Chapitre 3

J’avais beau me gausser, faire ma petite hyène désinvolte, je suis quand même resté un bon moment à méditer devant mon écran noir.

Méditer est un grand mot. On ne songe pas vraiment à Spinoza ou Mary Poppins, quand la radioctivité est à vos trousses. Qui plus est pour becter votre système nerveux.

Quoi que j’en dise, ce coup de massue avait quand même bien dézingué mon théâtre mental. À quoi pensais-je au juste ? Strictement à rien ! Ma tête semblait vasouiller en plein brouillard cérébral. Anesthésiées mes pensées toutes faites. Chloroformées mes pensées lumineuses qui, du reste, n’avaient jamais éclairé personne. Un vache meuglant devant un train lancé à vive allure ne se serait pas mieux comportée.

Certes, je n'avais pas fait les études brillantes que mes parents attendaient, mais j’étais un peu instruit, suffisamment pour me rendre compte assez vite que ce monde ne tournait vraiment pas rond. J’avais lu les livres importants qu’il fallait lire, les grecs surtout, ces sommités du raisonnement et de l'exactitude, dont les sophismes m'avaient permis d'atteindre l'âge d'un Mathusalem à l'époque de mon insolente jeunesse. De leurs citations, j'avais fait des credos pour parer les éventualités les plus terribles ou adoucir mon tempérament lorsque je me déréglais. Fort de ces maîtres éclairés, je me targuais de pouvoir porter un jugement pondéré à peu près sur toutes choses, et d'assez bien connaître les immoralités incurables de mes semblables. Pourtant, si l'on part du principe kantien que "penser, c'est juger", à aucun moment de ma vie, penser ne m’avait rendu plus intelligent qu’un balai brosse. Ni n’avait rendu mon âme plus belle. En vérité, penser m’avait toujours fait peur. Une peur terrible. Parce que depuis ma tendre enfance, ce qui sécurisait le plus ma joie d'exister c’était d’occulter le Mal, le Chaos, la complexité du monde, qui me revenaient forcément dans les gencives, et de plein fouet, dès lors que je me mettais à penser idiotement. Oui, penser m’avait toujours fait perdre un temps précieux, de sublimes minutes à ne penser à rien. C’est lorsque j’appris enfin à ne plus penser que je compris que c’était une partie, et non la moindre, de l’art de penser. Ne pensez plus, faites l’effort de devenir une abime dans un océan nébuleux, sans harmonie ni équilibre, et vous nagerez à coup sûr dans la sérénité.

Finalement, je n’ai pas pu m’empêcher de repenser à "Little Boy" concocté par cet ignoble parvenu de Robert Oppenheimer, que d'aucuns eurent le culot de surnommer affectueusement "Le père de la bombe atomique". Oppenheimer était également féru de citations séculaires, mais pas vraiment les mêmes que les miennes. Lors d'interviews qu'il donna dans les années 1960, "Daddy BOUM" n'oubliait jamais d'ajouter une couche de gravité à sa réaction en déclarant que, dans les instants qui suivirent la détonation, une phrase de la Bhagavad Gita lui était revenue à l'esprit : "Maintenant, je suis devenu la mort, le destructeur des mondes" ! Voyez-vous ça, le touchant du bonhomme. Il avait fallu à ce glaçant personnage entendre un bruit, un bruit colossal pour se rendre compte que son génie malsain avait accouché de l'épouvante.

Bref, peu de temps après la désintégration d’Hiroshima, une clique d’experts sans scrupule avaient été dépêchés sur le site afin de vérifier l’ampleur de la contamination. Étaient-ils équipés de loupes lilliputiennes ou doués d’un incroyable flair canin, toujours est-il qu’ils concluèrent que seules d'infimes radiations avaient pu être émises lors de l’explosion. Certains avaient même défendu devant le Congrés américain que la mort par radiation ne provoquait aucune « douleur excessive » et était même une « façon très agréable de mourir ». Cette propagande déferla sur la candeur populaire telle une razzia psychologique et mit un peu de baume sur le repentir des physiciens qui avaient fait mumuse à Los Alamos en créant une jolie boule de feu (6 000 °C au centre, 1 300 °C à 600 m) capable de tout carboniser sur les 500 premiers mètres et de tout incendier sur 3,5 km de rayon.

"Une façon très agréable de mourir !" L'apaisante formule pour faire gober au monde l’euthanasie de masse avait été trouvée !

Dès lors, sans doute pris d’une empathie japonisante, Harry Truman valida cette thèse bienheureuse, imposant au yeux de la planète son style original de colombe méphistophélique.

Comment pouvais-je rester quiet avec de telles balivernes d’État ?

