Chapitre 3

Le lendemain matin, Nasrim donna rendez-vous à Adwoa Okoye, une collègue de l’université, spécialiste de l’architecture d’avant la guerre. Si quelqu’un pouvait reconnaître l’Arluuvie – ou toute autre région – grâce à la seule description d’un rêve, c’était elle.

La grande horloge de l’université sonnait les coups de huit heures quand Adwoa franchit la porte de La Cafetière bouillante. Nasrim se leva pour l’accueillir, puis commanda un second café pour sa collègue. Elle versa un nuage de lait dans le sien et entra dans le vif du sujet sans plus attendre.

— J’étudie un cas de rêve récurrent. J’ai pu fouiller le rêve en question, et il en ressort des éléments que j’aimerais vous voir me confirmer... ou m’infirmer.

Nasrim décrivit à Adwoa le rêve de Stephen. Elle mentionna la porte close qu’il ne parvenait pas à franchir, l’écriteau « Fermé » qui pendait au bout de sa ficelle de corde, les volets clos du second étage, les toits pentus, la neige que nul ne semblait avoir souillée. Dans un souci d’exactitude, elle évoqua aussi la rue déserte et l’obscurité persistante à l’intérieur du bâtiment.

À cette heure matinale, de rares clients occupaient les tables du fond, à côté du bar, derrière lequel la fille du tavernier nettoyait quelques tasses. Nasrim trouva l’atmosphère plus propice à une telle conversation que celle de la veille, avec son frère. Adwoa l’écouta très attentivement, touchant à peine à son café.

— Si je m’en tiens aux toits pentus, aux colombages et à la neige, c’est l’Arluuvie que vous me décrivez là, analysa-t-elle. Mais pour certains autres éléments – l’obscurité qui persiste à l’intérieur et la rue déserte, notamment –, je ne reconnais pas cette région. Elle était réputée pour sa vie. Les rues désertes, ça ne lui ressemble pas. Il s’y déroulait toujours des fêtes, des défilés, des bals... On accrochait des lampions sur les façades des maisons. Des marchands ambulants s’installaient où ils trouvaient de la place pour vendre leur poisson, leurs pâtisseries ou leurs bibelots.

Nasrim ne reconnaissait pas non plus cet aspect de l’Arluuvie dans le rêve de Stephen.

— Enfin, là, c’est plutôt votre domaine, enchaîna Adwoa. Les signes et les symboles, moi, je n’y connais rien.

Nasrim hocha la tête, pensive.

— Mais si je me limite à ce qui est purement architectural, oui, c’est bien l’Arluuvie.

— Reste à savoir pourquoi elle manque si cruellement de vie dans ce rêve, soupira Nasrim.

— Peut-être est-ce lié à la disparition de la région pendant la guerre ? Votre sujet y avait-il ses marques ou de la famille ?

— Un peu de famille, mais avec laquelle il ne correspondait pas.

— Demandez-lui s’il ne possède pas l’une de ces boules à neige qui faisaient le succès de l’Arluuvie ? hasarda Adwoa. J’ai lu dans de récentes études que l’environnement immédiat du rêveur influence ses rêves.

Nasrim accueillit l’idée avec enthousiasme. Elle remercia chaleureusement sa consœur, avant de se rendre aussitôt chez Azem pour lui poser la question. De mémoire, elle n’avait remarqué aucune de ces boules à neige dans la pièce à vivre ni sur la mezzanine, au cours de l’expérience, mais l’une d’elles gisait peut-être dans une boîte ou au fond d’un tiroir à chaussettes.

 

Elle arpentait les rues d’Ervicje pour gagner le domicile de son frère quand apparut, sur le chemin, l’échoppe du rêve de Stephen. L’esprit chargé de réflexions et d’hypothèses, elle ne lui prêta d’abord qu’une attention moindre. Si elle se surprit à trouver une telle boutique sur son chemin, elle ne réalisa pas immédiatement de laquelle il s’agissait. Puis peu à peu, elle en reconnut les caractéristiques. L’écriteau « Fermé » pendait derrière les petites vitres carrées, serties dans un bois impeccable qui n’avait pas souffert des bombardements. La seule différence résidait dans la chape de noirceur qui flottait non pas à l’intérieur, mais à l’extérieur. Elle se déroulait en un tapis épais qui rampait sur le trottoir.

