Chapitre 3, Le Lieutenant

Par Melau

Magalie Pierce, souvent appelée Maggie, n’aimait pas prendre son café sans sucre. Elle faisait comme elle avait toujours vu son père faire et son grand-père avant lui. Elle prenait la tasse remplie à ras bord du liquide brun brûlant puis y glissait un sucre entier. Ensuite, et c’était là l’étape la plus importante, elle attrapait un second morceau de sucre blanc qu’elle trempait lentement, du bout des doigts, dans le café. Elle le laissait assez longtemps pour qu’il s’imbibe, mais pas assez pour qu’il se délite et ne retombe dans la tasse, éclaboussant la table et Maggie à l’occasion. C’était tout un art, de prendre le café à la Pierce.

« Pierce ! »

Et c’en était tout un autre de se faire engueuler par le chef de la brigade alors que vous veniez tout juste de prendre votre service.

« Pierce ! Dans mon bureau ! Tout de suite ! »

L’ordre était précis, et Maggie ne pouvait pas faire autrement que de se rendre dans le bureau de son supérieur, n’est-ce pas ? Pourtant, la jeune femme prit d’abord le temps d’avaler le morceau de sucre qu’elle fit passer à l’aide du café, déjà refroidi. Elle avait mis trop longtemps à le boire, interrompue par son chef. Elle se promit alors d’en prendre un plus tard. Après tout, un bon café l’aiderait peut-être à se remettre de l’engueulade en règle qui l’attendait, non ? Maggie se leva alors et se dirigea dans le bureau. Gaston Francis, le grand patron, lui fit alors signe de fermer la porte derrière elle. Maggie obtempéra, les doigts tremblants non par la peur mais par le manque évident de caféine dans son sang. D’habitude, il lui fallait au moins deux cafés pour être en état de travailler. Deux tasses bien remplies d’un liquide chaud et fumant à lui en brûler le gosier. C’était ça ou passer une mauvaise journée. Et cette journée commençait donc très mal pour Maggie. La jeune femme se demanda, en fermant la porte, à quoi ce geste pouvait bien servir : le bureau du chef Francis était en plein milieu du poste de police et tous les murs étaient en verre. La porte ne faisait pas exception, malgré les traces de doigts on pouvait parfaitement voir à travers. Le chef Francis était assis à son bureau, dans son fauteuil en cuir marron trop usé. A chaque fois qu’elle entrait dans cette pièce ou passait à côté, Maggie avait une irrépressible envie de prendre le fauteuil et de l’envoyer à la poubelle, direction le feu. Même la déchetterie ne voudrait pas de cette assise infâme qu’était le fauteuil : il ne ressemblait plus à rien. Et pourtant, depuis qu’elle était ici, rien n’avait changé. Ni le chef, ni le fauteuil. Mis à part que ce dernier était de plus en plus usé et que des trous se creusaient au niveau des accoudoirs, pile à l’endroit où les coudes pointus du chef se posaient quand il s’apprêtait à parler. Ou à crier. Et à ce moment précis, Maggie ne savait pas si Gaston Francis allait se mettre à gueuler ou à parler gentiment. On ne pouvait jamais savoir avec lui, et puis sa tête n’aidait pas : il conservait toujours la même expression, si bien que la première fois qu’elle l’avait rencontré, Maggie avait bien cru qu’il était constipé ou qu’il allait lui dégueuler dessus. Quelque part entre les deux. Finalement, elle avait compris que ce n’était rien d’autre que sa tête « normale ». Parfois, la normalité fait bien peur à voir, ça avait été sa première leçon au sein de la police interstellaire.

« Asseyez-vous Pierce. »

