lugubre quand il me rejoint pendant la nuit. Dans quelque temps, il évoquera Iain et les moments clefs de leur relation, parfois avec le sourire, mais pour le moment, il demeure anéanti. En plus du chagrin, la disparition de son compagnon le conforte dans la conviction que nous, les Semblables, sommes attaqués comme nous ne l’avons jamais été.

Pourtant il n’essaie plus de me convaincre de rester. Il est clair que quiconque a détruit Iain a prémédité son coup avec une grande précision. Qu’il se soit trouvé en Ecosse ou dans un autre pays n’aurait rien changé. Si je suis poursuivie avec la même détermination, je serai menacée que je sois à Tacoma ou Tokyo.

Akira et moi avons déjà traversé des deuils ensemble. Nous connaissons nos façons de vivre ces chagrins. Mais cette fois, Akira ne se donne pas le droit de montrer ses émotions. Passé le choc du premier jour, il s’applique à demeurer d’une humeur égale, légère, pour ne pas affecter Katsumi qui le scrute plus que jamais.

Une relation dans laquelle il doit masquer ce qu’il ressent n’est-elle pas en péril? Quand je lui pose cette question la nuit suivante, Akira a un geste irrité de la main.

- Ce n’est pas de la dissimulation, réplique-t-il. Je cherche à me ménager. Pas à le protéger - à me protéger, moi. Je ne supporte pas de le voir souffrir. Avoir perdu Iain me suffit. Je ne veux pas, en plus, voir Katsumi tourmenté par ma douleur d’avoir perdu un autre homme.

Je réponds de façon conciliante. La façon dont il se plie, mentalement, aux exigences implicites de son compagnon continue de m'inquiéter. Mais je n’insiste pas. Je n’ai rien à lui apprendre. Il a toujours eu une maturité qui me manque.

Le soir, dans la grande pièce du bas, je reste concentrée sur mon ordinateur portable pendant que les deux hommes parlent ou peignent. Akira travaille sur une nouvelle toile où de grands traits rouges et orange strient un fond bleu pâle mais il va et vient autour de nous avec aisance et s’efforce même à une certaine gaieté. Il fait de l’humour quand il réalise que je ne fais pas qu’envoyer des emails.

- Tu écris tes mémoires?

-  Non, c’est un roman. Une fiction ! C’est très clairement précisé. Bon, c’est une sorte de journal, c’est vrai, mais tout est transposé.

Avant que je puisse réagir, il regarde par-dessus mon épaule. J'écris en français mais ce n’est évidemment pas un obstacle pour lui.

-  Des onigiris en forme de cœur ? Ça ressemble furieusement à ce que vous m’avez raconté la semaine dernière…

-  Je me sers de ce que je vis, évidemment… c’est juste le matériau de base pour que ce soit vivant…

-  Et tu n’as pas peur que Greg, par exemple, ait la curiosité d’aller lire ce que tu dis de lui dans ton matériau de base ?

Akira et moi faisons souvent de l’humour aux dépens de l’autre, ça fait partie de notre complicité, mais un malaise me gagne car Katsumi rit de notre dialogue. Akira est très conscient de cette audience et se sert de moi pour amuser son chéri. Je réponds dignement :

-  Ce n’est pas son genre. D’ailleurs lui aussi écrit un journal et je ne l’ai jamais lu… Il l’a même parfois laissé grand ouvert sur la table de notre living room.

Je n’ai jamais eu de curiosité vis à vis du journal de Greg. Ce sont ses pensées, il partage ce qu’il veut me confier, le reste lui appartient. Lire à son insu, et ensuite quoi ? Le cas échéant, être troublée ou blessée de ce qu’il dit de moi, mais sans pouvoir l’adresser puisque je ne suis pas censée savoir ? Je ne vois pas l’intérêt de compliquer ainsi notre vie.

- Attends, intervient Katsumi à qui je ne me souviens pas d’avoir demandé son avis, tu ne lis pas son journal, ça ne veut pas dire que lui n’est pas tenté de lire ton… euh… roman ! Surtout si tu parles de lui dedans !

Je soupire.

-  Tout est en français ! Personne de la famille ne parle français. Et j’ai changé les noms, évidemment.

Je n’ai pas changé les noms. Et je me souviens, au moment où je prononce ces mots, que Greg, justement, m'avait dit tout au début de notre relation qu’il était capable de lire des articles de journaux en français.

-  Ah bon…. commente Akira avec un soupir de soulagement exagéré. C’est en français ! Qui pourrait craquer ce code ? … je veux dire, à part des centaines de millions de francophones dans le monde !

Katsumi s’esclaffe. Je souris d’un air lassé en levant les yeux au ciel. Je suis plus agacée que je ne le laisse paraître, mais tout ça n’a pas beaucoup d’importance. Je quitte quand même le document sur lequel je travaillais et me tourne vers mes emails.

Depuis la destruction de Iain, les messages de Greg ont changé. C’est comme s’il avait senti que je traversais un deuil alors que je ne lui ai parlé de rien. J’aurais pu mentionner la mort d’un ami en Europe, mais je suis si habituée à mettre à part ce qui concerne le monde des Semblables que je me suis abstenue sans vraie raison - si ce n’est la lassitude de devoir accompagner cette nouvelle des mensonges habituels. Décidément, il faudra que je lui dise la vérité à mon retour… À cette perspective, ma tension sanguine fait un bond.

Quand il m’écrit, Greg ne me parle plus de l'église, de son emploi du temps, mais de ses sentiments pour moi, ce que je lui apporte, un peu comme si j'étais un refuge, un soutien dans la tempête. C’est nouveau. Il mentionne aussi sa famille et, hier, m'a posé une question inattendue. Sa mère est venue le voir chez nous plusieurs fois, et a joué avec les chats, particulièrement Guimel, qui ronronne avec satisfaction dans ses bras à chacune de ses visites. Greg laisse entendre que Katherine traverse une phase de solitude difficile. Qu’est-il arrivé au gentleman friend qui l’avait appelée en notre présence lors de son anniversaire ?

