Chapitre 26

Annwn se leva de bonne heure, ce qui n'était pas dans ses habitudes. Le Sénéchal la considéra d'un œil surpris, légèrement inquiet. Sa belle compagne ne sortait du lit aussi rapidement que lorsqu'elle avait une idée en tête. Et malgré tout l'amour qu'il lui portait, ses projets l'effrayaient... Mais elle ne jugea pas bon de lui en fait part cette fois-ci. Elle s'habilla en hâte et le salua d'une ébauche de baiser sur le front. Il avait depuis longtemps renoncé à l'idée qu'elle lui tienne conversation. Elle pouvait être muette comme sont les pierres, ou bavarde comme une pie, selon les heures et ses humeurs. Il ignorait le plus souvent ce qu'elle faisait de ses journées. Elle partageait sa couche et ses repas du soir, et s'en satisfaisait, sachant d'instinct qu'il ne pouvait trop en demander.

Il était tombé sous le charme cinq ans auparavant, alors que la folie venait de s'emparer de son épouse. Radieuse inconnue, Annwn s'était agenouillée devant le Roi lors de doléances publiques. Elle s'était présentée pour demander le droit de terre à Kaalun, se disant sans famille, abandonnée enfant et élevée dans un lointain village perdu des Petites Serpantes. Elle n'avait ni nom ni toit, et souhaitait proposer ses talents de scribe au château. Le Sénéchal l'avait convoquée dans la serre suspendue qui lui faisait office de cabinet de travail, et sitôt la porte fermée, était tombé à genoux, la suppliant de devenir sienne.

Ils formèrent alors un étonnant couple : lui manchot, petit et falot ; elle grande et exaltée, sublime. Jamais elle ne travailla. Elle aimait languir au lit bien après les Fumes, y prendre son déjeuner, et passer des heures aux Bains à se faire tresser des coiffures élégantes. Jamais elle ne parut souffrir de la solitude qui était pourtant sienne. La Ministre aux clefs restait à son égard cordiale, guère plus, et les autres membres du Consulte s'accordaient à penser que sa mise en ménage avec le Sénéchal n'avait d'autre but que de mener une vie oisive et confortable. Quant à la Reine Beth, douce épouse de Saul Tyr, elle mourut une année à peine après son arrivée au château des Chimères.

Le heurtoir de fer martela la porte de la tour. Aloysius ouvrit, l’œil encore brouillé de sommeil.

« Vous êtes bien matinale aujourd'hui, remarqua-t-il, narquois, je sais dorénavant que vous n'êtes pas de ces créatures mi-femme mi-serpent qui doivent rester terrées de minuit à midi... Dommage, cela me rendait votre compagnon plus... intéressant.

– Je vous ai prévenu hier que je n'avais pas de temps à perdre Aloysius. Et vous non plus je pense...

– Oh, moi, vous savez, cela fait des années que j'attends... »

Installée aux Textes confinés, Annwn repris sa fastidieuse lecture. Le rouleau ramené par Aloysius était en papier de rosel, d'un jaune sali, presque brun par endroits. Sur ces contours, le tissage des fibres se faisait plus lâche, mais il restait globalement en bon état malgré les années. Il avait dû être d'excellente qualité, à l'origine. L'écriture y était serrée, tracée d'une main parfois hésitante qui n'était pas l’œuvre d'un copiste de métier. Certains caractères étaient retouchés, suite à une erreur, rendant la lecture plus difficile encore. La langue employée elle-même était étonnante, comme si le texte avait été pris sous la dictée, et retranscrit tel quel. C'était de l'oranti, mâtiné de dolménite... Avait-il été traduit au moment même de sa retranscription ? Et quand ? Le dolménite avait disparu peu de temps après la création du Royaume des Terres-Mêlées, plusieurs dizaines de générations auparavant. Ce morceau de papier a vu plus de lunes que je n'en peux imaginer, pensa Annwn.

Une formule, tracée d'une encre bronze et encadrée d'un liseré végétal, y était inscrite intégralement en dolménite. Annwn ne savait pas le lire, mais elle en reconnaissait les symboles archaïques : les traits irréguliers formaient des motifs qui évoquaient des brindilles superposées naïvement par un enfant, et surmontés de points groupés formant de simplistes constellations.

Son petit recueil d'écriture dolménite ne suffirait pas. Il ne lui faudrait pas seulement comprendre le sens de la formule, qui semblait tendre à la sentence poétique plus qu'autre chose, mais entendre sa musique. Les ressources des Textes confinés ne lui étaient plus d'aucune utilité à ce stade. Elle abandonna brusquement son étude, redescendit l'escalier de cuivre, et passa une tête dans les petits appartements de l'archiviste. Elle lâcha un petit cri perçant. La fillette aux iris blancs s'y tenait debout, immobile, le visage tourné dans sa direction comme si elle s'attendait à sa venue. Annwn ne s'était jamais habituée à sa présence. La fille de l'archiviste était la seule personne qu'elle craignait dans tout le château, dans tout le royaume. Enfant muette, aux yeux percés, aux longs cheveux blancs filasses. Son visage en réalité n'était pas tant disgracieux, mais ses pupilles noires, noyées dans le lait de ses yeux, étaient glaçantes. On ne savait pas si elle entendait quoi que ce soit, si à travers son regard vide quelque lumière filtrait. Annwn se méfiait d'elle comme de l'eau qui dort.