L’air s’alourdit autour de Nasrim.

Elle n’avait jamais entendu parler d’une portion de rêve qui s’implante dans la réalité. Ce que l’archéorêve dévoilait ne franchissait pas le voile du songe. Jamais. Les lieux ne lui inspiraient aucune confiance, mais elle n’attendait que de pouvoir pousser la porte et en franchir le seuil. Découvrir, enfin, ce qui existait de l’autre côté. Son cœur se mit à battre la chamade. Dans son esprit, mille et une questions tournoyèrent, en quête des réponses toutes proches. Elle était près de résoudre le mystère ; il lui suffisait de franchir la porte.

Franchis la porte.

Elle avança encore, d’un pas plus assuré. Sa curiosité prenait le dessus malgré la peur qui guettait dans un coin de sa tête. Dans un instant, elle comprendrait, et il lui semblait qu’elle comprendrait bien davantage que ce à quoi elle s’attendait, comme si le rêve n’était qu’un élément parmi un ensemble plus vaste. Elle posa la main sur la poignée. Comme dans le rêve de Stephen, un froid soudain l’envahit. Depuis la paume, il s’étendit au bras entier, jusqu’à l’épaule et l’omoplate. Elle appuya un peu... cligna des paupières.

La porte devant elle s’ouvrit à la volée.

— Nasrim ? s’étonna Azem.

Elle jeta un coup d’œil au numéro de l’appartement : elle se trouvait effectivement devant chez son frère. Elle avait monté les trois étages de l’étroit escalier en colimaçon sans s’en apercevoir. Le froid qu’elle avait senti en posant la main sur la poignée de la porte venait probablement de la rampe, et il n’y avait ni petites vitres ni écriteau, encore moins de ténèbres chargées de réponses.

— Nasrim ?

Elle réintégra le cours du temps, l’odeur brûlante de la fumée que dégageaient les épais tuyaux de la chaufferie, le souffle stationnaire de quelques aéronefs, l’air surpris de son frère. Enfin, elle se rappela la raison de sa présence.

— J’ai parlé à une collègue du rêve de Stephen, annonça-t-elle en entrant.

Azem roula des yeux.

— Je n’ai rien indiqué qui puisse dévoiler son identité ou la tienne.

Elle s’installa sur le sofa, nerveuse en repensant à ce qui venait de lui arriver.

— Stephen est là ? demanda-t-elle en se penchant pour jeter un coup d’œil dans le couloir.

— Il est parti marcher, comme chaque lundi matin.

Elle eut un petit rire.

— Est-il à ce point prévisible ?

— Tu n’as même pas idée. Qu’est-ce que je te sers ?

— Rien, merci, je viens de boire un café. Je voulais juste savoir si Stephen possède une boule à neige qui viendrait de l’Arluuvie.

Azem vint s’asseoir à son tour et posa sa tasse de thé sur la table basse.

— Pas que je sache. Il faudrait le lui demander pour en être sûr. Pourquoi ?

— Comme je te le disais, j’ai parlé de son rêve à une collègue. Une spécialiste de l’architecture d’avant la guerre.

Nasrim détailla son initiative et partagea son analyse personnelle de l’environnement du rêve.

— Tout m’a paru si neuf, là-bas, que j’ai pensé qu’il pourrait s’agir d’un souvenir. Ma collègue a reconnu l’Arluuvie dans ma description du rêve.

— Je suis à peu près certain que Stephen n’y a jamais mis les pieds...

— Mais il faudrait, là encore, le lui demander pour nous en assurer.

Nasrim vit bien que l’idée embarrassait son frère. Il ne tenait pas plus que ça à aggraver sa propre situation.

— Stephen est-il au courant de ton enquête ?

— Sûrement pas !

Azem se leva d’un bond et se mit à faire les cent pas. Le sujet le fâchait plus que l’aurait cru Nasrim.

