Chapitre 31

 Follet jeta un œil discret à ses concurrents, qui attendaient comme lui devant les portes séparant la Grand'Place de l'enceinte du château. Il y avait là une jeune fille aux cheveux de soie, élégamment couverte d'une cape de satin marine, et deux jeunes hommes, un petit brun au visage de souris, et un haut échalas maigre qui avait tenté de se vieillir en portant un lorgnon. Ces trois jeunes gens se tenaient raides, le visage empreint de gravité, comme si leur enfance était bien loin derrière eux alors que les traits de leurs visages témoignaient du contraire. Deux d'entre eux tenaient à la main un rouleau scellé d'un cachet. Une quatrième personne complétait le tableau, une grosse femme aux lourdes tresses, qui mangeait des noix sans se préoccuper d'eux le moins du monde. Follet n'avait ni noix ni rouleau, mais son bousin à trois cordes, pour que sitôt cette affaire passée il puisse reprendre du service entre les étalages du marché.

Une grande femme mal-aimable vint ouvrir la petite porte de fer forgée, incrustée dans le portail massif de l'enceinte des Chimères, et les cinq prétendants la suivirent. Comme la plupart des habitants de Kaalun, Follet connaissait la cour des Chimères, ouverte à tous à l'occasion du Défilé aux plumes, pendant la belle saison. Il s'y était aussi rendu lors des obsèques de la Reine, où une foule compacte pleurait sincèrement la souveraine. En revanche, rares étaient ceux qui franchissaient les lourdes portes du château...

Comme son nom l'indiquait, le château était criblé de barbacanes et de chimères de pierre, qui se glissaient entre les oriels minuscules, les balcons et les galeries de bois sculpté, les tourelles de garde et les échauguettes agrémentées de mascarets grimaçants. On pouvait aussi y apercevoir en plusieurs endroits, gravé dans la pierre, le symbole croisé des Tyr et des Lettfeti, la flèche et la plume. Les trois tours, couronnées chacune d'un cône d'ardoise verte et moirée distinctive de Kaalun, s'échappaient de cet enchevêtrement illisible de gargouilles et de coursives en s'élançant vers le ciel. A sa gauche, Follet aperçut le jardin des prisons, et les cachots qui grimpaient la falaise, mollement gardés par des hommes écrasés de sommeil après leur quart de veille. Sur la droite, les écuries, qui dormaient encore, et les greniers à grains. Le groupe gravit les quelques marches du parvis, puis pénétra dans la Grande salle qui, vide, semblait étonnamment plus petite. Dans les deux grandes cheminées qui encadraient le trône vacant, le feu venait d'être ravivé et prenait lentement vie. On entendait le cliquetis des cuisines, depuis lesquelles l'odeur des fèves torréfiées se frayait un chemin. L'Intendante les guida jusqu'au laboratoire, et referma la porte derrière eux. Elle n'avait pas prononcé un mot, et les cinq candidats constatèrent vite que leur nouvel hôte n'était pas plus bavard. Olga, cernée de paniers gorgés de gerbes odorantes, s'interrompit dans sa tâche et fixa les arrivants. Ils se laissèrent examiner, gênés, tâchant de garder contenance face au regard noir et perçant qui les traversait de part en part. Seul Follet se balançait d'un pied sur l'autre, comme un enfant impatient. Les yeux grands ouverts et le nez en l'air, il s'étonnait de l'invraisemblable du bric-à-brac réuni dans si peu d'espace.

Sans un mot, Olga revint à ses brassées de plantes, qu'elle entreprit de nouer en petits fagots. Excédée, la jeune fille à la cape bleue s'écria :

«  Et bien ! Ne devez-vous pas vous entretenir avec nous ? »

Olga lui décocha une flèche du regard, et, leur tournant le dos à nouveau, marmonna : « Faites. Parlez. » Tout en coupant ses petits bouts de ficelles.

« Soit, je commencerai. Je suis Diane de Comborn, mon père est médecin au royaume, et j'ai étudié à ses côtés. Je suis à ce titre plus que qualifiée pour prendre soin du Prince. »

Olga resta coite, le dos tourné. La jeune fille allait poursuivre sur ses mérites, mais non habituée à ce qu'on l'ignore ainsi, elle hésita, et se tut. Le jeune homme au visage de souris, les yeux fixé sur les pieds nus de leur étrange jury, se lança :

« Hémon Gaultier. Je rêve de servir la famille royale de puis toujours, vous ne trouverez pas plus dévoué. Mes parents sont des fidèles parmi les fidèles, ils fournissent par ailleurs le château en étoffes. Je peux travailler à toute heure du jour et de la nuit, ma loyauté au Prince est...

– Compris. »

La femme aux noix avait la voix stridente d'une pie, et fit sursauter son voisin.