La voix de Francis était dure. Pas comme s’il allait lui passer le savon du siècle – non, là il n’aurait pas attendu ni qu’elle ferme la porte du bureau qui ne servait à rien sinon de cloison sonore, ni même qu’elle soit assise, bien au contraire il se serait fait un plaisir de la démolir là, sur place, de manière à voir ses genoux tremblants sous le coup de l’émotion. Mais aujourd’hui, il ne semblait pas vouloir la disputer. Ou alors, ce ne serait pas une grosse engueulade, juste un remontage des bretelles. Pas plus. D’ailleurs, Maggie ne portait pas de bretelles. A cette pensée, un sourire s’immisça sur ses lèvres, ce qui eut le don de faire froncer les sourcils à son interlocuteur. Maggie reprit dès lors une expression plus neutre, tout en cherchant ce qu’elle avait bien pu faire pour se retrouver encore une fois dans cette situation. Pour ainsi dire une fois par semaine le chef Francis la convoquait. Des fois, c’était pour la féliciter sur telle ou telle mission menée à bien – la plupart du temps c’était quand elle avait fait le gratte-papier, elle détestait ça mais devait admettre qu’elle était plutôt bonne pour remplir les dossiers. D’autres fois, il la faisait venir dans son bureau pour mettre les choses au point sur une enquête en cours qu’il jugeait plutôt importante. La dernière remontait à plusieurs mois, et comme Maggie Pierce n’était que brigadière, elle ne servait pas à grand-chose. Pourtant, Gaston Francis voulait toujours avoir son point de vue sur les derniers éléments. Des fois, Maggie en venait à se demander si ce n’était pas lui qui avait des vues sur elle… Mais elle se rassurait en se disant que le chef avait non seulement quinze ans de plus qu’elle au bas mot, qu’il était marié depuis plusieurs années et qu’il avait des enfants. D’ailleurs, la photo de ses deux chérubins aux expressions incroyablement machiavéliques était tournée dans sa direction. Maggie ne sut pas dire pourquoi, mais l’image la mit très mal à l’aise. Enfin, l’image ou la situation, c’était encore à déterminer.

« Bien, je ne vais pas y aller par quatre chemins, commença le chef de la police interstellaire. »

Maggie déglutit. Elle sentit gros comme une montagne le mot « licenciement » lui arriver en pleine tronche. Elle n’était pas prête. Et dire qu’elle n’avait même pas bu son deuxième café… Cette journée allait être pourrie de bout en bout, ah ça oui !

« Magalie Pierce, vous êtes…

- Par pitié, ne faîtes pas ça, ne me renvoyez pas, je n’ai rien fait de mal ! Mon père m’en voudra à mort si je dois lui apprendre que j’ai été virée… Et quand je dis à mort, c’est que je ne donne pas cher de ma peau ! S’il vous plait chef, ne faîtes pas ça… »

Tout ce que venait de dire Pierce était vrai. Bon, peut-être qu’elle exagérait un tantinet sur la réaction de son père, mais ce qui était sûr c’était qu’il ne voudrait même pas lui adresser la parole. Par contre, il serait sûrement capable de lui adresser une bonne vieille claque dans la figure. Quand elle était gosse, Maggie se prenait la fessée. Mais elle avait 27 ans maintenant, son père ne pouvait plus faire ça sans qu’elle ait le droit de porter plainte pour attouchement sexuel. Même si elle ne le ferait pas. Elle aurait encore trop peur des répercutions, et pourtant elle aimait son père plus que quiconque dans cette galaxie, ah ça oui !

« Promue. »

Maggie rougit alors, à la fois de honte – parce qu’elle n’avait pas laissé son chef le temps de terminer sa phrase et qu’elle ne s’en était même pas rendu compte – et de joie – réaction anormale, elle le savait bien, mais le plaisir de cette nouvelle lui faisait monter le rose aux joues. Son cœur se mit soudain à battre la chamade dans sa cage thoracique, à tel point que Maggie en avait mal. Elle avait des sueurs froides, et elle dû se retenir de toutes ses forces pour ne pas s’essuyer le front au risque de laisser non seulement son chef mais aussi tout le poste de police – foutu bureau tout en verre, se dit-elle – apercevoir les auréoles de sueur qui devaient orner sa chemise au niveau des aisselles. Elle se rendit compte qu’elle avait peut-être tout gâché en parlant trop vite, trop tôt, en coupant la parole à son chef, en se rendant presque coupable de quelque chose qu’elle n’avait jamais fait par le simple fait de mentionner qu’une erreur aurait été possiblement commise. Les pensées de la jeune femme s’emballèrent, s’embrouillèrent et ce jusqu’à n’être plus rien d’autre qu’un amas de débilités sans queue ni tête. Avait-elle tout gâché ? Certainement. Allait-elle être virée ? Elle croisait les doigts pour que la réponse soit non. Allait-elle être promue ? Elle l’espérait, mais ce n’était pas à elle de décider.

« Promue ? finit-elle par demander, étonnée, les yeux écarquillés à un tel degré que c’en devenait presque une prestation inhumaine. »

Un sourire fit son apparition sur le visage du chef Francis. Maggie se pinça pour se persuader de ne pas être en train de rêver. D’accord, on ne pouvait pas franchement appeler ça un sourire, mais Maggie était sûre et certaine de ce qu’elle avait vu à l’instant : les commissures des lèvres de Gaston Francis s’étaient étirées et élevées de quelques millimètres de chaque côté, rendant le temps d’une seconde le visage du chef plus agréable à l’œil.

