Chapitre 28 : le congrès de tous ceux qui détestent le Chasseur

Par Zephirs

Nul besoin de réponse pour confirmer une telle évidence. Le Chasseur sortit le Catalyseur de sous son manteau, surveillé par plus de yeux qu’il ne pouvait en compter. Certains s’écarquillèrent, d’autres se plissèrent, aucun ne lâcha la relique.

Personne ne tenta le moindre mouvement pour se risquer à l’obtenir. Les vieux ennemis se tenaient côte à côte, rassemblés par cette même convoitise qui les divisera de nouveau tôt au tard. Quant aux amis, bientôt, il n’y en aurait plus.

Ashley remarqua des silhouettes familières parmi un groupe de personnes aux longs manteaux, coincé entre des arbres humanoïde à l’allure particulièrement féroce et d’étranges créatures mi-femme, mi-oiseau. Peu importait comment, Yorick avait rallié l’Eldorado avec une grande partie de ses chasseurs de reliques.

Ses pupilles croisèrent celles de Sonia, illuminées par un tas de paillettes sur ses pommettes. La savoir en vie lui tira un sourire, même si sa ressemblance avec une guirlande lumineuse la préoccupait.

D’un mouvement de tête désignant ses compagnons, puis le mur de sorti, la magicienne au manteau azur essaya de lui communiquer une information de la plus haute importance. Ashley en comprit l’essentiel.

Ils vont essayer de nous aider.

Un homme au long manteau rouge s’extirpa de la foule.

— Tout cela est ridicule, le Catalyseur doit revenir aux magiciens. Son pouvoir est grand, nous l’étudierons…

— Certainement pas ! contesta un bonhomme moustachu vêtu d’un élégant costume vert bouteille tout en le pointant de sa baguette. Après tout le mal qu’à causé le Bourreau de Salem aux sorciers, nous pouvons légitimement revendiquer le Catalyseur.

— Vraiment ? s’écria Déwis en agitant ses ailes blanches.

Son épée était plantée devant lui et lui servait d’accoudoir.

— Quelques vies ne sont rien face aux dégâts que le Chasseur a causé à l’éternel. Sans compter les anges qu’il a envoyés dans le néant.

Un brouhaha indescriptible s’ensuivit. Toute la civilité dont ils firent preuve jusqu’à maintenant s’envola. Des bousculades débutèrent entre des magiciens et des sorciers, des nains en armure et cotte de mailles gesticulèrent après que des arbres prétextèrent ne pas les avoir vu, alors que manifestement, ils avaient essayé de les écraser.

Entre deux arguments sur leurs droits de posséder la plus puissante des reliques pour réhabiliter leur monde d’origine, les petits barbus moulinaient l’air de leurs haches tandis que certains menaçaient de grands hêtres de raccourcir leur point de vue afin que ce genre « d’accident » n’arrive plus.

La discorde emportait tous les esprits sans exception ou presque. Des leprechauns profitaient de leur petite taille pour faire les poches de ceux qui n’y prenaient pas garde, et des souris en profitaient pour faire les leurs. Seules les personnes revêtues d’armures en polymère semblaient y trouver leur compte. D’ailleurs, elles se ravissaient d’exhiber leurs armes comme si parler était une perte de temps, puisque inévitablement, ils allaient devoir s’affronter.

Soudain le Chasseur lança Prison qui redevint un saphir avant d’atterrir dans sa paume.

— Très bien, je devrais donc le donner aux sorciers.

Cette simple phrase ramena le silence. Un mouvement de recul eut lieu autour des porteurs de baguette, bien plus nombreux que tous les autres. Puis des lames brillèrent, des griffes tintèrent, des sabots frappèrent le sol alors que des éclats lumineux germaient entre les doigts de magiciens et d’humanoïdes aux oreilles pointues.

Après quelques pas en direction du plus gros des regroupements de sorciers, le Chasseur se stoppa. Son front se plissa comme ses paupières.

— Ou peut-être devrais-je plutôt le donner aux anges ?

Pour rejoindre ces derniers, ses bottes firent demi-tour avant de s’arrêter à mi-chemin. Le même phénomène se produisit. Les autres groupes s’écartèrent pour préparer leur assaut sans être pris dans celui des autres.

Ashley commençait à entrevoir le plan derrière l’air nonchalant de son compagnon. Son expression ne la trompait pas, il n’avait pas la moindre intention d’abandonner le Catalyseur.