En tout cas, Greg me demande si je serais d’accord pour lui donner Guimel. J’ai tout de suite dit oui, avant de songer que j’aurais pu simplement suggérer d’attendre mon retour si proche, pour que nous décidions ensemble. Une fois de plus, mon impulsion est de me précipiter pour faire plaisir à ma propriétaire, quémander sa bienveillance.

- Tu as bien fait, me dit Akira quand je lui raconte.

Il est allongé dans mes bras, la tête posée sur ma poitrine, pour mes dernières heures au Japon. Il m’a aidée à boucler ma valise, pliant soigneusement mes vêtements, ce qu’il fait mieux que moi.  L’espace de la petite Samsonite est optimisé. J’ai pu ajouter les kimonos que je ramène pour Amy et Greg. J’ai aussi des petits cadeaux gags pour Jackson, l’homme au baiser prophylactique, qui ne m’a pas fait signe une seule fois, tant mieux.

Devant la valise ouverte, nous avons procédé à l'échange des clefs. J'étais soulagée qu’il prenne la mienne sans hésitation et, ôtant la Space Needle, l’ajoute au trousseau qu’il tire de sa poche. Il m’a donné les trois qui permettent d’entrer dans leur maison, m'expliquant laquelle ouvre la porte du jardin, la porte du bas et celle qui donne sur la rue. Il avait lui aussi préparé ce moment, et, le fait que ce petit rituel soit respecté m’a fait chaud au cœur à l’issue de ce séjour au climat inhabituel.

Nous appréhendons déjà de nous séparer. Nous restons silencieux, je caresse ses cheveux. Dans la torpeur ensommeillée qui me gagne, j’imagine que Katsumi rencontre quelqu’un d’autre et le quitte. Mon frère vient alors me rejoindre à Tacoma. Il devient le meilleur ami de Greg. Ensemble, nous retrouvons Aemouna dans un couvent, et, (là, ma rêverie devient un peu floue) nous venons à bout des malfaisants qui nous menacent.

2.

En dépit de mon insistance à prendre un taxi, Katsumi tient à m'accompagner à l'aéroport. Cette fois-ci, nous prendrons la voiture - c’est l’heure de pointe dans les transports en commun.

- En fait, tu veux être sûr que j’embarque dans l’avion et quitte le territoire ! 

Il sourit sans répondre, son foulard toujours étroitement enroulé autour de son cou. Je n’ai pas demandé à Akira les tenants et aboutissants de ce tatouage que je devais ignorer. Katsumi a pris suffisamment de place dans nos conversations sans que j’aie envie d’en rajouter.

C’est le moment des adieux. Akira me sert contre lui.

- Il faut que je te fasse confiance, murmure-t-il. C’est ça, la leçon pour moi aujourd’hui. Cesser de penser que j’ai forcément raison et que je dois te convaincre.

Je marmonne quelque chose sur le thème “nous sommes peut-être tous deux dans le vrai, mais de façon différente”. Nous nous regardons et je lui dis la phrase rituelle, celle que nous échangeons chaque fois que nos routes se séparent.

- Nous nous reverrons peut-être bien plus tôt que nous ne le pensons.

Il me sert contre lui avec ferveur. Ça pourrait être la dernière fois que nous nous voyons, vraiment la dernière fois. J’ai soudain du mal à respirer et je peux à peine répondre à son baiser.

Katsumi, qui ne nous a pas quittés des yeux, reste silencieux au volant. Je fais un effort pour reprendre souffle. Je suis nouée.

Peut-être plus tôt que nous le pensons. Ça nous est arrivé plusieurs fois.

 

3.

Dans l’avion, les yeux clos. Plutôt contente de la façon dont Katsumi et moi nous sommes quittés. Je l’ai remercié longuement de tout le temps qu’il m’a consacré pour me faire visiter Tokyo. Il a apprécié, je crois, cette gratitude.

J’aurais dû m'arrêter là. J’ai ajoute que je n’avais jamais vu Akira si amoureux, ce qui est vrai.  Je pensais que, compte tenu de ce qu’il m’avait confié à mon arrivée, la crainte d'être ‘un grain de sable’ dans sa vie, il accueillerait mon opinion, mais j’ai senti au contraire une désapprobation discrète derrière son sourire poli. A présent, donner mon avis sur leur relation signifie m'insinuer là où je ne suis pas invitée. Message reçu.

Pendant les heures du vol, je réfléchis à la meilleure façon de révéler à Greg ma vraie nature. Peut-être prendre le conseil de Libby ? Ils travaillent ensemble, elle le connaît depuis plus longtemps que moi. Sans doute une bonne idée, d’autant plus qu’elle projette de parler aussi à Amy. Mais pourrai-je compter sur elle ? Elle sait disparaître au moment où je m’y attends le moins. 

Une visite de ma petite Sainte, voilà ce dont j’ai besoin, comprenant une conversation, des éclaircissements satisfaisants. Sa récente apparition dans la nuit me revient en mémoire, ainsi que sa phrase mystérieuse “j’ai vu passer ton ami”.

Iain venait d'être détruit. C’est de lui dont elle devait parler. Moi qui me suis toujours demandé où nous allions quand nous cessons d’exister, nous les Semblables qui ne pouvons pas mourir, je suis subitement touchée par une révélation. Avec sa petite phrase toute simple, Emilie m’a donné une réponse qui me bouleverse. Nous, les Semblables, avons une âme. Et l'au-delà ne lui est pas fermé.

 

4.

Je marche vite dans les couloirs de l'aéroport. Comme disent les Américains, I have butterflies, cette fébrilité qui donne l’impression que des papillons volettent dans votre estomac. Greg est géographiquement si proche ! Greg et peut-être Jackson, d’ailleurs. A ma surprise, c’est Jackson qui m’a envoyé un message pour me dire que la voiture était garée dans le parking situé dans l’enceinte même de l'aéroport et que j'étais attendue. Greg sera forcément là, il m’a envoyé un email sans équivoque, mais pourquoi Jackson l’a-t-il accompagné ?