« Oui, promue, acquiesça Gaston Francis en opinant du chef comme pour appuyer ses mots.

- Comment ça ? demanda Pierce, totalement perdue. Pire que ça, elle était complètement paumée. Avait-elle gâché sa promotion oui ou non ?

- Finit les petits travaux ingrats pour vous, plus de formulaires à remplir par dizaines, plus besoin de suivre vos supérieurs hiérarchiques sur les scènes de crimes, et surtout plus aucun café à apporter à qui que ce soit. Maintenant, c’est à vous qu’on devra servir le café.

- Et vous êtes sûr de ça ? »

Maggie n’en revenait pas. Elle n’en croyait tout simplement pas ses oreilles ! Quoi, maintenant elle pourrait avoir du café quand elle voulait ? Meilleure nouvelle encore que la promotion. Peut-être que finalement ça n’allait pas être une si mauvaise journée que ça. Soudain, elle fronça les sourcils. Plus de formulaires à remplir par dizaines, cela pouvait aussi dire qu’elle en remplirait maintenant par centaines, par milliers même ! Son cœur s’emballa de nouveau dans sa poitrine et les sueurs froides firent leur grand retour sur son front. Mais c’était quoi, cette promotion, au juste ?

« Certain ! fit le chef Francis, interrompant ainsi le fil de ses pensées aussi angoissées que réjouies. »

Sans plus lui laisser le temps de poser une nouvelle question, Francis ouvrit le tiroir droit de son bureau. Ce geste eut le mérite de capter l’intention de Maggie et sa curiosité, mettant fin à tout questionnement, à toute discussion. Le chef sortit alors un insigne qu’il tendit à Maggie Pierce.

« Félicitation, lieutenant Pierce. »

La jeune femme arracha quasiment des mains de Francis son tout nouvel insigne. Elle le contempla quelques instants. Il reluisait à la lumière, non mieux que cela : il étincelait de mille feux. Elle rougit encore, mais cette fois ci c’était uniquement de plaisir ! Bon dieu, mais quel plaisir ! Oui, à cet instant Maggie était heureuse, et tout le monde pouvait le voir, oui, tout le monde ! Pour la première fois en sept ans d’embrigadement, Maggie se dit que les murs en verre, ce n’était pas une si mauvaise idée au final. Le lieutenant défit son ancien badge sur lequel rien d’autre que son nom n’était noté avant d’accrocher sur sa poitrine le tout-nouvel-insigne-qui-brille. Sur ce dernier, il y avait son nom complet d’écrit, et elle était beaucoup trop fière d’elle : « Lt. Magalie Pierce ».

« Voici votre première affaire en tant que lieutenant de la police interstellaire, déclara Gaston Francis sur un ton plus que solennel en lui tendant un dossier minuscule qui ne devait pas contenir plus de deux ou trois feuilles. »

Magalie attrapa le dossier et remercia son supérieur avant de s’enfuir du bureau par peur d’être congédiée, ou même que le chef décide de lui reprendre son tout-nouvel-insigne-qui-brille. La première chose que fit alors le tout nouveau lieutenant de la brigade interstellaire fut d’aller se servir une tasse de café fumant. Et maintenant qu’elle n’était plus une simple brigadière, elle avait le droit aux mugs ! Encore une bonne nouvelle à ajouter sur la liste. Si ça continuait comme ça, Maggie aurait peut-être rencontré l’homme de sa vie d’ici ce soir ! Il fallait bien rêver un peu… Maggie posa le dossier sans même lire les quelques mots inscrits sur la pochette cartonnée. Elle se mit sur la pointe des pieds afin d’atteindre les mugs, rangés sur la dernière étagère, tout en haut, à l’abri des brigadiers qui grouillaient dans le coin. Eh oui, moi, Magalie Pierce, j’ai désormais le droit de boire dans un mug ! pensa-t-elle, pleine de joie. Une fois sa toute nouvelle et grande tasse entre les doigts, Maggie attrapa la cafetière remplie à ras-bord du liquide bien noir qu’elle attendait plus que tout à cet instant précis. Même plus que l’amour de sa vie. Elle s’installa ensuite à la petite table qui trônait au milieu du coin cuisine, la tasse dans une main, un sucre dans l’autre. Elle fit attention en trempant son sucre de ne pas éclabousser le dossier, sa première affaire ! Ce fut à cet instant que Maggie eut comme une illumination – enfin c’est ce qu’elle crut, mais en réalité elle ne faisait que réaliser qu’elle venait d’être promue – : du haut de ses 27 printemps – même si c’était compliqué à compter dans l’espace depuis la station du poste de la police interstellaire – Magalie était désormais la plus jeune lieutenant qu’avait jamais connu la profession ! Ça, ça valait bien une troisième tasse de café ! Pierce se promit alors de bien fêter cette nouvelle promotion le soir-même, en sortant avec ses amis. Peut-être même qu’elle paierait une bouteille de champagne s’ils allaient sur Terre ou sur Vénus – les autres planètes n’étaient pas réputées pour faire de l’alcool de qualité, mais plutôt du bon vieux tord-boyaux. C’était pas dégueulasse, certes, ça fichait même bien la tête à l’envers, mais ce n’était vraiment pas approprié pour fêter une promotion.