— Tu ne veux pas l’inquiéter, et je comprends. De toute façon, il n’est pas question de ça, tenta-t-elle de le calmer. L’Arluuvie...

— Je lui poserai la question pour la boule à neige... mais c’est tout ce que je peux faire.

 

Stephen s’égarait dans les rues d’Ervicje plus qu’il ne marchait. À la recherche de l’échoppe de son rêve, il évoluait telle une ombre entre les maisons, sur les trottoirs enneigés mal déblayés. Ça et là, le toit doré d’un bâtiment captait son attention, mais, la plupart du temps, il regardait ses chaussures sales, les mains dans les poches de sa redingote. Une personne extérieure à ses pensées aurait pu croire qu’il errait sans but, mais il était persuadé de trouver ici, à Ervicje, l’échoppe de son rêve. Il s’en persuadait, du moins. Où aurait-il pu la voir ailleurs que dans la capitale ? Il n’avait toujours connu que cette ville, ses vastes maisons à colonnes blanches, ses nombreux clochers et ses toits d’or qui flamboyaient autrefois sous le soleil de l’été.

Il avait dû s’inspirer inconsciemment d’une boutique d’Ervicje pour créer celle de son rêve. Il y avait ensuite, pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, ajouté les caractéristiques d’une maison arluuvienne. Ce n’était là que du bon sens, mais Azem s’évertuait à chercher des signes où il n’y en avait aucun. Le domaine de l’archéorêve, aussi prometteur fût-il, ne pouvait rien pour Stephen. Voir des symboles partout n’était qu’une pratique sur le retour. Au fil de la guerre, les gens avaient recommencé à analyser le comportement des oiseaux et la qualité des récoltes. Ils avaient d’abord mis en cause l’écorce du blé, puis les merles qui venaient piller les champs. Ils avaient ensuite accusé les bourgeons de naître trop tôt, puis les vaches de donner du mauvais lait. Enfin, ils avaient ressorti de vieux dictons pour se les réapproprier.

Perdu dans ses pensées, Stephen entra dans la principale rue marchande d’Ervicje. Large, elle bénéficiait, avant la guerre, d’un lampadaire devant chaque boutique. Les commerçants ne redoutaient pas la venue des voleurs, qui préféraient les ruelles et les passages étroits. On y vendait des étoffes précieuses et du parfum hors de prix, des fruits qui, aujourd’hui, avaient le goût et la texture de la farine, et des légumes chargés d’eau. La production sous serre ne donnait pas les fraises, les poires ni les choux et les betteraves importés de la Vesnivie ou de la Yudzevie. Dans tout le pays, on enviait les pommes d’Ervicje, alors riche de vergers dans lesquels les enfants profitaient de l’ombre dans la touffeur estivale, lorsqu’ils n’étudiaient pas ni ne travaillaient aux champs.

Stephen était las de l’hiver. Cet hiver qui n’en finissait pas depuis des mois, depuis la fin de la guerre. Il s’était installé avec la disparition de l’Arluuvie. Les oiseaux pépiaient, les arbres donnaient leurs premiers fruits et la terre ses premiers légumes quand la neige avait commencé à tomber. De rares flocons, d’abord, puis de plus en plus gros, de plus en plus nombreux, jusqu’à recouvrir les routes pavées, les champs et les toits dorés. L’eau des fontaines avait gelé, celle des ruisseaux aussi. Légèrement. Il fallait briser la glace pour récupérer le précieux liquide. Les fruits étaient tombés, gelés, des branches alourdies. La terre n’avait recraché que des blocs de glace.