Son saphir roulait nerveusement dans sa paume, comme si un dernier détail l’empêchait d’agir. Trop encore le surveillaient. La petite troupe d’anges aux ailes noires, figée derrière des êtres couverts d’algues et d’écailles, restaient en retrait sans ciller, concentré sur sa personne. Aucun ne prenait part à l’agitation.

Une bonne quantité des hommes et femmes en armure de polymère, désignés sous le terme de « Héros » par plusieurs voix, ne le lâchaient pas non plus. Leurs doigts jouaient sur leurs armes, impatients.

Je n’ai plus le choix.

Son saphir disparu sous son manteau avec sa main, puis celle-ci fouilla ses poches le plus calmement possible. Ses yeux furetaient d’une place à l’autre, inquiété par l’attention que lui attira ce simple geste.

— On fait comment pour ne pas mourir cette fois ?

Le Chasseur sursauta. Ashley s’était approchée suffisamment près pour lui murmurer à l’oreille.

— J’ai presque un plan.

— Pourquoi tu n’utilises pas tout simplement le Catalyseur ?

Ses sourcils s’agacèrent sans pour autant qu’il ne se retourne ou hausse le ton. Au contraire, Samuel fit tout pour murmurer le plus bas possible.

— Sais-tu à quel point il est compliqué de le recharger ? Il ne suffit pas de le brancher à une prise de courant. Et puis, la situation n’est pas encore désespéré.

La jeune femme aurait voulu lui dire qu’elle ne voyait pas comment cela pourrait être pire, mais il ne lui en laissa pas l’occasion.

— De toute manière, je vais avoir besoin de toute sa puissance et bien plus. Je ne peux pas l’utiliser maintenant.

La cohue s’intensifia, chargée par les injonctives doublées de mises en garde destinées à Déwis et ses anges aux ailes blanches.

— N’oublie pas le fil d’Ariane.

Ashley pencha la tête sans saisir le sens de sa phrase.

— Comment ça ?

— Tu comprendras le moment ve...

Une lumière rouge passa au-dessus d’une femme blonde avec une baguette.

Tous s’immobilisèrent.

Ashley retint son souffle, certaine de savoir d’où venait le sort, et elle n’était pas la seule.

Sonia.

Pourtant, personne d’autre ne s’en préoccupa. Il y eut un moment de flottement, puis des éclats de lumières fusèrent du côté des sorciers tout comme celui des magiciens. À coup de boucliers, de lames, de crosse de fusils automatiques, les Héros repoussèrent ceux aux abords de leur portée alors qu’un sourire se dessinait sur leurs lèvres. Les vampires fondirent sur les proies que pouvaient saisir leurs doigts ornés de bagues, les nains entaillèrent l’écorce des arbres vivants.

Le sang ne tarda pas à couler abondamment.

Samuel profita du chaos pour extirper une fiole noire de son manteau. Sa main se la leva au-dessus de sa tête, après quoi il la jeta violemment au sol. À son apparition, les ailes sombres des anges déchus les décollèrent du sol avant de battre avec force l’air. Mais ce ne fut pas suffisant pour atteindre le Chasseur avant que le verre ne se brise.

Un nuage noir explosa, granulé tel du sable. Toute la pièce se remplie dans des tournoiements obscurs tandis que la lumière disparaissait, aspirée dans le néant. Une partie de la tempête s’échappa pour envahir le hall gigantesque ainsi que ses milliers de marches remplies de sorciers, de nymphes aux couronnes de fleurs, de magiciens, de bataillons de Héros et tant d’autres.

Les ténèbres devinrent maîtresse des lieux, plus rien ne produisait le moindre éclat. Pas même le saphir de Sam. Ashley sut alors que le moment était venu. Ses doigts cherchèrent le fil d’Ariane à son ventre, et pendant un instant, elle eut peur de le couper par maladresse. Néanmoins, sa dague n’en fit rien.

Un trait bleu s’illumina de quelques centimètres. Sa lueur se distordait par moment, peinait à se maintenir.

Je dois le suivre.

Les cris s’étouffaient comme le bruit des combats et des sorts s’écrasant sur l’or ou la chair.

Je dois retrouver Sam.

Autour rôdaient des mouvements que la jeune femme ne pouvait que sentir à défaut de les voir.

Il faut que je bouge. Tout de suite.