« Moi mon nom on s'en moque bien, c'est pas ça compte hein. Moi j'connais tous les trucs, j'ai du métier vous savez, et leurs médecins là, moi j'dis, y vont l'tuer l'bon Prince, c'est tout c'qui savent faire ! Moi j'dis, faut lui mettre d'la luzerne sous l'oreille au bon Prince, et à la mi-lune, boire le sang du glouton ! Moi j'l'ai d'jà soigné l'Sang bleu, j'vous dis, comme ça, mon pendule y m'a dit, mets-y d'la luzerne... »

Olga soupira bruyamment, et le lorgnon en profita pour prendre la parole :

«  Ma Dame, je me nomme Sveinn, j'ai grandi aux Cimes où j'ai reçu le meilleur enseignement qui soit. Ma capacité d'apprentissage, pardonnez-moi si je semble pédant, est remarquable. Je serais plus qu'honoré de mettre cette éducation au service du Prince. »

Dans son élan, il mit un genou à terre. Follet le considéra avec étonnement, avant de réaliser qu'il devait s'exprimer à son tour.

« Euh, moi c'est Follet, enfin c'est pas mon vrai nom tout à fait mais,.. enfin disons que si, je préfère. Oui. Je suis musicien-raconteur, enfin, plutôt raconteur que musicien en fait... Je suis sur le marché tous les matins, vous pouvez venir m'écouter si vous le voulez, je... Euh ! Passons. Je viens... je souhaite travailler ici au château parce que... »

Olga se retourna et le gratifia d'un regard méprisant : « Parce que tu rêves de servir le Prince, je suppose ?

– Ah, non, pas particulièrement. »

La jeune femme à la cape et le lorgnon étaient partagés entre la stupeur et le plaisir de voir un candidat si facilement éliminé. Le garçon à tête de souris, lui, regardait bouche bée son voisin aux cheveux abricots. La femme ruminait ses noix, perdue dans ses pensées.

Follet perçut sa gaffe, mais s'il était bon pour les racontars, c'était un piètre menteur.

« J'aimerais venir au château pour pouvoir accéder à la tour des Écrits. Et puis... j'ai besoin d'une pelisse aussi...»

Olga lâcha ses fagots, et leur fit face à nouveau : « Je n'ai pas besoin de votre servilité, mais ça, vous ne l'avez pas compris, claqua-t-elle sans préambule, et ajouta en regardant Follet, sauf lui, lui il n'a carrément rien compris du tout ».

On lâcha quelques rires mal assurés.

« Débarrassez-moi le plancher. Sauf toi le troubadour, toi tu vas me suivre, si tu t'en sens le courage, et si tu m'assures que tu feras passer le travail avant tes lectures. »

 