Concentré sur mon autolâtrie, d’un coup je me suis tendu comme un arc électrique. C’est à cet instant que se pointèrent les signes qui allaient tempérer sacrément mes injures envers le genre humain.

Ce fut d’abord une danse de zouave de ma paupière gauche. Un tremblement incoercible à rendre cinglé un HPI.

- Par la barbe du Kaiser ! m’interloquais-je.

S’ensuivit l’apparition soudaine d’une mouche volante, totalement shootée, qui se mit à dériver à l’intérieur de mon globe oculaire.

- Nom d’un chien ! Kesaco ?

Pour connaître un peu la biographie d’Edvard Munch, le peintre norvégien, je me souvins alors qu’il avait contracté semblable anomalie dans ses vieux jours : une hémorragie du vitré avait entrainé un corps flottant dans la masse gélatineuse de son œil droit. De ces entrelacs de filaments sinistres, il en avait fait tout un tas de dessins malhabiles, dignes d’un enfant de cinq ans. Dans le musée où j’avais pu les voir, j’avais éclaté de rire, et j’avais même crié « Remboursez ! ». Pitoyable, je m’étais moqué allègrement des toiles d’araignée qui avaient obstrué sa vue et empêché Edvard Munch de poursuivre son œuvre picturale.

Quel abruti ! Bien mal m’en avait pris.

Ce choc visuel contracta aussitôt mes traits en un rictus inhabituel, et ce rictus entraîna un agacement musculaire qui me fit ébaucher plusieurs gestes grotesques sans signification.

Pas besoin d’être névrologue pour comprendre la nature de ces remuements inconscients : la pétoche venait de s’emparer de moi !

Intrépide dans le péril, heureux dans l’adversité, tranquille au sein des orages ? Foutaises ! Telle une outre en peau de bouc, je m’étais gonflé de sottes prétentions un peu vite.

- Et alors Épicure, la calebasse vacille déjà ? me lancèrent alors mes organes vitaux pour mieux enfoncer le clou.

Pour être clair, je crus comprendre que mon corps s’en foutait pas mal de mon aversion pour l’Homme et ses millions de basses œuvres. Le mode « Apocalypse en père peinard » ne semblait pas du tout passer pour lui.

En temps de paix, le coeur palpite, gazouille à l’envi, les joyaux de famille occupent plaisamment le devant de la scène, mais dès qu’arrive le grabuge le corps se faufile subito en backstage. Il pense avant tout à ses fesses, et il a bien raison. De fait, me prévenant qu’il avait aussi des choses urgentes à dire, mon métabolisme se mit à clignoter « Warning » à la façon d’un sous-marin en détresse.

Cela débuta par une vapeur frontale qui ne tarda pas à faire naître une céphalée languide, laquelle ne tarda pas à coincer ma tête dans un étau ferrailleux. Puis ce fut une gêne dans la poitrine qui, cahin-caha, crapahuta en scolopendre vers mon ventre, pour aboutir à cette impression nauséeuse de suer de l’estomac.

- Putentraille ! frappa dans mon esprit contrarié cette insulte archaïque.

Cette somatisation, qui avait pris son temps pour pérégriner de l’astérion à mon cul, me coupa prestement la chique. Je n’avais pas encore la chiasse des lâches, mais je n’en étais pas loin. Aussi stoïque qu’il me semblait être, je venais de perdre le contrôle sur ma cochonnerie de sagesse que j’avais mis tant d’années à échafauder. Et j’en étais furieux.

Il me fallait réagir au plus vite, recouvrer un semblant de calme. Mais comment ? Après m’être enfilé trois aspirines dans le gosier, j’eus enfin l’idée. Du moins, mes pensées permissives me l’offrirent sur un plateau. Il suffisait que je laisse entrer dans mes veines le craving, cette envie brûlante de me prendre une bonne murge pour imposer silence à mon tumulte sanguin.

Oui, mais voilà ! Ne me restait plus en tout et pour tout que deux binouzes à décapsuler et un fond de mezcal. Vraiment pas de quoi tituber dans les limbes ou activer un coma éthylique. Le pochard hurleur fut remis illico à sa place

C’est alors que face à cette situation ultra menaçante, mes synapses commencèrent à jouer du bilboquet dans mon système amygdalien. Que faire ? Où aller ? Sur quel plouc humain déverser encore mes critiques acerbes ? Ne pouvant estimer stastitiquement la portée funèbre de ce massacre d’envergure, je me voyais mal me rendre à l’agora pour délier ma faconde atrabilaire sur les clampins qui venaient d’en réchapper. Oh que non ! Je tendais plutôt à rester comme eux, immobile, pétrifié dans mon huis-clos de survivant novice.