Ses jambes refusaient d’obtempérer.

Des ailes la frôlèrent sans dévoiler leur couleur, un sort fit de même. Tout son corps tremblait.

Allez Ash, si tu restes ici, tu es morte.

Son pied droit quitta le sol, l’autre suivit. Les grains fouettaient son visage à lui arracher des gémissements de douleur quand un bruissement sur sa droite tourna sa tête.

Une masse l’écrasa au sol.

Qu’est-ce que…

Des mains tâtonnèrent son visage jusqu’à trouver son cou. La froideur de ses bagues caressaient sa peau avec une délicatesse dérangeante. Ashley agrippa le tissu délicat d’un manteau en velours, puis tenta de basculer la chose, en vain.

La tempête de sable chaotique gagnait en amplitude, l’air peinait de plus en plus à entrer dans ses poumons. Une voix masculine chuchota à son oreille d’un ton suave :

— Ne t’inquiète pas, ça ne fait plus mal après un certain temps.

Des crocs se plantèrent dans son cou.

La douleur se propagea tel un poison, ses muscles s’alourdirent. Sans réfléchir, Ashley raffermit sa prise sur sa lame, puis la planta encore et encore dans le ventre du vampire. Il ne broncha pas, au contraire, son gosier avala plus goulûment son sang. La blondinette plaqua laborieusement une main contre son torse pour tenter une nouvelle fois de le repousser, mais rien n’y faisait.

Ignis... Ignis... Ignis…

Des picotements émergèrent dans ses doigts sans produire la moindre flamme.

Ignis... Ignis...

Elle n’y arrivait pas.

Ignis…

Penser devenait difficile. Sa conscience déclinait, sa douleur aussi. Il n’avait pas menti, ça faisait moins mal après quelques instants.

Ignis…

Son bras s’effondra au sol, aucun de ses membres n’acceptait de faire le moindre geste.

Soudainement, le suceur de sang se détacha de son cou. Un flot d’adrénaline déferla aussitôt dans ses muscles, comme si une digue venait de céder. Il y eut un râle, après quoi une giclée de gouttelettes l’éclaboussa au visage. Tout le poids du vampire se retrouva sur elle, et avant de pouvoir l’en écarter, Ashley se retrouva couverte de poussière.

— Aaaah…

Ses mains se portèrent à son flanc. La jeune femme y découvrit sa peau déchirée d’où coulait un liquide chaud. Malgré cella, elle se remit sur pied dans un grognement, encore engourdie. L’obscurité ne l’empêcha pas d’avoir l’impression que le monde tanguait.

— C’est pas vrai !

La douleur croisait à son ventre, d’innombrables insectes semblaient le dévorer.

Ses mouvements approximatifs rendirent difficile la réapparition du fil d’Ariane entre ses doigts. Désorganisés, ses pas s’enchaînaient guidés par la presque imperceptible lueur. Ashley rentra dans plusieurs personnes alors que les combats ébranlaient le sol, alors que l’accumulation de magie dans l’air rendait la température aussi élevée que celle d’un four.

Ses réflexions confuses restaient fixées sur un seul objectif : sortir d’ici.

Ashley trébucha. Elle se rattrapa au sol une fois, deux fois. L’une de ses mains restait constamment plaquée contre sa blessure au flanc dans le faible espoir d’atténuer le sang qui en coulait. Puis l’air redevint respirable, le doré remplaça l’obscurité, illuminé par des points lumineux semblables à des feux d’artifices.

Un pas de trop emmena le vide sous ses semelles. Ashley écarquilla les yeux en apercevant les marches, après quoi il y eut le premier impact. Un autre. Un suivant. Elle roula sans parvenir à s’arrêter jusqu’à ce que son visage s’immobilise sur l’or et le sang. Ses côtes la brûlaient comme le reste de son corps. Dans ses oreilles, un sifflement grondait. Un sifflement qui persista pendant de longues secondes avant que la cohue, les explosions et les cries ne reviennent.

Je… j’ai… c’est...

Tout était flou. Des silhouettes descendaient l’escalier, ponctuées par le son de leurs bottes et des ordres criés par une voix masculine aux accents autoritaires. Ashley n’en saisit pas un mot. Les chantonnements du chat, ponctué par ses rires, l’empêchaient de faire abstraction du chaos environnant.