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Fannie
Posté le 05/02/2020
Chapitres 30 et 31 :
La scène du roi et du prince qui se tiennent la main est émouvante. On aimerait que le prince s’exprime parce qu’il semble avoir quelque chose à dire, qu’il garde pour lui. Et il a l’air d’avoir une drôle de relation avec Annwn ; sont-ils vraiment amis ?
Cette voix qui surgit dans la tête d’Olga est étrange. A-t-elle des capacités de médium ou de télépathie ?
C’est un drôle d’entretien d’embauche. Si je peux comprendre pourquoi Olga ne veut pas de certains candidats, je ne vois pas non plus pourquoi elle choisit Follet. D’accord, il n’est pas imbu de lui-même, mais il ne donne pas l’impression d’être très motivé pour l’aider à soigner le prince ou d’autres gens et c’est évident qu’il n’est pas qualifié. Elle le pense plus malléable, peut-être ?
Coquilles et remarques :
— auprès de son fils, qui cramponnait sa main de la sienne, déchirée, sillonnée [Il ne me semble pas qu’il y ait d’erreur concernant les mains, mais j’ai buté sur cette phrase et j’ai dû la relire.]
— déplia sa haute silhouette au dessus du fauteuil [au-dessus]
— ses commissures tâchées de bleu [tachées ; sans accent circonflexe]
— Élégante, comme toujours, bien qu'elle fut en tenue de voyage [qu’elle fût ; subjonctif imparfait]
— Comme un poison qui aurait traversé ma moelle en un éclair [sa moelle]
— qui se surprit à souhaiter que cette mort fut la plus longue possible [fût ; subjonctif imparfait]
— les yeux remplis de glace, et d'une angoisse nouvelle [pas de virgule avant « et »]
— Mais alors qu'elle passa devant la petite porte de fer, une voix surgit [qu’elle passait ; c’est pendant qu’elle passe que la voix surgit]
— créant dans un écho si violent qu'elle lâcha le lourd casier [criant dans un écho ? créant un écho?]
— Ses oreilles bourdonnèrent violemment, sous l'effet d'une pression douloureuse [Je ne mettrais pas de virgule ici.]
— dans ses paumes étaient plantés les éclats du bocal pulvérisé, sans qu'elle n'eut rien senti [qu’elle n’eût rien senti ; subjonctif plus-que-parfait]
— Quel est ce raffut ?, demanda-t-il [Il ne faut pas mettre de virgule après un point d’interrogation, même pour une incise]
— puis, baissant les yeux sur la jeune fille, l'étonnement chassa l'agacement, Il va falloir vous soigner, jeune fille. [La syntaxe est bancale (ce n'est pas l'étonnement qui baisse les yeux) ; cette incise ne fonctionne pas / il y a une virgule suivie d’une majuscule]
— Elle ramassa les décombres graisseux, essuya à sa robe le sang et la pommade, et s'en alla [les débris ; les décombres sont les morceaux d’un édifice, des gravats / pas de virgule avant « et »]
.
— Follet jeta un œil discret à ses concurrents [un coup d’œil]
— le visage empreint de gravité, comme si leur enfance était bien loin derrière eux alors que les traits de leurs visages témoignaient du contraire [il y a deux fois « visages » ; je propose simplement « alors que leurs traits » (on comprend bien que ce sont les traits de leurs visages)]
— Une grande femme mal-aimable vint ouvrir [l’adjectif « mal-aimable » n’est pas correct et il est mal construit ; je propose « peu amène »]
— agrémentées de mascarets grimaçants [Je n’ai pas trouvé cette acception de « mascarets ».]
— A sa gauche, Follet aperçut le jardin des prisons, et les cachots [À / pas de virgule avant « et »]
— la Grande salle qui, vide, semblait étonnamment plus petite [Je propose simplement « étonnamment petite ».]
— Tout en coupant ses petits bouts de ficelles [de ficelle]
— La jeune fille allait poursuivre sur ses mérites, mais non habituée à ce qu'on l'ignore ainsi, elle hésita, et se tut [je mettrais « non habituée à ce qu'on l'ignore ainsi » entre deux virgules / je propose « peu habituée » ou « guère habituée » / pas de virgule avant « et se tut »]
— on s'en moque bien, c'est pas ça compte hein [c’est pas que ça compte, hein]
— j'ai du métier vous savez [virgule après « métier »]
— avant de réaliser qu'il devait [de se rendre compte, de s’apercevoir]
— regardait bouche bée son voisin aux cheveux abricots [abricot ; les noms employés pour qualifier une couleur sont invariables]
— Olga lâcha ses fagots, et leur fit face [pas de virgule avant « et »]
— claqua-t-elle sans préambule, et ajouta en regardant Follet [« claquer » n’est ni un verbe de parole, ni un verbe auquel se substitue naturellement l’idée de parole ; il y a d’autres verbes pour exprimer ce ton sec : rétorquer, riposter, asséner / avant d’ajouter (sans virgule)]
Isapass
Posté le 02/02/2018
Ah voilà : ils sont réunis et l'entrée en matière est parfaite ! En même temps, moi non plus j'aimerais pas passer un entretien d'embauche avec elle. 
Très drôle ce chapitre ! On voit un peu venir le cafouillage de Follet, et on se doute que c'est ce qui va faire qu'il est retenu et pas les autres, mais ça marche très bien.
 Détails :  
"Les trois tours, couronnées chacune d'un cône d'ardoise verte et moirée distinctive de Kaalun," : juste une suggestion, est-ce que ça sonnerait pas mieux si tu mettais "chacune" avant "couronnée" ? 
"Le groupe gravit les quelques marches du parvis, puis pénétra dans la Grande salle qui, vide, semblait étonnamment plus petite." euh, plus petite que quoi ? Qu'avant ? Mais Follet (et là on suit plutôt le récit par ses yeux) ne l'a jamais vue, si ? 
"Elle n'avait pas prononcé un mot, et les cinq candidats constatèrent vite que leur nouvel hôte n'était pas plus bavard." : j'ai relu tout le paragraphe pour comprendre qui était ce nouvel hôte. J'ai compris en continuant que c'était Olga. Mais dans ce cas, pourquoi pas hôtesse ? Et je trouve un peu étrange de parler du nouvel hôte sans préciser qu'elle (ou que quelqu'un) se trouve dans la pièce. Ou alors je suis particulièrement lente, ce qui est possible :)  
Olga la Banshee
Posté le 02/02/2018
Euuuuh non c'est pas faux ta dernière remarque ! Et c'est vrai queça devrait être hôtesse, mais je sais pas pourquoi "hôte" c'est mixte dans ma tête. Et hôtesse ça fait hôtesse de l'air... je vais ptete mettre aucun des deux du coup.
Oui, c'est clair qu'on se doute que Follet sera retenu ! En tout cas la confrontation des deux est agréable, le jour et la nuit !
(Follet qui n'a effectivement jamais vu la Grande salle... C'était juste pour savoir si tu suivais ! :p ) 
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