Aloysius sortit de son petit cabinet de toilette, rasé de frais, les cheveux noués en chignon à l'arrière du crâne, à la mode de certaines peuplades d'Otti-Jukka. Sa mise était austère, comme toujours. Il n'aimait pas se vêtir. Ses longs cheveux bruns, cendrés aux tempes, semblaient sa seule coquetterie. Ses lunettes de fer dépassaient de la petite poche de poitrine qu'il faisait coudre sur toutes ses tuniques.

« Je n'y arriverai pas Aloysius, il me faut un interprète. Je pense partir visiter cette femme dont vous m'avez parlé, l'ermite à la peau noire, celle qui sait le dolménite. J'ai besoin d'elle. »

Aloysius perdit son regard moqueur un instant, et la regarda avec intensité.

« Je sais ce que cela implique. », ajouta Annwn.

Ses yeux étincelaient d'éclats verts. Aloysius, il devait l'admettre bien qu'il feignit n'être nullement sensible à sa beauté, n'en avait jamais vu de pareils. Même dans la pénombre de la bibliothèque, ils s'imposaient, agrippaient votre propre regard et ne le lâchaient plus.

« Comptez-vous voyager seule ? Il vous faudra bien deux jours pour vous y rendre, et il n'y aucune auberge dans la forêt d'Alysse.

– Parfois, Aloysius, vous semblez oublier à qui vous vous adressez...

– Il est vrai. Votre oisiveté me joue des tours, reprit-il, retrouvant son cynisme. Je vais vous fournir un plan. »

Il lui ramena un plan glissé dans un petit tube de cuivre, adapté aux voyages, et un objet petit et lourd, emballé dans un coupon de soie grège.

« Il vient de Mesnaam. Personne ne m'a jamais vu en sa possession. Utilisez-le. »

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Jowie
Posté le 11/09/2019
C'est moi qui me méfie de Annwn comme de l'eau qui dort! Son mariage d'ambition, la mort de la reine Beth, ses magnigances... il se trame quelque chose là-derrière. Je trouve ça intéressant qu'elle ait peur de la fille de l'archiviste; j'ai envie d'en apprendre plus sur cette petite !

Remarque:
« Je sais ce que cela implique. », -> « Je sais ce que cela implique, »
Isapass
Posté le 22/01/2018
Aaaaaah encore des mystères, génial ! Décidément, Annwn, je la sens pas celle-là...
Et aloysius, il m'avait paru sympa, mais du coup, je me pose des question sur son honnêteté à lui aussi...
Bon, sinon (à part les 3 remarques ci-dessous), c'est toujours aussi brillant : structure, vocabulaire, syntaxe... Tu es mon idole. Je kiffe grave ta plume et ton histoire (tu as vu, je parle comme les djeuns).
Remarques : 
"Elle partageait sa couche et ses repas du soir, et s'en satisfaisait, sachant d'instinct qu'il ne pouvait trop en demander." : problème de pronom, c'est LUI qui s'en satisfait. "...repas du soir, et IL s'en satisfaisait,"
"Quant à la Reine Beth, douce épouse de Saul Tyr, elle mourut une année à peine après son arrivée au château des Chimères." : est-ce que cette phrase a une réelle utilité à cet endroit-là ? Parce que sinon, elle parait un peu parachutée. Ou alors on dirait qu'il manque la suite. Qu'est-ce que ça fait à Annwn, dans sa vie au château, que la reine soit morte un an après son arrivée ? A mon (humble) avis, il faudrait soit l'enlever, soit la prolonger. 
"Ses yeux étincelaient d'éclats verts. Aloysius, il devait l'admettre bien qu'il feignit n'être nullement sensible à sa beauté, n'en avait jamais vu de pareils." : un peu trop tarabiscotée cette phrase. peut-être faudrait mettre "il devait...beauté" entre tirets. Mais je simplifierais. Genre "Aloysius - qui n'était pas insensible à sa beauté bien qu'il feignit le contraire - n'en avait jamais vu de pareils."
A+ dans l'bus
(#fandesexpressionsnulles) 
Olga la Banshee
Posté le 22/01/2018
Mais oh mais qu'elle est mignonne !!! C'est hyper gentil, je rougis ! Ah non faut parler djeuns, euuh... Vazy c'est chanmé cque tu dis ! (on parle pas comme les djeuns d'il y a 15 ans par hasard ? :D )
Aloysius, oui, ça fait partie de ces persos... moi-même je ne sais pas trop si je l'apprécie ou pas ! Alors que Annwn, bon, pas de mystère hein ! 
A bientôt dans l'métro (t'as vu ce que tu me fais dire, hein, TAS PAS HONTE ???) 
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