Le sol trembla sous des détonations. Presque aussitôt, des éclats fouettèrent ses cheveux comme si une partie des marches venait d’exploser.

— Formation défensive !

La jeune femme prit plusieurs secondes pour réaliser qu’elle se trouvait maintenant sur le dos. Dans les étages supérieurs, des formes se battaient, des traits de lumière illuminaient l’or et les parois blanches des maisons cubiques.

— Déploiement ! Mouvement Arcturus. Autorisation d’user des pouvoirs divins. Objectif prioritaire : le Catalyseur.

Des plumes blanches teintées de jaune tombèrent à quelques centimètres d’Ashley, lâchées par un ballet de points qui voltigea entre des escaliers avant de filer. Malgré sa volonté, pas la moindre parcelle de son corps ne bougea. Même ses doigts, encore verrouillés autour de la poignée de sa dague recouverte de son propre sang, refusèrent de desserrer leur étreinte.

Un bip de talkie-walkie perça difficilement le brouhaha.

— État des positions ? Le Chasseur a-t-il été repéré ?

Il y eut un autre bip.

— Groupe Pléthore, négatif, annonça une femme à la voix grésillante. Nous patrouillons dans les niveaux inférieurs.

Après un autre bruit du talkie-walkie, une voix grave suivit :

— Groupe Limbo, négatif. Les groupes Bouton, Frisbee et Paragon sont partis à l’entrée sud, depuis les communications ont été rompu. On reste en stand-by avec le Juge Rodin.

— Bien reçu.

Des dizaines de pas l’ignorèrent en passant à côté d’elle. Certains écrasèrent son bras ou ses jambes. Aucun dans leur tenue sombre faite en polymère ne lui adressa le moindre regard, comme si elle était déjà morte.

Un sifflement, suivit d’un trait de lumière vert passa avant de s’écraser hors de son champ de vision, puis de la poussière souffla sur son visage.

— Magiciens hostiles ! avertis une voix aiguë et féminine.

Un grand « bang » précédé d’un éclair d’une chaleur saisissante éclaira le sol d’une lueur verte. Ashley ne vit pas la fin de sa course, mais n’eut pas besoin de beaucoup d’aide pour imaginer le groupe se diviser en deux pour l’esquiver.

Une pluie rougeâtre s’abattit sur sa joue.

En un clignement d’yeux, un homme au long manteau brun se dressa devant-elle.

Proiectura.

Un puissant courant d’air se fracassa contre une surface verte inflexible, après quoi il rebondit pour se perdre loin vers les hauteurs dans un sifflement plaintif.

— Ivan, l’amie du Chasseur, vite.

Ashley peinait à garder ses paupières ouvertes. De petites taches sombres dansaient autour d’une masse gigantesque revêtue d’un manteau brun qui lui donnait l’apparence d’un ours.

— Yorick. Que diriez-vous d’en finir une bonne fois pour...

— Pas aujourd’hui, très cher Ether.

L’ours la souleva du sol sans le moindre tact.

— C’est Juge Reenberg pour vous.

Une sensation de froid se répandait depuis son flanc jusqu’à son cœur.

Tais-toi.

Le chat riait, riait toujours plus fort.

Tais-toi !

La notion du temps devint un lointain souvenir, les voix se déformèrent. L’obscurité s’imposa, l’hilarité du matou atteignit son summum. Puis, plus rien.

Ses yeux se rouvrirent, encore groggy. Une émeraude gigantesque gisait au sol, brisée en mille morceaux. Autour grouillaient des corps, parfois en plusieurs bouts. Des magiciens, des Héros, des sorciers, des souris, des lutins,... rien ne les distinguait face à la mort. De nombreuses carcasses aux écailles noires obstruaient également le sol, immobiles. Leurs affreuses langues étaient tirées, leurs yeux jaunes révulsés.

Ashley reconnaissait l’endroit. Elle remarqua qu’elle se trouvait en hauteur, sur l’une des tables rituelles, là où se tenaient des piles de crânes une éternité plus tôt. L’envie de quitter la surface dorée ne suffit pas, elle ne put faire guère plus que remuer. Ses muscles étaient mous, sa nuque raide, mais le plus inquiétant restait son flanc droit qui donnait l’impression que l’on fouillait sa chair.