« Bon, il est temps de s’y mettre, déclara fermement le lieutenant Pierce en attrapant le dossier resté à portée de main. »

Le jeune brigadier qui ne devait pas être là depuis plus d’une semaine ou deux lui lança un drôle de regard. Il la prenait pour une folle, c’était sûr. Après tout, en moins d’un quart d’heure Pierce avait offert un véritable spectacle à tous ceux présents dans le poste : entre la scène qu’elle avait (failli) provoquer devant son chef, puis son extase face à son tout-nouvel-insigne-qui-brille – tel était son nom officiel – et enfin la prise de sa tasse de café dans un véritable mug réservés aux lieutenants. D’ailleurs, elle ne se faisait toujours pas à cette idée, si bien qu’elle ne releva pas le regard insistant plein de préjugés du brigadier qui la fixait toujours alors qu’elle-même ne faisait rien d’autre que fixer le dossier qui trônait dans sa main. Elle ne réalisa que bien plus tard qu’elle aurait pu – et dû – le remettre à sa place. Après tout, elle était sa supérieure désormais, oui ou non ?

« Bon, bon, bon, fit-elle alors pour se donner du courage. »

A force d’encouragement et de coups d’œil vers sa tasse vide, Maggie finit par ouvrir le dossier qu’elle tenait dans la main depuis près de dix minutes. Le brigadier avait disparu si bien qu’elle était enfin seule pour se plonger dans sa toute première enquête en tant que lieutenant. Sur la couverture du dossier, il n’y avait rien d’autre d’écrit que le mot « URGENT » en lettre capitales, souligné de trois gros traits rouges. Maggie se demanda ce que pouvait bien être cette affaire sur laquelle la mettait Gaston Francis alors qu’elle venait à peine d’être promue. Un vol ? Un gars à retrouver qui avait fait trop d’excès de vitesse et qui ne les avait pas payés ? Non, ça c’était le genre d’affaire qu’on filait aux gratte-papiers – elle en savait bien quelque chose, après avoir passé plusieurs mois dans le placard au lieu d’être sur le terrain. Ce sur quoi elle allait bosser à partir d’aujourd’hui serait plus compliqué, plus important, oui, après tout le tout-nouvel-insigne-qui-brille n’était pas là pour faire joli ! Secrètement, Maggie espérait qu’il s’agissait de sa véritable première affaire d’enlèvement, ou un bon vieux meurtre ! Un truc bien glauque dont elle pourrait se vanter pendant sa petite fête de promotion, oui c’était bien ça qu’elle voulait.

Maggie ouvrit alors le dossier et découvrit enfin de quoi il en retournait. Si elle avait été au casino, elle aurait pu crier « Jackpot ! » et le mot se serait affiché en grand, rouge, entouré d’ampoules LED énormes, le tout sur une petite musique produite par le son des pièces qui tomberaient par dizaines à ses pieds. Voilà pile ce qu’elle voulait : un meurtre. Parfait. Le lieutenant Pierce dû se retenir de sourire et même se mordre les lèvres pour s’en empêcher, mais il fallait la comprendre, elle avait tout pour elle aujourd’hui ! La chance était de son côté, maintenant il ne lui restait plus qu’à résoudre l’affaire et d’aller se bourrer la gueule comme il se doit.

« Alors, cette première affaire, elle se présente comment ? demanda le lieutenant Mikhaïl Polkov qui venait d’arriver dans la pièce.

- Bien, enfin je crois.