Stephen suivit l’odeur appétissante des gaufres. Celle du poulet rôti s’y mêla, puis celle du vin chaud. Les gens dégustaient là les derniers vins que renfermaient les caves de la capitale, pelotonnés autour des braseros, et faisaient comme si de rien n’était. Stephen les envia. Il envia leur capacité à faire semblant, à ignorer le tourment quotidien, car, où qu’il posât les yeux, lui ne voyait que la neige, la neige et le froid. Partout. Sans cesse. Elle ne fondait pas. Jamais. L’eau des fontaines demeurait figée, blanchie par le gel. Le givre recouvrait la couche de neige sur les clôtures, et c’était là tout ce à quoi pensait Stephen chaque fois qu’il mettait le nez dehors. Il songeait à l’hiver interminable en se demandant quand il pourrait à nouveau croquer dans une pomme bien juteuse ; quand ses pieds cesseraient de s’enfoncer dans la neige. Cette neige qui envahissait son rêve, qui, il le savait fatalement, ne pouvait que représenter l’Arluuvie, car, avant, il ne neigeait pas ailleurs que là-bas.

L’Arluuvie.

Nasrim avait, elle aussi, émis cette hypothèse.

Mais on a dit que les signes, c’est n’importe quoi, se morigéna-t-il. Ce n’est rien de plus qu’un rêve.

Un rêve qui revenait cependant, et il avait conscience que les choses ou les gens ne reviennent pas sans raison. Que devait-il en comprendre ? Quelle conclusion devait-il en tirer ? Que son rêve lui envoyait effectivement des signes, mais qu’il était trop aveugle, trop borné pour les voir ?

Furieux de réfléchir sous cet angle dont les occultistes raffolaient – les libertaires, comme ils se faisaient appeler, il donna un coup de pied dans un caillou qui émergeait de la neige. Il la vit alors. Une femme sans âge, aux longs cheveux blonds que cachait partiellement un bonnet brun.

— Moi, je peux t’aider à te débarrasser de ton rêve, lui dit-elle d’une voix envoûtante.

Celle-ci sombra dans l’inaudible, mais Stephen put comme l’entendre encore. Elle résonna brièvement dans sa tête.

— Je peux t’aider à te débarrasser de ton rêve, répéta la femme.

Dans ses yeux sombres brillait un éclat que Stephen n’avait jamais vu auparavant, chez qui que ce soit. Une lueur qui jaillissait des profondeurs, des ténèbres. Des ténèbres semblables à celles qui régnaient dans la boutique de son rêve.

— Non... merci, bredouilla-t-il, nerveux.

Il tourna les talons et marcha le plus vite possible pour s’éloigner de l’inconnue. Il ignorait ce qu’elle lui vendrait – sûrement de la poudre aux yeux, mais il émanait d’elle une telle lumière qu’elle l’effrayait.

Bêtises !

À force de vivre parmi les dictons et la pseudo science que représentait l’archéorêve, il en venait à se comporter comme l’un de ces fanatiques qui s’en remettent aux signes et exclusivement à eux. Son attitude le répugna, et il renonça à trouver l’échoppe de son rêve pour aujourd’hui.

 

Azem suivit la piste des narcotrafiquants et décida de se renseigner sur la poussière de rêves auprès d’un petit revendeur du quartier marchand. Sous couvert de bijouterie – aux affaires plus ou moins honnêtes – et de façade propre, Darell Kirby refourguait sa camelote à une clientèle peu regardante. Parfois, on le récupérait avec de la poudre non coupée, mais, la plupart du temps, il se jouait de tous, roulait ses clients et les autorités avec. Celui-là pouvait s’estimer heureux de n’avoir passé que quelques gardes à vue derrière les barreaux. Les petites prisons de la bordure regorgeaient de voyous de son espèce, moins malins que lui, cependant. Azem se rendit donc dans la bijouterie de Darell Kirby et, au prétexte de faire réparer sa montre de gousset, demanda à s’adresser au patron, réputé pour sa minutie. L’employé, un peu raide au comptoir, hocha la tête, puis disparut derrière un double rideau marron, assorti aux couleurs or et brunes de la boutique.

L’oreille tendue, Azem fit mine de regarder dans les vitrines. L’éclairage au gaz mettait en valeur colliers, pendentifs, boucles d’oreille, montres et bracelets présentés sur de délicats coussins blancs. Un couple passait en revue des bijoux installés à l’autre bout de la salle, discutant avec un autre employé du choix d’un sautoir pour une œuvre de charité.