Plus discrète, l’hilarité du chat se terrait dans un coin de sa tête. Le passage d’une silhouette au long manteau azur devant Ashley le tue pendant quelques instants. Le tissu, déchiré, sale, était recouvert de traces de sang, et virevolta lorsque Sonia fit demi-tour, l’air contrarié, pour repasser encore et encore. Son visage dévoilait plus de paillettes que de peau, sa peau plus d’entailles que de chair.

La magicienne se stoppa brusquement, puis fixa l’un des crocodiles mutants. On aurait dit qu’il semblait être plus que ce qu’il était en réalité à ses yeux. Presque aussi rapidement qu’il vint, son air rêveur s’éclipsa.

— On devrait partir. Ashley est blessée, le Chasseur a disparu... Nous ferions mieux de le retrouver à L’entre-monde quand la situation se sera calmée. Nous avons déjà attendu trop longtemps.

— Hors de question.

Yorick apparut d’un couloir, accompagné d’un ours sur ses deux pattes arrière, qui se trouva être en réalité l’homme qui l’avait ramassé dans les marches.

— Si je ne m’abuse, nous ne possédons pas la Catalyseur, et de toute manière, les bulles sont fermées.

Un bruissement sur la droite attira l’attention d’Ashley sans qu’elle ne puisse en voir son origine.

— Cinq reliques valent mieux qu’une mort certaine, tu ne penses pas très cher Yorick ? raya une voix féminine. J’aimerais bien pouvoir dépenser mon or pour autre chose que mon enterrement, alors si on peut se tirer…

— Le Catalyseur a trop de valeur pour laisser une telle occasion filer. Notre guilde sera invincible avec cette relique, et une fois que ce très cher Chasseur sera...

— Sera quoi ?

La colère piquait chacun des mots de Sonia sans enlever cette légèreté propre à sa voix.

— Je n’ai pas accepté ce contrat pour trahir le commanditaire.

— Personnellement, notifia la voix féminine, vos états d’âme, j’en ai rien, mais alors rien à foutre. Tant que mes intérêts sont saufs. Et là, mes intérêts sont de ne pas mourir.

Sonia mit ses mains sur ses hanches, ou plutôt, ce qu’il en restait. Ses pieds se baladèrent entre les corps, les os et le sang. Entre les griffures, profondément ancrées dans l’or, les armes brisées des Héros, les baguettes en plusieurs bouts des sorciers.

— Yorick, si vous voulez attendre que ce truc à fourrure déboule ici, c’est votre problème. Moi, je pars avec ceux qui le veulent. Je n’ai aucune envie de recroiser son regard. Aucune relique ne mérite que l’on donne sa vie pour l’obtenir.

Sonia sentit une présence dans son dos. Elle fit face, face à une forme imposante au visage bourru, et à l’air singulièrement antipathique. L’homme à la corpulence d’ours l’attrapa par le col.

— Tu gueules beaucoup pour quelqu’un qu’a disparu dans la poussière de néant sans essayer de nous aider dedans et après.

— Va donc dire ça aux quatre magiciens qui ont essayé de me tuer pendant la petite extinction des feux, rétorqua-t-elle le sourire aux lèvres. Par contre, toi Ivan, avais-tu peur qu’un peu de délicatesse te rende moins idiot quand tu as chargé Ashley sur tes épaules comme un sac ?

Sa gaieté s’assombrit, ses dents se cachèrent pour laisser place à une expression si peu naturel sur son visage que ses traits se tordaient.

— Elle s’est pris un sortilège corrosif sur un point vital, le peu de jugeote dans ton petit crâne...

— C’est qu’une monnaie d’échange, cracha Ivan, j’me contrefous…

Vive et sans aucune hésitation, le poing de la magicienne atterrit dans le visage du balourd la surplombant d’une tête. Il recula d’un pas, surpris, et avant qu’il n’ait eu le temps de se remettre du coup, une barrière verte les sépara.

— Il suffit vous deux, nous avons perdu suffisamment de chasseurs de reliques pour aujourd’hui.

Un rire amer retentit dans la salle circulaire, suivi d’une quinte de toux. La voix féminine lui somma d’arrêter tout en l’avertissant que son état ne lui permettait pas une telle fantaisie.

Le dos légèrement courbé, l’homme à l’apparence d’un ours adressa un signe d’apaisement à Yorick. Sonia en préféra un moins courtois.

— Je ne suis pas un de tes lèches-bottes, Yorick.