Je me suis arrêtée dans un des nombreux restrooms pour observer mon reflet dans les miroirs. Peaufiner mon apparence. Éviter que ma peau soit luisante après ce long vol, ajouter un peu de rouge à lèvre, un bon coup de peigne… Je pense que je ferai couper cette crinière rapidement, après tout personne, ou presque, ne connaît Tara ici, et je n’ai plus besoin de me cacher derrière elle. Mais aujourd’hui je suis contente de cette longue chevelure car quand Greg posera ce premier regard sur moi, après cette séparation, je voudrais qu’il ait une bonne surprise. Comme dans “ma girlfriend est vraiment sexy” plutôt que “bon, rappelons-nous, ce n’est pas le physique qui compte...”

A cause de travaux, les passagers de mon vol ont parcouru un chemin inhabituel pour arriver à la livraison des bagages qui est aussi le lieu où les passagers sont attendus. J’arrive par le niveau supérieur, celui des départs, et descends par l’escalier mécanique, d'où je regarde intensément si j'aperçois mon fiancé. Non, il n’est pas là - ni Jackson d’ailleurs. Mon regard se pose sur un homme Noir qui me rappelle son frère, celui qui l’avait frappé, avec son crâne rasé. Ce pourrait être Greg s’il était devenu chauve. Cet homme est vêtu d’un élégant blazer bleu marine et il tient un bouquet de fleurs. Ses yeux sont tournés vers les escaliers qui montent à son niveau, d'où la plupart des voyageurs proviennent. Puis il lève la tête et son sourire ravi, quand il me voit, ne peut pas me tromper. C’est Greg ! Pourquoi a-t-il rasé ses cheveux ? Il ne m’a rien dit.

Comme c’est bon de sentir ses bras autour de moi… Après une longue étreinte et un baiser, il me regarde, fait compliment de ma coiffure, dont l’abondance le surprend. Sa joie est un tel réconfort. Je dois être tout aussi radieuse, admirant les fleurs, de beaux dahlias de couleurs vives, avant de regarder à nouveau son crâne nu.

-  Mais explique-moi… pourquoi ?

D’un geste de la main, je montre sa tête.

-  Oh ça… j’avais oublié que tu ne m’avais pas encore vu. Tu veux toucher ? C’est drôle, non la coïncidence ? Tu reviens de ton voyage avec cette chevelure… ce sont des extensions, c’est ça ? Et moi au contraire…

-  Ça te va bien, ça te change beaucoup… Mais qu’est-ce qui t’a décidé ?

Greg baisse les yeux, me prend par la main, me conduit vers un banc en métal. Il va annoncer quelque chose… L'inquiétude me gagne. Il prend place près de moi, garde ma main dans la sienne. Je serre les fleurs contre moi, embrassant leur odeur fraîche.  

-  Tu sais que je suis Cherokee… Quand nous perdons un proche, la tradition est de nous couper les cheveux, une façon de vivre notre deuil. Alors, je me suis dit, quitte à couper… autant tout enlever…

Je suis suspendue à ses lèvres. Qui est mort ? Le visage de Vilma, son sourire lors de notre dernière conversation, s’impose à moi. La tristesse de ne plus la revoir me gagne déjà.

-  J’ai préféré ne pas te le dire avant ton retour… poursuit Greg. C’était tellement inattendu et choquant, je voulais que tu puisses rester en paix près de ton frère.

-  Qui est mort, Greg?

Il dit simplement :

-  Jackson est mort, ma chérie.

Totalement prise de court, ma réaction est embarrassante. Je dis à Greg que c’est impossible, que Jackson m’a envoyé un message juste une heure plus tôt pour me dire qu’il s’était garé.

Qu’est-ce que j’imaginais ? Que Greg allait s’exclamer “j’ai dû me tromper, alors, Jackson est vivant!”?

A la place, il secoue la tête et me dit :

-  C’était moi, Max. Katherine m’a donné son téléphone portable. Je dois effacer son nom, mettre le mien, je ne me suis pas encore résolu à le faire, pourtant il le faut, chaque fois que j’appelle quelqu’un ou que j’envoie un message, je crée d’affreux malentendus… 

Il s’affaisse sur lui-même et je l’entoure de mes bras.

-  Que s’est-il passé, Greg ? De quoi est-il mort ?

-  Il a été tué, et on ne sait pas par qui. Il était à la maison, il avait eu une opération, appendicite, tu sais, comme Amy… Il se reposait. Quelqu’un est venu le voir et lui a tiré dessus. On ne sait pas qui, et on ne sait pas pourquoi.

J’ai l’impression de ne rien sentir, et de ne plus être capable de penser pendant un moment. Les mots “c’est impossible” tournent dans ma tête.

 

5.

Nous quittons l'aéroport dans la lumière de fin d'après-midi. Greg conduit et parle. Mort et Jackson… je ne peux pas associer ces deux mots.

Vilma était seule dans la maison avec Jackson, chacun dans leur chambre, me dit-il, il était un peu plus de 7 heures du soir. Elle a entendu une conversation, ce qui l’a surpris, car elle n’avait entendu personne arriver ou sonner. Et puis un bruit - elle a pensé à un pétard, ou à la porte d’une voiture qui claque - le départ des visiteurs ?  Elle a attendu un moment.

-  Elle s’en veut terriblement, de ne pas s’être précipitée. Quand finalement elle s’est dirigée vers l'entrée, elle a trouvé Jackson étendu en bas des marches. Elle a cru qu’il était tombé dans les escaliers, ou eu un malaise. Elle a appelé 911… Mais il est mort avant même qu’ils n’arrivent. Ils n’ont pas pu le ranimer.

Il pousse un soupir. Nous restons silencieux un moment. Il reprend :

-  L’autre jour, je suis entré et Maman était assise en tailleur en bas des escaliers, juste à l'endroit où il est mort. Elle était immobile, les yeux dans le vague… Elle m’a fait penser à un sphynx.

C’est le détail qui me fait perdre le contrôle. Je fais de mon mieux pour respirer régulièrement, éviter les sanglots, mais les larmes coulent.  Après un moment, ma voix est suffisamment assurée pour que je demande :

- Et ses enfants?

-  Heureusement ils étaient avec leur mère pendant sa convalescence… Ils étaient censés y rester deux jours de plus. Ils sont toujours là-bas. Ils vont vivre avec elle à présent.

