Chapitre 30

 Lorsqu'elle entra dans la chambre du prince, le Roi de Pierre était assis auprès de son fils, qui cramponnait sa main de la sienne, déchirée, sillonnée d'écoulements bleu nuit, ravagée par les crevasses que son geste avait rouvertes. Ses joues étaient bleues de larmes d'encre. Cela n'avait rien d'étonnant, pensa Olga, à l'approche d'une mort qui devenait certaine. Le Roi pleurait aussi. Ses traits s'étaient tellement durcis qu'ils avaient figé son expression, et son visage était aussi immuable que celui d'une statue. Mais comme deux sources qui auraient jailli de la roche, l'eau s'échappait de ses yeux, mouillait sa barbe, et la main de son fils.

Olga n'avait pas été habituée aux épanchements. Cette scène la gêna, et elle ne sut que faire, encombrée par le casier de bois qui pesait entre ses bras. Le Roi releva vers elle sa figure allongée, et la regarda, sans lui faire signe de rester ou de partir. Puis, plus doucement qu'une brise, il baisa le front du jeune prince, déplia sa haute silhouette au dessus du fauteuil, et regagna la porte. Arrivé à hauteur d'Olga, il posa une main grise sur son épaule – elle tressaillit – et murmura :

« Fais de ton mieux, jeune fille. »

Le prince n'était pas dans son état habituel. Il souffrait moins de ses gerçures, que le cataplasme avait atténuées. La peau de son visage avait retrouvé un semblant de souplesse et de mobilité, ses mains étaient moins calleuses. Mais son regard était plus agité que jamais, nerveux. Il fixait les Serpantes avec intensité. Avec une légère détresse, aussi, qu'elle ne lui avait pas remarqué les jours précédents. Il se laissa laver et soigner, docile du moment qu'on le laissait contempler les montagnes, totalement silencieux. Pourtant, ses commissures tâchées de bleu le trahissaient : il avait parlé, quelques minutes auparavant.

« Bonjour mon beau Prince... Oh, et bonjour Jeune Dame. »

Annwn venait de faire irruption, de façon si discrète qu'elle semblait avoir traversé la porte, déjà close derrière elle. Élégante, comme toujours, bien qu'elle fut en tenue de voyage, elle se glissa auprès d'Olga.

« Nous vous sommes tellement reconnaissants d'atténuer la souffrance de notre bon Prince... »

Annwn frôla le bras de la guérisseuse de ses longs doigts aux ongles peints. Olga le retira vivement. Quelle manie de déposer les mains sur elle pour exprimer la sollicitude ! Elle appliqua le cataplasme et se lava les mains avec humeur. Elle détestait qu'on la touche, certes, mais il y avait autre chose. Elle avait ressenti comme une onde, désagréable, puissante. Comme un poison qui aurait traversé ma moelle en un éclair.

En nettoyant grossièrement son matériel, elle se répéta les mots prononcés par cette femme, à l'instant. Ils trahissaient sa pensée. Le Prince allait mourir, il ne s'agissait plus que de l'accompagner dans ce dernier voyage. Voilà ce qu'elle croyait. Et elle a probablement raison, pensa Olga, qui se surprit à souhaiter que cette mort fut la plus longue possible. Car si le Prince disparaissait demain, la laisserait-on monter le dispensaire ? La question était cruelle, et pertinente. Elle n'en fit pas part à Annwn, penchée au chevet du jeune homme qui l'ignorait, les yeux remplis de glace, et d'une angoisse nouvelle. Il semblait réfléchir intensément, et ces pensées étaient douloureuses.

Elle abandonna le prince avec sa belle amie.

Son casier dans les bras, elle hésita un peu avant de retrouver le chemin du laboratoire, et emprunta un couloir qui ne la mena qu'à une échauguette désertée. Elle fit demi-tour, erra un peu, et enfin s'orienta. Elle dépassa les appartements de la Ministre aux clefs, ceux de l'Intendante et du Sénéchal, traversa l'aile principale et retrouva le petit couloir qui menait à la tour des Écrits, et, plus loin, au laboratoire. Mais alors qu'elle passa devant la petite porte de fer, une voix surgit dans son crâne :

La grossesse... était simulée... Simulé... le fils... Des fripes sous la robe... des nippes dans le corsage... Tout était faux... faux... faux... faux...

La voix s'intensifia, se démultiplia entre ses tempes, créant dans un écho si violent qu'elle lâcha le lourd casier. Un pot de pommade se fracassa au sol, mais elle ne l'entendit pas. Ses oreilles bourdonnèrent violemment, sous l'effet d'une pression douloureuse, dans ses sinus, sa gorge, derrière ses yeux. Et soudain, plus rien.

Elle était seule, genoux au sol, la robe maculée de pommade. Sans s'en rendre compte, elle avait plaqué ses mains au sol ; dans ses paumes étaient plantés les éclats du bocal pulvérisé, sans qu'elle n'eut rien senti. La porte de la tour des Écrits s'ouvrit, et les lunettes de l'archiviste apparurent dans l'encadrure, plantées sur son nez d'oiseau.

« Quel est ce raffut ?, demanda-t-il, puis, baissant les yeux sur la jeune fille, l'étonnement chassa l'agacement, Il va falloir vous soigner, jeune fille. »

Elle allait rétorquer une remarque cinglante, puis comprit qu'il parlait de ses mains ensanglantées. Elle en chassa les derniers tessons, alors qu'il la regardait, dubitatif. Elle ramassa les décombres graisseux, essuya à sa robe le sang et la pommade, et s'en alla. Il n'insista nullement et retourna dans sa tour de mots.

 

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Isapass
Posté le 02/02/2018
Bouh j'ai failli pleurer avec la scène du roi et de son fils. Il est donc encore vivant, ce roi de pierre ?
Et qu'est ce qui le rend si malheureux le prince ? C'est pas seulement la douleur, c'est sûr...
Et la scène des voix... Géniale ! Je l'avais pas vue venir celle-là. Rhaaa mais de qui ça parle ?!! 
Détails : 
"qui cramponnait sa main de la sienne, déchirée, sillonnée d'écoulements bleu nuit, ravagée par les crevasses que son geste avait rouvertes." : c'est pas la bonne main. Les adjectifs se rapportent forcément à la main qui est juste avant eux. Or dans la construction de ta phrase, c'est celle du roi et pas celle du prince. Il faudrait tourner autrement. Genre "qui, de la sienne, cramponnait sa main déchirée, sillonnée..."  
"Comme un poison qui aurait traversé ma moelle en un éclair." Mdr ! SA moelle. Tu t'identifierais pas un peu trop à ton héroïne, toi ? ;) 
Olga la Banshee
Posté le 02/02/2018
Je suis beaucoup trop bavarde pour être Olga ! :)
La main, bien vu !
Quant à la scène de la voix, je viens de réaliser une belle grosse incohérence dans mon récit, et du coup ça va changer. Et ouais. Vive le PaCo. 
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