D’un mouvement du poignet, elle brisa la barrière. Aussitôt, des paillettes dévorèrent un peu plus ce dernier.

Une explosion détonna non loin. Peu après, deux voix fluettes et familières parvinrent à franchir le couloir et à résonner autour d’eux.

— Des imbéciles idiots.

— Des benêts, surenchérit une deuxième voix identique.

— Des olibrius incapables de comprendre la portée de nos travaux.

— Ils pourraient mourir moins vite, nous n’avons même pas le temps de calculer l’étendu de sa puissance.

Ashley loupa un battement de cœur lorsque deux gros bonhommes flous vêtus de fourrures et de chapeaux ridicules apparurent à l’ouverture du couloir par lequel Yorick et Ivan étaient arrivés. Puis elle se rendit compte qu’il s’agissait des frères Ricochets, et non pas un défaut de sa perception.

— Vous, protégez cette salle, s’écria Harold ou possiblement James.

— Vous auriez pu être plus nombreux, les blâma le deuxième frère Ricochets. Cette créature ne fera qu’une bouchée de vous. Mais vous serez utile, nous pourrons peut-être en apprendre plus grâce à vos morts.

Ils furent purement et simplement ignorés par les chasseurs de reliques. Aucun ne daigna tourner la tête ou même hausser un sourcil alors que les deux fantômes débattaient sur la meilleure façon d’analyser les résidus magiques d’un cadavre.

Ashley se souleva difficilement sur ses coudes, Sonia l’aperçut du coin de l’œil. Immédiatement, son air joyeux refit surface.

— Allison, il te reste un peu de tonique du troll ? Je pense qu’Ashley va en avoir besoin pour retrouver un peu d’énergie.

— Peut-être bien.

Une demoiselle aux cheveux aussi mauves que son long manteau farfouilla dans ses poches avant d’en sortir une fiole de couleur boue.

Ashley reconnaissait cette voix, tout comme l’affreuse mixture dont l’odeur, lorsque la magicienne la lui tendit, confirma ses soupçons.

— J’espère pour toi que tu en as déjà bu.

L’expression d’Allison indiquait que dans le cas contraire, il était inutile de s’en plaindre à sa personne.

— Oui, j’ai déjà eu ce plaisir.

La blondinette tendit le bras, mais une douleur lancinante arrêta son geste. Son attention se porta immédiatement à son flanc droit pour constater les dégâts de sa plaie, rongé au vif par des filaments verts entourée d’une substance gluante plus foncée.

Quelqu’un lui avait enlevé son manteau. L’information ne la percuta pas tout de suite. De toute manière, vu l’état dans lequel il devait être, les probabilités qu’elle le remette étaient peu élevées.

La deuxième tentative fut la bonne. À peine le liquide franchit ses lèvres que les rires discrets du chat disparurent de son esprit. La journaliste ne rechigna pas à absorber les trois-quarts de la potion, le reste coula sur sa joue. Probablement à cause de son goût immonde.

La douleur s’accentua, puis ses forces revinrent, se propagèrent jusqu’à la cloîtrer au plus profond d’elle-même. Ses côtes, ses bosses, ses plaies, rien de bien grave finalement. L’envie de combattre quelques monstres l’emportait même sur celle de quitter cet endroit.

D’un bond, Ashley se remit sur ses rangers, et une vague électrique la traversa de bas en haut. L’afflux de forces resta supérieur. Ses diverses contusions fragilisaient ses jambes sans l’empêcher d’être debout, prête à courir un marathon. D’autant plus que des cris terrifiants, accompagnés de hurlements de détresse de plus en plus proches, la motivaient à enquêter sur leur origine.

C’est pas vrai, à quoi je pense. Il faut que je retrouve S...

L’immobilité des magiciens l’intrigua. Elle voulut dire un mot, mais l’index de Sonia l’en empêcha. Ses lèvres s’approchèrent de son oreille.

— Il arrive.

Ashley ne comprit pas, puis après quelques secondes, des engrenages s’actionnèrent dans son cerveau encore confus. Les rumeurs, le monstre sans faiblesses, l’émeraude brisée.

Oh non…

Des glapissements accompagnés d’entrechoquements, de déchirements et de craquements d’os résonnèrent dans le couloir. Yorick se retrouva à leurs côtés sans qu’Ashley ne sache comment.

— On se replie vers l’extérieur.

— Des changes-formes ont envahi la cours depuis que la barrière...