Se souviendront-ils de leur père qui les aimait tant ? Ils sont si petits… Greg soupire.

-  Alors évidemment, on essaie de comprendre qui a pu faire ça… Je suis en contact avec Tanner, tu sais, mon ami policier. Ils sont dans le brouillard. Ils n’ont pas retrouvé l’arme, pas de témoins… Et il n’avait pas d’ennemis ! Si populaire, au contraire, tant d’amis …

-  A part…

Je m’interromps avant de le dire et Greg me jette un regard de côté.

-  Tu ne vas pas recommencer avec ça !

J’ai pensé à Carol, évidemment. Si fixée sur lui qu’elle a engagé une relation avec Greg juste pour faire partie de son entourage… Et sans scrupule. La réaction instinctive de Greg me blesse. Je croyais que nous avions dépassé ce conflit. Voilà qu’il prend sa défense à nouveau - et me donne le mauvais rôle.  Je me tourne vers lui, feignant la surprise, comme si je ne comprenais pas son allusion.

-  De quoi parles-tu ? Je pensais à ses fans. Amy m’avait quand même dit de mettre une perruque le soir de son show pour cacher mes cheveux bleus… S’ils me reconnaissaient comme étant “Marie” la voisine dont il parlait, ça pouvait être… je ne sais pas exactement… inconfortable en tout cas. Est-ce que l’un d’eux a pu devenir si “fanatique”, justement, qu’il décide de le supprimer?

Greg hoche la tête pensivement.

-  Bon, c’est sûr, Jackson n’était pas John Lennon, mais il suffit d’un déséquilibré pour mettre en danger quelqu’un d’un peu célèbre. La police s’est posé la même question. Jackson recevait de temps en temps des courriers ou des emails bizarres.

Après un instant de silence, sans cesser de regarder la route, il pose sa main sur la mienne.

-  Pardonne-moi d’avoir cru… Je vis un cauchemar… Ça n’aide pas à réfléchir sereinement. Je m’en veux tellement. C’est moi qui aurais dû prendre cette balle, pas lui ! Moi, j’ai tué quelqu’un, j’ai commis un meurtre, j’aurais dû être là, m’interposer. Ça aurait eu tellement de sens, moi qui ai pris une vie, que je sauve la sienne… Sans compter qu’il était père de famille ! Ce n’est pas lui qui aurait dû mourir ! 

Sa voix devient rauque au fur et à mesure de ses paroles. Je glisse un kleenex dans sa main, il essuie son visage.

-  Figure-toi qu’il m’avait demandé de lui apporter à dîner ce soir-là, il voulait que j’aille à Infinite Soups, tu sais ce restaurant sur Tacoma Avenue, pour lui ramener une pinte de leur velouté de poulet au maïs… J’ai dit non, j'étais à l'église, je préparais une étude biblique pour une réunion le lendemain… J'étais agacé, sa façon de demander des services à tout bout de champ. Si je l’avais fait, et pris quelque chose pour moi aussi, nous nous serions trouvés ensemble dans la cuisine quand le visiteur… le meurtrier… est arrivé.

Il soupire à nouveau. Je songe que, si je ne m'étais pas trouvée au Japon, c’est sans doute à moi que Jackson aurait demandé un dîner léger. Qui sait, j’aurais peut-être pu m’interposer comme je l’avais fait avec Ayita, et même dissimuler une blessure éventuelle avec la complicité de Vilma pour ne pas être obligée de quitter cette vie.

-  Libby m’a dit que c’était une étape typique du travail de deuil, ce genre de raisonnement, reprend Greg. Une façon de nier la réalité de la mort en imaginant une alternative…

Un moment de silence à nouveau. J’ai tant de questions en tête, mais mon esprit semble saturé d'interférences, comme ces bruits parasites qui dominent certaines vieilles émissions de radio.

 

6.

Retrouver mon lit - et mon compagnon de lit - ma maison, le plaisir d'être dans ma cuisine, et d’embrasser mes chats… Moments de joie, soulagement. Mais la tristesse ne me quitte pas. A notre arrivée, je sonne à la porte, et le lendemain, alors que Greg m'emmène voir la tombe de Jackson, je sonne une nouvelle fois. Jackson avait installé cette sonnette toute en harmonie, alors que je n’avais rien demandé, après avoir remarqué que je supportais mal la stridence de la précédente.

De grandes pelouses parsemées de pierres tombales, c’est l’apparence sereine des cimetières américains. Je me souviens de l’enterrement de Gemma, la femme de Stanislas, dans un cimetière parisien qui ressemblait à un jardin de pierres, de larges dalles partout. Très peu de place pour la verdure. Ici, c’est de l’herbe à perte de vue.

Greg se gare le long d’une des allées, et après une courte marche, je vois Katherine, debout, les bras croisés devant un espace de terre fraîche. L’herbe n’a pas encore repoussé à l’endroit où Jackson a été enterré. Vilma est là aussi, assise sur une chaise pliante un peu en retrait.

-  Elle vient souvent, me souffle Greg tandis que nous marchons dans sa direction. Une façon d'être près de lui…

Katherine sourit en nous apercevant. Ses cheveux sont coupés court, à la garçonne. Elle ne l’a pas fait pour ça, mais cette coupe la rajeunit, même si ses traits sont tirés, ses yeux cernés. Elle s’abandonne à la longue hug de Greg, puis me tapote le bras amicalement.

-  Vous avez fait bon voyage ? demande-t-elle.

-  Oui, merci. Je suis tellement désolée...

Je me tourne à moitié vers la tombe.

-  Moi aussi, répond Katherine. Je pense toujours que c’est un mauvais rêve, que je vais me réveiller...

Elle soupire et se tourne vers Greg.

-  As-tu eu des nouvelles de Tanner ? J’ai appelé ce matin, je n’ai même pas pu lui parler.