Dès que Kirby repoussa le double rideau, il engagea un demi-tour, mais Azem le rattrapa. Il le suivit dans un petit couloir, lequel menait à un bureau sans porte ni fenêtre. Le piège à rat typique, lequel jouait en la faveur d’Azem.

— Je ne suis pas là pour vous chercher des poux, prévint-il en veillant à rester devant la seule issue.

Kirby le dévisagea, un rictus sur les lèvres. Il renvoya son employé, qu’Azem laissa passer, non sans se méfier ; c’était mieux ainsi.

— Il me faudrait seulement quelques informations, poursuivit-il. La poussière de rêves…

Kirby blêmit. Il aurait disparu dans son costume trois-pièces s’il avait pu.

— Mauvaise idée, répliqua-t-il.

— Le marché est-il si important ?

— Mal géré. Il n’appartient à personne. Tout le monde peut fabriquer de la poussière de rêves parce que tout le monde en produit. Certains sont juste moins bêtes que les autres et la revendent à prix d’or.

— Quels sont les risques de sa consommation ?

Kirby roula des yeux. Il se pensait sûrement quitte en répondant à une question, mais Azem en avait des tas. Qui revendait la poussière de rêves ? Quelles conséquences cette revente avait-elle sur le marché global de la drogue ? Quelles actions les narcotrafiquants qui détenaient le monopole jusqu’à présent envisageaient-ils ? Il y avait cette histoire de production, aussi.

— Allez, Darell !

— Somnolence, sensation de bien-être, hallucinations et sommeil sans fin, soupira l’intéressé.

Sommeil sans fin, voilà qui intéressait Azem. Alice Dodgson souffrait peut-être d’une surconsommation de poussière de rêves. Par ailleurs, son profil correspondait aux consommateurs habituels : libertaires, qui vivaient dans l’utopie d’un monde meilleur, pauvres hères, que le désespoir poussait à la consommation…

— Je n’en sais pas plus, promis. Je ne saurais pas vous dire qui vous cherchez ni qui produit de la poussière de rêves à Ervicje.

— Parce que n’importe qui peut le faire. C’est ce que vous m’avez dit.

Kirby hocha nerveusement la tête.

— Mais si n’importe qui peut le faire, pourquoi êtes-vous si nerveux ?

Azem se rapprocha de Kirby, acculé dans un coin.

— Qu’est-ce que vous ne me racontez pas ? Donnez-moi un nom, et je m’en vais.

— Je ne sais rien de plus.

— Un narcotrafiquant doit détenir une partie du marché, sans quoi vous ne transpireriez pas à grosses gouttes, lâcha Azem en se rapprochant.

Kirby aurait adoré fuir par un trou de souris s’il avait pu. Dos au mur dans tous les sens du terme, il fixa Azem d’un regard suppliant. C’était à se demander comment il avait pu faire carrière dans ce milieu.

En roulant tout le monde.

Kirby était un malin. Là, il se la jouait moins parce que les circonstances le poussaient à faire profil bas, mais dès qu’Azem repartirait, il mettrait de l’ordre dans ses petites affaires.

Une filature ?

Inutile. Kirby était aussi une anguille. Il repérait les agents de police en civil à plusieurs mètres et s’amusait à les semer dans les petites rues d’Ervicje.

Quoi alors ?

Azem entendit le plancher craquer derrière lui. Il fit volte-face, oubliant de garder un œil sur Kirby. Celui-ci en profita pour lui glisser une lame sous la gorge. Azem s’abaissa pour l’éviter. Une douleur sous la mâchoire le pressa à agir. La goutte de sang qui éclata aux pieds du second bonhomme encore plus. Devant lui se dressait l’employé qui l’avait accueilli. Il allongea le poing. Azem l’évita d’un bond sur le côté. Il bouscula l’homme et en profita pour filer. Il franchit la porte et remonta le couloir. Quand il passa de l’autre côté du double rideau pour rejoindre la boutique, il réajusta sa veste, avant de sortir.