D’un coup, sans crier gare, je me suis foutu une torgnole magistrale, histoire de vérifier si j’étais encore vivant. Résultat des courses : ma joue était en feu ! Je commençais à perdre sévèrement les pédales.

Qu’est-ce qui m’arrivait, foutredieu ? Ma nature profonde était t-elle en train de se disloquer au moment même où j’étais en passe de devenir le plus heureux des hommes ? Sans les hommes.

Là-dessus, mon surmoi intervint :

- Arrête ton char Ben-Hur ! me rétorqua t-il. Tu essaies juste d’encaisser à ta manière l’arrivée imminente du typhon de becquerels. Avec pour seuls boucliers ta chère dérision, ton humour gras.

- Je ris, mais plutôt jaune caca d’oie ! lui répondis-je.

- Allons, allons ! Si la vie n’était pas si absurde, la mort nous apparaîtrait comme une délivrance. Ce qui a toujours sauvé ton existence jusqu’à présent, c’est justement la ribambelle de tes rires : ton rire céruléen, ton rire queue de renard, ton rire cerise Hollywood et cuisse de nymphe émue. Tu as toujours eu la chance de rire en couleur pour esquiver tous les écueils, c’est ce qui te distingue de la masse.

- Si c’est pour dire des conneries pareilles, tu peux plier bagage. Pour l’heure, je ne me sens plus vraiment Zeus assis en majesté avec un foudre dans la main. Je suis en train de m’écrouler comme une merde, et ça ne me plaît pas du tout. J’ai fortement besoin de réfléchir.

- Aime tout simplement la Vie. La Vie te maintiendra en vie. Honore la Terre. Rends-lui hommage. Fusionne. Réalise l’un dans l’Un. Deviens l’Homme Nouveau.

- Et ta sœur, elle bat le beurre ?

- Elle risque pas ! Toutes les mottes sont déjà fondues !


 


 


 

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Zoé Florent
Posté le 09/11/2023
Voilà une doublette du chapitre deux, il me semble... Je zappe et passe au suivant illico ;-)...
Bon, en attendant, je meuble pour que mon commentaire fasse les cent cinquante caractères, a minima :-)...
Hortense
Posté le 22/11/2022
Re,
Baroud d’honneur pour le généralissime, prise de parole délirante et pourtant pathétique, le rideau tombe. Je note tout de même que les journalistes de Fox News et d’ABC News, ont échappé par miracle à l’hécatombe, ils sont comme les scorpions que rien ne peut atteindre. Ton misanthrope peut savourer sa bière, les dés sont jetés.
Juste une remarque :
- la guerre, disait De Gaulle, c’est comme la chasse. Sauf qu’à la guerre les lapins tirent aussi : une virgule à la place du point après chasse ?
À bientôt
Zultabix
Posté le 23/11/2022
Concernant les journalistes et même le Général ! Disons, que les plus privilégiés ont eu deux trois minutes pour rejoindre leur bunker attitré ! Je t'embrasse !
Zultabix
Posté le 23/11/2022
Juste une question : ça te paraît pas chiant, trop sentencieux ? C'est suffisamment rythmé ?
Hortense
Posté le 23/11/2022
Non, pas du tout, j'ai un vague souvenir de la précédente version. D'emblée tu nous mettais un uppercut, si je me souviens bien, avec la mort spectaculaire du général, et puis on enchaînait sur la déambulation philosophico-désabusée et fatale du narrateur. Je mets des guillemets à tout cela, car j’ai tellement lu depuis que je peux me faire des nœuds. Là, tout en maintenant l’effet saisissant de surprise, tu poses d’emblée la situation en plaçant ton narrateur au centre du récit. Tu prends aussi un peu plus le temps il me semble. Les chapitres courts offrent un crescendo et apportent la tension nécessaire. Les sentiments, le ressenti, la colère du narrateur, sont également au cœur de cette histoire. On devine que c’est son histoire que l’on va découvrir.
Pas de doute, ça fonctionne, c’est clair, fluide, le langage brut du narrateur nous heurte et nous interpelle tout autant que l’action en cours. Franchement, ta plume m’avait manqué et j’ai hâte de découvrir (re) la suite.
Amicalement
Hortense
Posté le 23/11/2022
Donc, pour être claire : ni chiant, ni sentencieux !!!
Zultabix
Posté le 26/11/2022
Encore une fois un grand merci ! Tu as vraiment l'art et la manière de mettre au feu tous mes doutes ! C'est bien simple, ma plume t'adore ! Bien à toi !
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