Une conversation s’engage entre la mère et le fils sur l'efficacité de la police pour résoudre ce crime. Katherine envisage d’engager un détective privé. Greg le lui déconseille. Un regard sur la pierre tombale fraîchement installée m’apprend que Jackson est mort deux jours avant Iain. Alors… Qui Emilie a-t-elle vu passer ? Iain ou Jackson ? Moi qui avais espéré que sa phrase révélait que nous, les Semblables, pouvions être accueillis dans cet au-delà d'où elle s’adresse à moi…

Vilma me sourit tout en essayant de s’extirper de sa chaise pliante. Je lui fais signe de ne pas bouger, la rejoins et m’accroupis à ses côtés. Elle me serre dans ses bras.

-  Merci, merci, merci…. murmure-t-elle sans me lâcher. Merci d'être revenue.

A-t-elle perçu la tentation de rester au Japon ?

-  Vilma, je suis tellement désolée… Quand Greg m’a dit, hier, à l'aéroport, c’est comme si je recevais un coup de poing…

La vieille dame me parle de ses regrets de ne pas avoir été plus vigilante, elle aurait dû rester aux côtés de son petit-fils au lieu de le laisser seul dans sa chambre.

-  Tu sais ce qu’il m’a dit, ses derniers mots avant de mourir ? Il répétait “It’s ok, it’s ok…” Il savait que c’était trop tard, qu’il était en train de partir. Je lui disais de tenir bon, que les secours étaient en route, ils sont arrivés si vite… Mais lui disait “it’s ok.” Et puis j’ai vu la couleur quitter son visage, en un instant il est devenu gris.

Je la serre à nouveau contre moi. L’instant d'après, elle se dégage et me regarde, tapote ma joue.

-  Maintenant, tu es là. C’est un soulagement de te savoir juste à côté.

Katherine s’approche de nous, l’air contrarié. Elle a entendu notre dialogue. Va-t-elle me reprocher de ne pas respecter notre accord en parlant à sa mère ?

-  Je ne comprends pas pourquoi il pouvait dire que c’est “ok”, dit-elle. Il a deux enfants, plus un en chemin, et c’est ok de mourir ? J’aurais voulu qu’il se batte, qu’il résiste…

-  Maman, soupire Greg. Ce n’est pas toujours possible…

Katherine fait un geste vers lui pour qu’il cesse de parler. Son visage se crispe et elle souffle :

-  Je sais, je sais…

De nouveau, elle pose les yeux sur moi et je m’attends à une algarade.

-  Merci pour le chat. C’est une bonne compagnie. J’ai changé son nom, j'espère que ça ne vous ennuie pas ? Vous l’aviez appelé, je ne sais plus, Gamelle, guillemet ? En tout cas, maintenant c’est Jack, et ça lui va comme un gant. Il a tout de suite répondu à ce nom.

Je ne pense pas que Guimel soit traumatisée d'être désormais considérée comme un petit mâle et de se faire appeler Jack. Elle apprécie certainement d'être le centre d’attention de son humaine. 

 

 

7.

Alfa n’a pas voulu m’approcher ni même poser les yeux sur moi le jour de mon arrivée. Mais la nuit venue, après les moments de tendresse partagés avec Greg, elle me rejoint et se musse le long de mes jambes, un vrai serpent couvert de fourrure. Elle me fait savoir qu’elle me pardonne, et, en l'écoutant ronronner, j’ai l’impression d’entendre le murmure même de la vie.

J’ai flotté dans une sorte d'irréalité au Japon. Me voici de retour chez moi, choquée par les morts brutales de Iain et Jackson, craignant confusément qu’il n’existe un lien entre elles. Il est temps de me remettre sur pied.

Après notre retour du cimetière, Greg et moi nous sommes assis autour d’une petite soupe et de sandwiches et nous avons fait une liste des membres de sa famille, nous demandant comment les soutenir. Un moment calme de réflexion commune qui m’a fait du bien.

Car, étrangement, bien que je sois à présent sous le même toit que Greg, une distance persiste entre nous dont je ne saurais dire l’origine. Malgré sa chaleur, sa tendresse, je le sens dans une sorte d’observation perplexe à mon égard. Je ne sais pas. Je le percevais comme cérébral et compatissant, avec son buisson de cheveux poivre et sel. Bien sûr, c’est toujours lui. Mais l’absence de cheveux a changé l'équilibre de sa physionomie. Maintenant, je vois l’homme d’action, le boxeur le plus rapide de sa famille et je me sens intimidée.

Bon, l’histoire de la chambre d’amis, ça n’arrange rien. Pendant mon absence, Greg a investi cette chambre dont nous ne nous servions pas - si ce n’est pas pour abriter Libby une nuit - et l’a transformée en bureau. Il me décrit la joie qu’il y a mis. C’est la première fois de sa vie qu’il installe un espace à lui.

-  Au départ, c’était pour y travailler, et c’est ce que j’y fais, mais c’était si déprimant de dormir seul dans notre lit… j’ai fini par utiliser le futon. Le matelas est très bon, d’ailleurs, bien ferme ! Tu l’as bien choisi !

La pièce est devenue sa chambre. Je me réjouis avec lui, mais quand je montre ma hâte à la découvrir, une expression malaisée apparaît sur son visage. Il assure qu’il sera content de me montrer les lieux “dans quelque temps”.

-  Tu comprends, c’est ma chambre à moi… dit-il en souriant pour minimiser l’aspect enfantin de sa remarque.

Il a grandi dans une petite maison pleine d’enfants où il n’avait pas de chambre, ni même de lit. Le plus jeune des garçons, il dormait dans le lit de ses frères à tour de rôle. Cette enfance était joyeuse autant que bruyante, et il en a de bons souvenirs. Mais pas d’endroit à lui. Et il avait à peine 18 ans quand il a été condamné à de longues années de prison.

-  Nous étions deux, souvent trois détenus dans un espace bien plus petit… C’est un palais en comparaison !

Je ne suis pas sûre de comprendre pourquoi cela nécessite de m’en fermer la porte. Je ne me vois pas y marcher d'autorité, moi qui ai tant insisté pour qu’il se sente “chez nous” et non “chez moi”.

Je ne peux m'empêcher de comparer notre relation à notre domicile. Que penser du fait qu’il ne veut pas de ma présence dans la pièce qu’il a fait sienne ?

-  Bon, quand tu seras prêt, tu me feras visiter… dis-je avec légèreté.