Il ne regarda pas en arrière et se fondit parmi les passants. Kirby savait quelque chose. Il savait et ne pouvait rien dire. Azem suivait la bonne piste avec les narcotrafiquants. Alice Dodgson avait dû mettre les pieds dans un trafic qui la dépassait, mais quel lien avec Stephen ?

De retour chez lui, il se mit à tourner dans la pièce à vivre, l’esprit bombardé de questions sans réponses. Sur la table basse, sa tasse de thé avait refroidi depuis longtemps. Il grimaça quand il y trempa les lèvres.

— Reprends-toi, mon vieux ! Tu ne peux pas vivre dans l’ombre de cette enquête !

Alice Dodgson faisait effectivement un rêve récurrent avant de sombrer dans un long sommeil, mais rien n’avançait que Stephen serait aussi victime de cette forme de sommeil. Il existait sûrement des éléments qu’Azem avait loupés, des éléments qui lui permettraient de déterminer ce qui arrivait exactement à Alice et qui n’arriverait pas à Stephen parce que lesdits éléments n’étaient pas réunis.

— Tu essaies de te convaincre, là, maugréa-t-il.

D’un geste rageur, il jeta la tasse contre le mur. Le contenu se répandit sur le tapis de l’entrée, au moment même où rentra Stephen. Il arrondit les yeux de surprise, regarda les bris de faïence, puis Azem.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, un peu penaud.

Azem détestait quand il prenait cet air innocent, alors qu’il était le premier concerné.

Mais il ne le sait pas, enfin !

Comment pouvait-il lui en vouloir pour une chose qu’il ignorait ? Comment pouvait-il continuer à lui mentir en prétextant que leur couple passait avant tout, alors qu’il enquêtait surtout sur Alice Dodgson et son fichu rêve récurrent ?

— Azem ?

Stephen contourna le tapis humide et ferma la porte derrière lui. Très calmement. Azem maudit ce calme qui habitait son compagnon et le fuyait, lui.

Arrête de prendre cette enquête autant à cœur.

S’il s’obstinait dans cette voie, il y perdrait Stephen. Stephen qui contournait les conflits comme il venait de contourner le tapis ; qui demeurait calme dans les situations qui l’exigeaient ; et qui regardait toujours Azem en attendant sa réponse.

— Ce n’est rien, bougonna Azem.

Il se mit en quête du moindre morceau de faïence avant que quelqu’un se coupât.

— Et c’est ce rien qui te met dans un état pareil ? insista Stephen.

Toujours ce calme dans la voix. Et cette insistance dont il n’avait jamais compris pourquoi elle embarrassait les autres.

— Je ne prétendrai pas que tu peux tout me dire, Azem, parce que je ne suis pas forcément prêt à tout entendre, mais si ce rien te tracasse...

Azem se releva, les bris de la tasse dans le creux de sa main.

— Si on arrêtait de tourner autour du pot ? proposa-t-il, fatigué.

Fatigué de mentir à Stephen, de lui cacher la véritable raison de son inquiétude. Après tout, Stephen avait le droit de savoir ; il était le premier concerné.

— J’enquête sur une femme victime d’un long sommeil, commença maladroitement Azem.

Les mots s’entremêlaient dans sa tête, les explications aussi. Par où pouvait-il débuter ? Il n’existait aucune bonne manière de procéder ; Stephen lui en voudrait, de toute façon, pour ce qu’il lui avait dissimulé. Aucun mot ne changerait sa réaction, alors, Azem y alla franchement.

— Cette femme avait signalé faire un rêve récurrent à son médecin traitant, poursuivit-il.

— Comme moi ?

— Comme toi ?

— Et après ?

Pour l’instant, Stephen ne réagissait pas, et Azem saisit l’occasion d’approfondir son propos, avant que la colère de son compagnon ne l’en empêchât.

— Les médecins ne parviennent pas à sortir la victime de son sommeil.

— C’est évident, avança Stephen. Sinon, tu ne parlerais pas d’un sommeil long.

Azem sourit faiblement.

— Qu’est-ce qu’il y a ? l’interrogea Stephen.