- Tu as eu le droit à un meurtre ! s’exclama Polkov en regardant le dossier par-dessus l’épaule de Pierce. Moi, pour ma première affaire en tant que lieutenant, j’avais eu le vol d’un violon hors de prix. En fait, c’était le mec qui avait déclaré le vol qui l’avait volontairement planqué derrière le lambri de son appartement pour toucher les assurances. Au final, il a juste eu le droit de passer par la case prison. Tu veux un coup de main pour ton affaire ? Vu que c’est ta première, tu dois pas trop savoir comment t’y prendre. En plus, ça tombe bien là, j’ai pas grand-chose à faire. Ma dernière affaire était rapide à résoudre – un bébé qui avait été enlevé par son propre père, j’ai pas mis longtemps à le retrouver. Du coup, je peux te filer un coup de main pour ta première ! »

Maggie regarda Mikhaïl avec à la fois une pointe d’amusement dans le regard, mais aussi une sensation étrange d’être en train de se faire piquer son travail. Elle attendit patiemment qu’il ait terminé son long monologue dont les histoires lui semblaient être tirées de sa série préférée – Brooklyn 99 –, pour enfin décliner son offre :

« C’est gentil Mikhaïl, elle se sentait incroyablement bien, comme une personne d’exception, rien qu’à prononcer le prénom du lieutenant que, jusqu’à ce matin, elle n’avait pas le droit de prononcer. J’ai envie de travailler seule. Je pense que tu peux le comprendre. Après tout, c’est ma première affaire, et si le chef m’a donnée un meurtre à résoudre c’est sûrement parce qu’il pense que j’ai les capacités de résoudre autre chose que des vols. »

D’accord, la pique était gratuite, mais ça faisait un rude bien ! Au moins, le lieutenant Polkov était remis à sa place, et ça ne pouvait pas lui faire du mal. Combien de fois l’avait-il considérée comme de la merde quand elle était sous ses ordres ? Combien de fois avait-il fait preuve de sexisme et machisme quand elle était obligée de lui obéir ? Cette époque était révolue, maintenant c’était à elle de faire ses preuves, et elle allait lui montrer qu’elle était capable de faire cent fois mieux que lui – au minimum.

« Mais, si jamais j’ai besoin d’aide à un moment, je viendrais t’en parler ! »

Maggie Pierce n’était pas du genre à faire du mal aux gens, et il s’agissait d’une des raisons qui expliquait son entrée dans la police. Elle ne supportait pas de voir ses interlocuteurs blessés par ses paroles, ou par une situation dans laquelle elle pouvait les avoir mis. Alors, même si Polkov avait souvent dépassé les bornes avec elle, Magalie était incapable d’être entièrement méchante avec lui. C’était sa nature, et elle expliquait le comportement de Polkov de la même façon : il était comme ça, il n’y pouvait pas grand-chose, surtout qu’il ne se rendait pas compte de ce qu’il pouvait dire ou faire. Pourtant, ils avaient eu un bon nombre de réunions anti-harcèlement, anti-sexisme et autres conneries du même genre ces dernières années… Il n’avait toujours pas compris le message. C’était sûrement pour ça que le chef Francis ne lui avait pas confié autre chose qu’un vol facile pour son premier jour en tant que lieutenant. Mais dans ce cas, Maggie ne comprenait pas pourquoi elle avait eu le droit à un meurtre. Gaston Francis voulait la tester, elle ne voyait que cette explication.

« C’est gentil d’avoir proposé, merci quand même, renchérit-elle en sortant de la pièce pour se diriger vers son bureau, qui, elle l’espérait, ne serait plus encore longtemps dans l’open-space des brigadiers. »

Au moins, là, elle serait tranquille, ni Polkov ni Francis ne pourraient la déranger si bien qu’elle allait enfin pouvoir se plonger dans son dossier. Magalie aimait son bureau. C’était le seul endroit où elle pouvait à la fois boire son café comme elle le souhaitait – jusqu’à sa petite manie du sucre trempé – sans que personne ne la regarde de travers, tout en réfléchissant à son travail. C’était d’autant plus important aujourd’hui qu’elle avait enfin une affaire à elle toute seule. Le lieutenant Pierce s’installa donc au milieu des brigadiers qui tapaient sur leur clavier à une vitesse incroyable – c’était un des avantages du boulot, on apprenait à aller vite et à faire bien en même temps. C’avait même été la devise du chef Francis pendant un temps, « Vite et bien ! », mais après une réunion sur le harcèlement sexuel au travail, il avait été contraint d’arrêter. Vite fait, bien fait, c’était pas bon qu’au boulot…

« A nous deux, murmura Maggie, pressée d’enfin travailler sur le meurtre. »

Le dossier était très mince. Sur la première page, Maggie avait les informations de base : le ou les suspects principaux, les noms et prénoms de la victime ainsi que les renseignements essentiels sur celle-ci.