Je le cache mais je suis froissée. Notre décision d’inviter Amy et Libby à dîner ce même soir tombe à pic pour me permettre de me changer les idées en cuisinant à nouveau. Libby, dans une de ses robes colorées, est égale à elle-même, souriante, composée. Amy, en T-shirt et pantalon de survêtement, elle que j’ai toujours vue si élégante, arbore une sombre expression et pendant le dîner remâche les phrases maladroites que amis ou cousins ont pu lui dire, “Dieu avait besoin de lui plus que nous” ou “il est plus heureux que nous, là où il est…” “Allez, souris, il ne voudrait pas que tu sois triste”...

Je raconte quelques anecdotes de mon séjour au Japon.  Mais, bien sûr, la conversation revient toujours sur la tragédie qui vient de frapper la famille. J’apprends que Libby n’a pas présidé les obsèques, Katherine a mis son veto.

-  Et c’était une bonne décision, affirme Libby. Ça m’a permis d'être assise avec Amy et de ne me soucier de rien d’autre.

Un ami de George, pasteur de l’église African Methodist Episcopal de Tacoma, a officié. L’occasion aussi pour Greg de revoir les deux frères qui l’avaient coupé de leur vie. Il aidait le pasteur pour les derniers détails avant le début du service quand il les a vus tous les deux, côte à côte, les yeux fixés sur lui.

-  Tu as vu comme ils se sont avancés vers moi, avec cet air résolu ? dit-il, prenant Amy à témoin.

Elle hoche la tête. Greg a cru qu’ils allaient le frapper, ou plus probablement faire une déclaration sur le fait que c’est lui, Greg, qui aurait dû se trouver dans le cercueil à quelques mètres d’eux.

-  C’était mon avis de toute façon. Ça l’est toujours.

Mais ils se sont approchés et l’ont serré dans leurs bras.

-  Ils lui ont dit qu’ils ne voulaient pas rester fâchés alors que la mort pouvait survenir à tout moment, commente Libby qui a entendu leurs paroles. Et aussi qu’ils étaient fiers de lui, de ce qu’il a accompli depuis sa sortie de prison.

- Je ne m’attendais pas à ça… admet Greg. Ça m’a fait du bien, je dois dire…

Il se tourne vers moi et ajoute :

-  Tu sais comme j'espérais qu’ils me pardonnent un jour. Et dans le même temps… (Il fait une petite grimace) Ça a eu lieu (il fait un geste dans l’air pour créer des guillemets) "grâce à" la mort de Jackson. Et je n’aime pas l’idée que quoi ce soit de positif arrive à cause ce meurtre. Je ne veux pas qu’on puisse avoir une raison de trouver que c'était une bonne chose. Tu vois ce que je veux dire ?

Amy, qui avait les yeux dans le vague en nous écoutant parler pendant la plus grande partie du dîner, sursaute presque et le regarde.

-  Exactement ! C’est exactement ça. La famille me dit d'être patiente, que je vais surmonter ça, que la vie va reprendre… Mais je ne veux pas ! Je ne veux pas que la vie reprenne. Je ne veux pas m’habituer à son absence. Je reste dans la stupéfaction qui m’est tombée dessus quand j’ai appris qu’il était mort et je ne veux pas en sortir…

Un silence accueille ses mots.

-  Tout ça est encore si récent, ma chérie… murmure finalement Libby en posant la main sur son bras.

Comme dessert, j’ai fait une tarte au chocolat noir qu’Amy a déjà eu l’occasion de me voir préparer et qu’elle adore, en particulier la pâte de noisettes - une sorte de praliné - que j’étale sous la ganache. Mais je crains qu’elle ne soit pas d’humeur à apprécier et que ma tentative ne fasse que l’enfoncer dans sa tristesse.

Cependant, quand j’apporte la tarte, qui a belle apparence avec son glaçage miroir, Amy lève les yeux vers moi et sourit pour la première fois.

-  Tu m’as tellement manqué… déclare-t-elle avec une emphase exagérée qui nous fait tous rire.

Je reconnais le sens de la répartie de Jackson. Mais elle touche à peine à sa part. Je crois que le kimono lui a quand même fait plaisir. Elle l’a déplié quand je lui ai donné avant qu’elle ne reparte avec Libby. Elle a admiré les motifs de fleurs sur fond rose pâle qui va si bien avec sa peau sombre. 

-  C’est doux ! remarque-t-elle. C’est du satin?

-  De la soie !

Celui de Greg, que je lui ai donné hier soir, est noir avec une fine ligne dorée. Amy m’embrasse - je la serre dans mes bras et je lui souffle :

-  Viens déjeuner avec moi, comme on le faisait avant que je n’aille au Japon !

Je l’entends soupirer.

-  Je ne suis pas très marrante à fréquenter, en ce moment.

-  Je m’en fous ! J’ai envie de te voir ! Et de te masser les pieds, tant qu’on y est.

Elle se dégage et me regarde. Libby et Greg parlent entre eux d’une réunion à venir à l'église.  Amy me dit à mi-voix :

-  Si tu fais ça, je me mettrai à pleurer, et alors là…

Elle fait un signe qui évoque une abondance de flots.

-  Et alors ? On pleurera ensemble ! C’est bon pour la santé.

Elle semble déroutée, comme si elle cherchait un argument sans le trouver, puis elle esquisse un sourire et dit simplement :

-  OK.

 

8.

Nous rangeons rapidement ce qui doit l’être, j’emplis le petit lave-vaisselle. Je m’active mais je suis épuisée. Le décalage horaire pèse encore sur moi et la souffrance d’Amy m’a pénétrée jusqu'à la moelle des os.

-  C’est joli, le kimono que tu lui as trouvé… dit Greg en poussant les chaises sous la table et en posant l'orchidée en son centre.

-  Oui, j'espère qu’elle aura envie de le porter… Cette couleur lui va si bien !

-  Et celui que tu m’as donné… Il était pour moi, à l'origine, ou pour Jackson ?

Je regarde Greg, stupéfaite. Son visage est impassible.

-  C’était pour toi, évidemment. Amy est devenue une amie très proche, mais je n’ai aucune raison de ramener un kimono à Jackson. 