— Par le Créateur, des changes-formes valent mieux que cette chose.

La fille aux cheveux mauves émergea de derrière la table rituelle à côté d’eux, un vieux magicien barbu aux longs cheveux pendu à son cou. Son manteau gris, déchiré à de multiples endroits, donnait une meilleure impression que son visage défiguré par trois entailles nettes partant de son front jusqu’à son menton, où nageait une pommade verte à la texture gluante.

Allison leur passa à côté.

— Comptez pas sur moi pour l’attendre, je l’ai vu une fois de près, ça m’a suffi.

— Et moi donc.

Le blessé toussota, puis cracha un filet de sang.

Yorick attrapa Ashley par le bras, une tape l’en délogea. Le magicien fronça les sourcils en la regardant quelques secondes avant de tourner brusquement les talons pour foncer vers le couloir opposé aux crissements que produisaient des griffes sur l’or. En un rien de temps, il dépassa Allison et l’homme au manteau gris, suivit par Ivan.

— Ashley, on doit y aller aussi.

Les grattements se faisaient toujours plus proches, ponctués par des grognements.

— Ashley, il sera là d’un instant à l’autre.

À l’extrémité du couloir à destination du grand hall, apparurent deux éclats bleus. Plus mordant que l’hiver, plus perçant que des lames affilées, la jeune femme n’arrivait pas à s’en détacher. Les deux yeux aussi l’observaient sans bouger, sans ciller, dans un silence perturbé par l’écrasement de gouttes sur le sol.

Ils sont si beaux…

Une patte fine, longue, recouverte d’une fourrure épaisse orange et pourvut de quatre griffes couvertes de sang émergea de l’obscurité, puis produisit un horrible crissement en passant lentement sur le mur. L’hébétement d’Ashley se dissipa, aidé par la brusquerie de Sonia à la tirer vers l’ouverture menant à la sortie. Un jappement terrifiant couvrit les allaitements de l’homme blessé, plusieurs mètres devant eux, toujours soutenu par la magicienne aux cheveux violets.

— Laisse-moi Allison, je te ralentis.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, répondit-elle avec difficulté.

D’elles-mêmes, les jambes d’Ashley accélérèrent. Sonia la tirait toujours plus fort.

— Ne te retourne pas.

Il n’en fallut pas plus pour qu’elle jette un coup d’œil par-dessus son épaule. Le monstre, même loin, restait impressionnant avec son long museau garni de dents pointues. Ses babines retroussées étiraient ses lèvres dans un sourire horrible avide de sang, sang dont ses poils dégoulinaient.

Subitement, ses oreilles pointèrent en arrière. Une boule de poils bleue rayée de noir barrait sa route, le pelage dressé. La créature gronda, solidement ancrée sur ses quatre pattes, prête à bondir. La seule réponse du chat fut d’exploser de rire.

Pour une fois, la journaliste ne souhaitait pas connaître la suite. Le couloir tourna en arc de cercle, puis il y eut un angle. Sonia la lâcha pour aider Allison à avancer plus vite. Ashley les dépassa. La lumière d’au-dehors, partiellement occulté par une nappe de brouillard, resplendissait au loin.

Réguliers et rapides, des frottements s’approchaient à grande vitesse. Ils ne se trouvaient plus qu’à mi-chemin de la sortie. Peu de temps après, quelque chose de lourd s’écrasa dans leurs dos avant de reprendre sa course.

Sonia se détacha des deux magiciens :

— Continue Allison, ne t’arrête pas.

À bout de souffle, la demoiselle ne parvint pas à répliquer le moindre mot. Elle se contenta de hocher la tête avant de repartir.

Sonia farfouilla ses poches intérieures en se retournant. D’ici un instant, la malédiction de l’Eldorado fondrait sur elle.

— Sonia !

Au son de sa voix, elle sut qu’Ashley se trouvait au bout du couloir. L’obscurité l’empêchait de voir avec discernement quelles fioles reposaient aux creux de ses mains, mais elle avait la conviction que leur contenu suffirait. De toute manière, il était trop tard pour se raviser.

La bête fléchie les genoux, les griffes de ses pattes avants se déployèrent plus largement dans un sifflement. Au même moment, le verre des fioles tinta sous le double entrechoquement.

— Tu vas pas aimer, sale bestiole.

Sonia les lança violemment vers le plafond.

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