Victime : Sindy Grassier, 21 ans, étudiante à CHICAGO – ETATS-UNIS – TERRE. Héritière du trône de MARS.

Suspect(s) :

En ne voyant rien sur la ligne « suspect(s) », le lieutenant Pierce se dit qu’il devait y avoir une erreur d’impression, que le chef avait dû oublier de remplir la ligne. Elle se promit d’aller lui demander après avoir terminé sa lecture du dossier.

Sur la deuxième page, Maggie pu trouver des informations relatives au meurtre. Enfin, « meurtre », c’était beaucoup dire. Il n’y avait absolument aucune preuve qu’il s’agisse d’un meurtre. Pas de corps, pas de sang. Ca aurait même pu être une simple disparition ou un enlèvement. Mais non, parce que les brigadiers dépêchés sur place avaient retrouvé un couteau dont la lame était étonnement courte – huit centimètres à tout casser – et dont le manche était en ivoire. Le genre d’objet qu’on ne trouvait quasiment nulle part dans l’univers entier, c’était un objet de collection ! Magalie, fière d’y avoir pensé, pris un post-it jaune vif et le colla sur la page, à côté de la photo du couteau – ou de la dague, elle ne savait pas ce qui pouvait bien différencier les deux aux yeux de tous. Dessus, elle inscrit de sa plus belle écriture :

Collectionneur ?? -> pas commun

Maggie relut les deux premières pages avant de s’attaquer à la dernière. Il s’agissait de la retranscription des dernières pensées de Sindy Grassier. Pierce se sentait mal à l’aise, elle allait clairement entrer dans l’intimité profonde de la potentielle victime, mais ce dispositif était d’une aide incroyable. Les martiens avaient eu l’idée, plusieurs dizaines d’années auparavant, de produire un objet qui, aussi gros qu’une micro-puce, pourrait permettre de collecter les dernières pensées d’un être. Il s’agissait en réalité d’un dispositif qu’ils se posaient dans la nuque de manière à ce qu’il soit tout de même caché par les cheveux. Magalie n’était pas bien sûre du fonctionnement de l’appareil, elle n’en avait même jamais vu jusqu’alors. Elle savait simplement qu’au départ les martiens avaient créé ce dispositif de manière à retrouver les meurtriers et autres criminels qui kidnappaient et tuaient les martiens les uns après les autres – c’était une période sombre de l’histoire, les martiens étaient sans cesse victimes de harcèlement et ségrégation, comme les personnes à la peau noire l’étaient sur Terre. Dans les deux cas, Magalie ne comprenait pas pourquoi ça avait lieu. Mais pour en revenir à son affaire, elle était bien contente d’avoir la puce de la jeune héritière au trône martien.

Le relevé était étonnement précis. Il y avait d’abord tout un passage de rêve – la puce ne retenait les pensées que pendant une heure – qui n’intéressa pas beaucoup le lieutenant. Elle nota tout de même le nom de Kay, le petit-ami de la victime si elle avait bien compris. Puis, arriva un passage plus croustillant. Le lieutenant s’efforça de ne pas rire lorsqu’elle lut :

« Si ça se trouve, c’est MacHolland devant ma porte. Hum… Mais que ferait-il là à cette heure ? Si ça se trouve, il m’a bien remarquée au boulot finalement… Rhaaa ! Ah non ! Stupide MacHolland ! »

Il s’agissait là des dernières pensées de Sindy Grassier avant la déconnexion de sa puce. Magalie nota alors consciencieusement le nom de « MacHolland » en dessous de celui de Kay. Au moins, elle avait deux pistes à creuser.

Le lieutenant Pierce alluma son ordinateur et se connecta au réseau internet. En quelques secondes, elle trouva qui était le « MacHolland », sujet des dernières pensées de Sindy Grassier. Elle découvrit qu’il s’agissait de Richard MacHolland, patron de la T&R Corporation où la victime faisait son alternance. Il ne lui fallut pas plus de cinq minutes pour trouver son numéro de téléphone personnel. Elle demanda au brigadier à côté d’elle de joindre Richard MacHolland, ce dernier obtempéra. Pendant ce temps, Pierce se leva et déplissa sa jupe. Elle savait déjà que MacHolland n’était pas derrière la disparition – pardon, le meurtre – de Sindy Grassier. Connu des services terrestres pour son problème d’alcoolisme, Maggie avait eu accès à ses derniers mouvements bancaires : elle avait découvert qu’il avait passé la soirée au bar, à l’autre bout de la ville. Il ne pouvait pas être le meurtrier. A moins d’être de Jupiter, se dit Maggie, à deux doigts de rire à cette simple pensée. Non, non, elle allait voir un humain, un terrien, comme elle, et elle savait qu’il n’était pas le meurtrier. Ca ne voulait pas dire pour autant qu’il allait être inutile, bien au contraire. S’il connaissait la victime, et si ce qu’elle avait vu sur son charisme légendaire était vrai, alors MacHolland allait pouvoir lui prêter main forte sur cette affaire.