— Les médecins ne savent pas non plus si le sommeil long de la victime a un lien avec son rêve récurrent, alors...

Les traits de Stephen se durcirent. Dans ses yeux éclata la colère. Pire, celle de la trahison.

— Alors tu t’es dit que tu demanderais à ta sœur – qui travaille dans l’archéorêve, quelle coïncidence – de fouiller mon rêve parce que tu piétines dans ton enquête. C’est bien ça, Azem, tu piétines dans ton enquête ?

— Ma hiérarchie me somme de lui fournir des réponses.

Une excuse qui n’en était pas une, puisqu’Azem ne s’en cherchait pas. Il se contentait de présenter froidement les faits, comme s’il avait affaire à un collègue. Ce n’était sûrement pas là l’idée du siècle – parce que Stephen n’était pas l’un de ses collègues, mais il s’agissait d’un domaine qu’il connaissait.

Présenter froidement les faits.

Feindre le désintérêt, alors que, à l’intérieur, il bouillonnait à la perspective de ne rien pouvoir faire, ni pour Alice ni pour Stephen.

— Est-ce que tu t’inquiètes vraiment pour moi, au moins ? le questionna Stephen sur un air de défi.

Bon sang, ce qu’Azem méprisait cet élan de provocation, ce demi-sourire sur le visage de son compagnon et cette impatience dans le regard !

— Stephen, bredouilla-t-il en faisant un pas vers lui.

Aussitôt, Stephen recula, lui aussi d’un pas.

Inutile de songer à lui prendre les mains et à jouer la carte de l’empathie, il n’y céderait pas. Cette fois, son humeur l’emportait. Elle se manifestait dans la raideur de son corps, dans l’impertinence de son ton, dans la distance qu’il prenait avec Azem.

— Cette enquête a tiré en moi une sonnette d’alarme quant à ton cas.

— Mon cas ? ricana Stephen. Il n’y a pas de cas. Les dictons qui reviennent en force depuis des mois, les recettes censées éloigner le mauvais œil, la rubrique des occultistes dans le journal... Les gens voient des signes partout, maintenant. Ils clouent des corbeaux à leur porte pour repousser la famine, Azem ! Alors que ce sont les serres qui ne produisent pas suffisamment !

— Je ne te parle pas des corbeaux cloués aux portes ni des dictons, se fâcha presque Azem. Ton rêve...

Il chercha ses mots un instant. Il sentait l’urgence d’être clair et rapidement, avant que Stephen lui claquât la porte au nez.

— Je pense qu’il a un lien avec celui de ma victime. Je pense qu’à terme, tu pourrais finir dans le même état qu’elle. J’en ai peur, en tout cas.

Son compagnon ne répondit pas. Il n’eut pas même un haussement de sourcil. S’en moquait-il à ce point ?

Il n’y croit pas, c’est tout.

Il ne jugeait pas réaliste que son rêve pût avoir un lien quelconque avec celui d’une autre personne, que ce même rêve eût pu plonger cette autre personne dans un état que les médecins qualifiaient d’incurable.

Incurable.

Azem n’avait que ce mot en tête. Si Stephen subissait le même sort...

— Stephen, le rappela-t-il quand l’intéressé tourna les talons.

La porte claqua avec fracas. Le silence retomba.

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Amusile
Posté le 09/01/2022
Coucou,

Je reprends ma lecture après avoir pris des distances. Panne de lecture temporaire. Mais c'est très bien. Beaucoup de mystère, quelques révélations mais encore fragiles. J'ai surtout aimé la dernière scène avec la confrontation entre Azem et Stephen qui a tout de suite mis de la vie avec des échanges houleux et des émotions fortes.
CM Deiana
Posté le 21/08/2021
Je vais avoir du mal à faire un commentaire constructif...
C'est... super bien. J'aime la façon dont les personnages sont perdus, les bribes d'indice qu'ils cherchent tous, tout en restant limités par leurs propres croyances (ou non croyances)
J'attends la suite avec impatience.
Merci pour cette lecture.
Aude Réco
Posté le 21/08/2021
Merci pour ton commentaire !
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