-  Alors pourquoi lui as-tu demandé de te conduire à l'aéroport alors que tu as refusé que je le fasse ?

Ma surprise grandit.

-  Je ne lui ai rien demandé du tout ! J’avais réservé une place dans la navette pour l'aéroport - ils ne sont jamais venus me chercher… Alors, j'étais sur le pas de la porte, à guetter, me demandant quoi faire et Jackson est arrivé et m'a proposé de me déposer… C’est ne pas comme si je l’avais choisi comme conducteur !

Greg me considère sombrement.

-  Et tu n’as pas choisi de l’embrasser à l’aéroport ?

Je me sens rougir.

-  Non, je n’ai pas choisi de l’embrasser ! J’ai eu un moment de panique, au milieu de tout ce monde, et il en a profité ! Il a trouvé ça très drôle, j'étais furieuse. Ensuite, il n’a pas cessé de répéter que ce n’était pas un baiser romantique, mais juste - comment a-t-il dit ? Un baiser “prophylactique”, pour que je me sente mieux. Et ensuite, j'étais dans l’avion, et je n’y ai plus pensé, ça n'avait rien de sentimental, c’était Jackson se conduisant comme Jackson, un adolescent… Je ne t’en ai pas parlé parce que je n’y pensais plus moi-même ! Jusqu'à maintenant. Je n’en reviens pas qu’il t’ait raconté ça.

Greg soupire et tire une des chaises qu’il avait poussé sous la table, s’assoit lourdement.

-  Jackson et moi… nous avons cette… oui, une sorte de rivalité, depuis ma sortie de prison. Je crois que je suis… que j'étais jaloux de lui. Tu comprends, il est exactement ce que j’aurais aimé devenir, si je n’avais pas fait toutes ces conneries. Et tellement mieux. Physiquement, et mentalement. Son talent. Son aisance à réussir… J’ai toujours pensé, depuis que nous sommes ensemble toi et moi, que tu allais te rendre compte que tu t'étais trompée de frère.

-  Oh, Greg…

Je m’assois sur la chaise voisine, pose mes mains sur les siennes, je lui parle en le regardant dans les yeux, comme je le faisais avec Brisart pour qu’il puisse lire ma sincérité.

-  Tu te souviens, quand même, au début ? Jackson voulait être avec moi. Mais dès le premier jour, c’est toi qui m'intéressait - malgré Carol ! Ça a toujours été toi ! Lui, c’est un petit frère que j’aime beaucoup, et je suis navrée qu’il soit mort ! Mais jamais, jamais ça n’a été romantique entre nous. Tu le sais bien !

Il reste silencieux un moment, absorbant mes paroles.

-  C’est vrai… reconnaît-il finalement. Mais quand il m’a dit “ça ne t’ennuie pas que j’aie déposé Max à Seatac, n’est-ce pas ? Et on s’est un peu embrassés…" j’ai pensé…

Je lève les yeux au ciel. Oh, Jackson…

-  “On” ne s’est pas embrassés, dis-je en formant à mon tour des guillemets dans l’air. Il m’a embrassée. Je l’ai repoussé et je suis partie, furieuse, vers la file d’attente pour passer la sécurité. Il m’a suivie en s’excusant. Je suppose qu’il ne t’a pas donné tous ces détails.

Greg sourit.

-  Non… et j’aurais dû me douter… Au fond, je me dis que je ne te mérite pas, donc je suis prêt à imaginer que tu vas arriver à cette conclusion, toi aussi.

Pendant un long moment, j’explique à Greg avec passion et même une certaine véhémence son importance pour moi, son courage, sa générosité, la façon dont il perçoit les émotions de ceux qui l’entourent, et calme leurs tempêtes. Je l’engage à se faire confiance, comme je lui fais confiance. Finalement, nous nous embrassons, et quand nous reprenons souffle, Greg dit :

-  Tu veux voir ma chambre ?

Nous rions tous les deux parce qu’on dirait la question d’un adolescent qui  ramène une amie chez lui pour la première fois. Nous grimpons à l'étage, entourés de galopades de chats satisfaits que nous allions au lit, et je découvre une chambre que je reconnais à peine. Elle semble deux fois plus grande, maintenant que des rangées d'étagères avec des livres courent le long des murs. Il a aussi ajoute des plantes vertes, dont l’une dans une suspension qui pend du plafond, tiges et longues feuilles cascadant gracieusement du panier, près de la fenêtre grande ouverte sur la nuit.

Un petit bureau en bois blond, qui semble avoir déjà beaucoup vécu, est situé le long du mur près de la porte.

-  Comme ça, si je me penche, je peux voir si les chats sont dans le couloir ou dans l’escalier…

Le bureau a été donné par son oncle George, il appartenait à son fils aîné quand il était au lycée. Il étudie à présent à Harvard. Je reconnais, posé dessus, le grand cahier - le journal de Greg - à côté de l’ordinateur portable dont Carol lui a appris à se servir à sa sortie de prison.

Je félicite Greg, quel bon travail il a fait ! Jusque dans les éclairages, qui donnent une atmosphère chaleureuse à la petite pièce. Je me verrais bien y écrire moi aussi, si ça ne contrarie pas trop mon fiancé. Il sourit, visiblement il apprécie mon enthousiasme. S’il était félin, il ronronnerait.

Greg saisit plusieurs articles qu’il a découpés et insérés dans la première page de son journal. Il me les tend. Ils parlent de Jackson, de sa courte carrière, de sa mort… Je m’assois sur le bord du lit pour les parcourir pendant qu’il écrit rapidement quelques lignes dans son journal. Je suis trop fatiguée pour tout lire, et alors que je lève la tête vers Greg pour le lui dire, j'aperçois un autre article, posé à la tête du lit, près de la lampe sur sa table de nuit. Je le reconnais aussitôt, et un grand froid me parcourt.

C’est l’article du Monde de Stanislas sur Nathalie Duval. Greg a souligné en rouge certaines phrases. Il a aussi colorié le dessin qui me représente, ajouté du bleu sur les cheveux, du rouge sur mes lèvres.

Quand je reporte mon regard sur Greg, il est tourné vers moi. Il a suivi la direction de mon regard.