« Quand il décroche, tu le passes sur ma ligne, d’accord ? »

Le brigadier hocha la tête et patienta de nouveau. Magalie Pierce, lieutenant de la police interstellaire, descendit avec son tout-nouvel-insigne-qui-brille accroché fièrement sur sa poitrine jusqu’à son transport préféré. Un pilote l’attendait déjà et le brigadier qui passait le coup de fil arriva juste après elle. Au moment où Pierce entra dans le vaisseau spatial et attacha sa ceinture – même si c’était vieux jeu et que pour ainsi dire plus personne ne le faisait –, le brigadier lui passa MacHolland sur sa ligne. Elle décrocha, en appuyant sur un simple bouton de son oreillette. La voix de Richard MacHolland lui parvint aux oreilles, ainsi que la voix de crécelle d’une femme qu’elle jugea être son épouse.

« Monsieur MacHolland ?

- Oui, lui- même encore et toujours.

- Le lieutenant Magalie Pierce à l’appareil, déclara la jeune femme. Toutes mes félicitations, vous venez de devenir consultant sur mon affaire.

- Pardon ? l’incrédulité et l’incompréhension se mélangeaient dans la voix de l’homme.

- Nous venons au plus vite vous chercher avec notre véhicule de service. »

Sur ces mots, le lieutenant Pierce raccrocha et le vaisseau partit. A peine quelques secondes plus tard, l’appareil se posait en douceur sur la pelouse de la maison de banlieue des MacHolland, faisant tomber au passage une chaise de jardin qui n’avait rien à faire là. Magalie se tint debout. Elle croisa directement le regard de Richard MacHolland qui la fixait en retour, habillé d’un simple caleçon.

Magalie déglutit.

Et vous savez quoi ? Elle aussi, si elle avait su, aurait enfilé un pantalon avant de venir. Parce que MacHolland était bien connu pour regarder sous la jupe des filles.

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Alice_Lath
Posté le 20/10/2020
Jsuis pas certaine de comprendre le passage où "Vite fait, bien fait" relève du harcèlement sexuel haha, ça fait un peu bizarre
Sinon, j'aime bien le personnage de Maggie, même si à la fin, l'enchaînement qui la mène à Richard me semble un poil rapide haha, elle n'a pas besoin de l'accord de sa hiérarchie pour engager un consultant sur une affaire pareille ? C'est bizarre quand même
Sinon, le passage avec la puce est bien trouvé, pourquoi pas après tout, et j'ai hâte d'en savoir plus sur l'histoire du peuple martien. Le moment où elle demande à ne pas être virée me semble aussi un peu mélodramatique hahaha, un poil exagéré disons
Mais bref, sinon, un très bon chapitre à nouveau, je me demande comment Maggie va réussir à gérer ce crétin de Richard
Melau
Posté le 20/10/2020
Hey !
Bon je pense que tu as pu le comprendre : c'est vraiment une toute première version du texte, non-retravaillée, donc je comprends que certains passages soient trop rapides / pas assez clairs. Merci de me le faire remarquer ! Et merci pour ton commentaire, en espérant que la suite te plaise :)
Bc1960
Posté le 01/10/2020
Richard , personnage très intéressant, aimes les femmes ,la bringue et l'alcool. Le lieutenant Pierce , très jolie femme mais pas sûre d'elle. Vont-ils avoir une aventure amoureuse ? Suspense . A suivre
Melau
Posté le 01/10/2020
Ils vont commencer par travailler ensemble, ce qui ne devrait pas être aisé vu leur nature propre à chacun ! en espérant que le récit te plaise :)
haroldthelord
Posté le 19/09/2020
Salut
Pour commencer le chapitre était bon, toutefois
quand tu parles de la transpiration de la lieutenant c'est absolument pas classe.

expression "rude bien" pas sure si il faut l'utiliser là.

Comment MacHolland peut devenir consultant sur une affaire où il peut être suspect?

A plus.
Melau
Posté le 19/09/2020
Hey !
Le but n'est absolument pas d'être classe mais d'être dans le "vrai", la transpiration existe, et ça fait partie des choses qu'on ne trouve jamais dans les romans actuels. Alors je m'y risque, et ça fait partie du charme (ou non-charme) de cette histoire !
Pour le "rude bien", je relirai afin de comprendre ce qui a pu te gêner dans son utilisation.
Et pour ta question sur MacHolland, il devient consultant parce qu'il connait la victime, il n'a jamais été suspect ! Petite subtilité, et sûrement une maladresse de ma part ahah.

Merci pour ton commentaire en tous cas.
Le Saltimbanque
Posté le 10/09/2020
J'ai ADORÉ la première moitié du texte (à peu près jusqu'à ce que Pierce parle avec Polkov). J'ai trouvé l'interaction entre Pierce et son chef, ses pensées sur la caféine, la manière dont elle apprend qu'elle a été promue, les petits détails comme le bureau en verre... tout cela a rendu le texte très vivant pour moi.
De plus, cela changeait la dynamique de lecture par rapport aux précédents chapitres : Pierce est plus directement dans l'action, on entre directement dans une discussion avec un autre personnage (là où précédemment les personnages avaient un long monologue intérieur avant que l'intrigue n'entre en jeu).
Pour une raison qui m'est une peu floue, je me suis rapidement attaché à Pierce. Je ne sais pas trop pourquoi. J'aime l'archétype du flic femme qui galère dans un milieu d'homme, ou alors le fait qu'elle soit plus une gamine/Jake Peralta qu'une flic badass classique...
Cependant, la deuxième moitié du texte m'a refroidi je dois dire. Pour quelques raisons.
En premier lieu l'exposition très plate. Que cela soit le personnage machiste de Polkov, le background historique martien, la puce de Sindy... tout cela est expliqué assez platement dans le texte. Il n'y a pas vraiment de rythme, pas de narration : juste Pierce qui présente les faits et c'est... un peu ennuyeux à lire.
Peut-être ce serait mieux passé en écrivant de façon plus dynamique, peut-être en limitant grandement les explications, peut-être en ajoutant de l'humour, ou peut-être tout cela à la fois.
Aussi, à l'inverse total de la discussion précédente, je n'ai pas du tout accroché à celle entre Pierce et Polkov. Ça manque de naturel, de "vie". Le fait que chacun fasse un monologue et voilà, le fait qu'on ait pas trop l'impression de ressentir leur personnalité quand il parle, le fait que cela soit entrecoupé d'explications assez pesantes sur le comportement de Polkov... bof bof.
Selon moi, tu aurais du ne pas du tout expliquer ainsi que Polkov était un gros macho/lourd, mais plutôt le démontrer dans un dialogue plus long, plus fluide entre les deux personnages. Un personnage comme lui peut essayer de se défendre, à tout prix vouloir s'imposer dans l'affaire de Pierce, peut-être même un conflit verbal plus présent... cela aurait ajouter du dynamisme, tout en présentant de façon plus efficace les personnages et le monde dans lequel ils vivent.
Je finis sur un bon point : Richard est de retour (encore) ! La disparition de Sindy pose beaucoup de questions et me donne vraiment envie de lire la suite. Je suis même content que tu laisses vraiment du mystère sur le sort de cette pauvre Sindy : vu le temps que tu as passé à l'introduire, je me doute bien qu'elle n'a pas déjà été tuée. J'ai hâte de voir comment Richard et Pierce vont s'entendre...
Continue !
Melau
Posté le 10/09/2020
Merci beaucoup pour ton commentaire et ton avis sur mon texte ! Déjà, je suis ravie que le début de ce chapitre t'aie plu. Pour ce qui en est de la seconde moitié, je prends bien note de ta remarque et je retravaillerai le texte en ce sens. Simplement, à mon sens, les deux "monologues" de Polkov et Pierce s'expliquent par le fait qu'ils ne s'aiment pas ni l'un ni l'autre, l'échange n'est pas possible, alors ils parlent un maximum dans l'espoir d'avoir "le dernier mot". Ca n'empêche pas que je retravaillerai ce passage pour le rendre plus réaliste et vivant, ainsi que la suite.
Ahah ! La relation Richard / Pierce... Je te laisserai en découvrir les prémisses dès le prochain chapitre !
Encore merci de prendre le temps de me laisser des commentaires aussi complets, c'est très agréable (et motivant) !
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