-  Je voulais aussi te parler de ça… dit-il à voix basse. Et je craignais aussi de le faire. Est-ce que c’est toi ? C’est toi, n’est-ce pas ? Le frère japonais, le refus de se faire photographier, et puis, c’est un fait, tu cuisines comme une professionnelle…

Je pousse un soupir. Une petite voix me dit de saisir le moment. Je me demandais comment aborder le sujet ? Voilà, je n’ai plus qu'à parler.

Mais j’en suis incapable. Trop fatiguée pour ouvrir cette conversation vitale. Trop peur d’une réaction de rejet. Trop lâche, aussi. Libby n’avait pas tort quand elle me reprochait de me cacher derrière mes “rien n’est sûr" pour éviter les conversations difficiles.

Greg me regarde toujours.

-  Je ne suis pas Nathalie Duval, dis-je dans un souffle. Nathalie était ma sœur.

-  Oooh…. s’exclame Greg avec un soulagement visible. Ta sœur ? Alors, c’est pour ça - Akira, votre frère à toutes les deux… Oui, je comprends !

-  Elle est morte alors que j’étais dans le coma après mon accident de voiture. C’est vrai, nous nous ressemblons. Mais on ne s’entendait pas. Elle a toujours été la préférée. Quand je suis sortie de mon coma, je sentais que la famille espérait la voir, quand ils me regardaient. C’est pour ça que j’ai quitté le pays.

Je me mets à pleurer. Greg s’assoit sur le lit près de moi et me serre dans ses bras. Le pauvre, il est désolé de m’avoir confrontée à ces “souvenirs”. Alors que je pleure parce qu’il aura toutes les raisons, le jour venu, de me reprocher ce mensonge élaboré qui m’est venu si facilement, la démonstration de mes manipulations, alors que je pouvais tout lui dire.

Je pleure parce que mon manque de courage me consterne.

Dans notre lit, Greg m’embrasse avec passion.

-  Je suis tellement soulagé, soupire-t-il. J'étais inquiet, tracassé, tu comprends… Tellement soulagé… Maintenant tout est clair entre nous. Je t’aime si fort.

Il me serre contre lui, et une pensée d’abord lointaine grandit en moi. Dans le fond… ai-je vraiment besoin de lui révéler quoi que ce soit ? Lui faire porter le fardeau de ce secret ? Nos sentiments sont sincères, pourquoi aller plus loin que cette simple vérité ?

A-t-il vraiment besoin que je vienne tout embrouiller avec mon passé et ma nature de Semblable ?

Non.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Edouard PArle
Posté le 13/11/2022
Coucou !
Je retrouve dans ce chapitre la plus grande force de ton histoire, ce qui fait que je suis petit à petit devenu fan de "l'éternité du matin au soir", la complexité et la subtilité des rapports entre les personnages. Tu réussis à installer de la tension dans la moindre de leurs interactions parce qu'on mesure les conséquences possibles, les petits mensonges et non-dits. Un régal à lire !
Au début du chapitre, j'ai trouvé bien vu de nuancer la relation entre Akira et Katsumi, qui était jusqu'alors un peu idyllique. Même en s'aimant, on est tous des humains avec nos faiblesses et complexités.
Retrouver Greg m'a fait énormément de bien, j'adore ce personnage. Les petits freins comme le refus de montrer sa chambre m'ont beaucoup inquiété (preuve que je suis attaché à tes personnages), l'explication du baiser avec Jackson était un vrai soulagement. Mais l'inquiétude est tout de suite revenue avec la photo et le journal, Greg qui découvre la précédente vie de Max. Son choix de mentir est le plus facile à court terme mais il m'a fait mal. Je suis certain que ça ne tiendra pas sur la durée. Et ça me fait vraiment peur pour leur si belle relation. La chute était particulièrement douloureuse à lire.
Gros choc aussi en apprenant la mort de Jackson. J'appréciais ce personnage assez original, sans faux semblants. L'annonce d'un évènement tragique par Greg m'a fait peur mais je m'attendais comme Max plutôt à une mort de Vilma. Ca a été une surprise douloureuse.
Bref, j'ai énormément apprécié ce chapitre, je pense qu'il fait partie de mes préférés de toute ton histoire.
Mes remarques :
"tous les deux appartenu à la Resistance" -> Résistance
"Akira me sert contre lui." -> serre
"J’ai ajoute que je n’avais jamais" -> ajouté
"A ma surprise, c’est Jackson" -> à ma plus grande surprise ?
"La police s’est posé la même question." -> posée ?
Un plaisir,
A bientôt !
annececile
Posté le 14/11/2022
Merci de ce commentaire si encourageant! Ca met vraiment du baume au coeur...
Et tu sens bien venir les prochains obstacles : comme tu t'en doutes, continuer de cacher la verite a Greg n'aura qu'un temps.
J'ai apprecie aussi que tu accuses le coup de la mort de Jackson. J'etais desolee de le perdre, on se demande toujours ce que les lecteurs en penseront, s'ils seront au diapason ou pas.
Je ne suis pas sure de savoir de quoi tu parles quand tu mentionnes les Histoires d'Or?

En tout cas merci encore de ta lecture et de ton partage. Ca fait vraiment plaisir.
Edouard PArle
Posté le 14/11/2022
Les Histoires d'Or c'est un évènement d'un mois où on peut soumettre nos lectures préférées dans des catégories. Un gagnant par catégorie est élu à l'issue des votes.
C'est un onglet dans la page d'accueil, jette un coup d'oeil à la catégorie personnage : cher et tendre (=
annececile
Posté le 15/11/2022
Je ne connaissais pas du tout ! Merci ! PA c'est encore tout nouveau pour moi (enfin, apres 37 chapitres quand meme...) Je suis allee visiter et j'ai vote ! :-)
annececile
Posté le 15/11/2022
Je ne connaissais pas du tout ! Merci ! PA c'est encore tout nouveau pour moi (enfin, apres 37 chapitres quand meme...) Je suis allee visiter et j'ai vote ! :-)
Edouard PArle
Posté le 16/11/2022
Oui, c'est un super évènement (=
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