Chapitre 24 : Le deal du siècle

Par Zephirs

Le rouge et le doré inondèrent leurs yeux. La pièce, gargantuesquement gigantesque, comportait un bureau aussi loin qu’il était grandiose, tout au fond de la pièce. Un tapis rouge y menait, posé sur une moquette qui s’étalait à perte de vue. Les murs, plutôt proches, avaient leurs extrémités sculptées avec tout le long des tableaux bordés de rideaux. Ces derniers représentaient tous la seule et même souris, très reconnaissable à ses moustaches et son chapeau haut-de-forme, et alternaient avec des bustes la dépeignant également.

Trois magistrales fenêtres aux formes complexes, mais néanmoins harmonieuses, derrière le bureau, baignaient la pièce de lumière tout en donnant une vue plongeant sur l’avenue principale du Croisement. La plus grande, au centre, comportait une sorte de tâche grise, ou plutôt, une boule de poils trop loin pour que des yeux normaux la remarquent.

Le Chasseur la remarqua immédiatement. Le chapeau haut-de-forme de la Petite Souris penchait légèrement sur le côté, comme si elle s’était empressée de le mettre, tandis que sa cage thoracique remuait vivement. Il aurait juré qu’elle revenait d’un marathon ou qu’elle s’était précipité au rebord de sa fenêtre, deux-cent cinquante-trois fois plus haut que sa personne, en escaladant le mur.

La Petite Souris prit une grande inspiration, inaudible autant par la musique en fond que par la distance. Elle se pencha davantage vers la fenêtre pour regarder au-dehors, les pattes dans le dos. Voir ainsi sa statue lui fendait le cœur.

— Enfin, vous voilà Chasseur. Vous auriez pu laisser votre secrétaire dans le couloir.

Après un temps sans réponse, la Petite Souris se retourna, contrariée. Planté au milieu de l’endroit, l’homme au long manteau gris évitait soigneusement de regarder dans sa direction alors qu’une jeune femme blonde observait les environs sans déceler sa présence.

— Enfin, vous voilà Chasseur, répéta-t-elle plus fort.

Ashley croisa les bras, tapa du pied. Elle s’attendait à ce que la fameuse Petite Souris se manifeste d’un instant à l’autre, et à en juger par la taille de son mobilier, ses pupilles ne pourraient pas la manquer. Néanmoins, rien n’apparaissait.

Le sourire en coin de Sam s’agrandit. À l’angle de ses paupières, une petite boule de poils avec un chapeau sautillait, s’agitait de plus en plus énervée.

— Chasseur ? Chasseur ?

Un mégaphone apparu de nulle part entre ses pattes. La Petite Souris l’actionna, les sourcils froncés, avant de le porter à sa bouche :

— Chasseur !

Le Chasseur eut un sursaut surjoué, ses traits tirés dans une fausse expression de surprise qui ne parvint pas à effacer son sourire.

— Oh, je ne vous avais pas vu ! Faites attention, votre chapeau penche légèrement sur le côté. Il pourrait tomber et vous avec.

Sa tête pivota vers Ashley, dont la poitrine animée dénotait de sa presque crise cardiaque.

— Tu as vu ? La Petite Souris est là, sur le rebord de la fenêtre du milieu.

Sans attendre la moindre invitation, ses bottes s’élancèrent sur le tapis rouge.

— Vous avez trois jours de retard, le blâma froidement le rongeur dans son mégaphone. TROIS JOURS.

Sa patte libre pointa en direction d’Ashley.

— Et votre secrétaire peut rester à la porte, je veux que nous parlions affai…

— Sa secrétaire ?

Ashley dépassa Sam avant même qu’il ne s’en aperçut. Il la rattrapa par la taille suffisamment tôt pour éviter tout malheur.

— Mais non, elle n’a pas dit ça, sa langue riquiqui a fourché. C’est une minuscule erreur de sa part ! N’est-ce pas très chère Petite Souris ?

S’il avait voulu l’énerver, il n’aurait pas pu faire mieux. Le rongeur et ses moustaches ridicules s’emballèrent dans tous les sens, s’agitèrent tandis qu’elle hurlait des mots camouflés par la musique.

— Navré très chère Petite Souris, mais je n’entends rien de ce que vous racontez sans votre... machin. La musique est peut-être de trop.

Ses gesticulations s’arrêtèrent, remplacées par des tics réguliers à sa paupière droite. Après une grande inspiration, quelques murmures, suivit d’une autre inspiration, puis encore des murmures, elle redressa son mégaphone devant sa bouche.

— Je vois.

D’un coup, son corps se tourna vers le mur à sa gauche. Un petit espace rectangulaire en verre ressortait des hauteurs avec dedans, une souris somnolente portant un casque audio derrière un tableau de bord rempli de boutons.

— Régis. RÉGIS.

La souris se réveilla en sursaut tout en s’emmêlant dans les câbles de son casque.

— Coupe la musique !

Après une série de gestes laborieux, durant lesquels Régis s’emmêla davantage, il parvint à appuyer sur un bouton. La mélodie fut remplacée par des couinements ainsi que des mouvements nombreux, en provenance des extrémités, comme si des souris s’y afféraient.

— Voilà qui est mieux, je présume.

Toujours contrariée par la qualification un peu rapide de la Petite Souris, Ashley l’observa, amusée à l’idée que son ami le chat apparaisse maintenant pour lui courir après.

— Vous êtes plus petite que votre statue.

Ses mains se plaquèrent contre sa bouche, la phrase était sortie de son propre chef.

Samuel pivota brusquement, les yeux écarquillés. À en croire son expression, même lui n’aurait pas osé une telle remarque.

La Petite Souris prit une teinte rouge qui l’accordait parfaitement avec la pièce. Elle semblait à la fois décontenancée et sur le point d’exploser comme une cocotte-minute. Passé la surprise, le sourire de son compagnon s’arma de tout sauf de bonnes intentions.

— Elle plaisante, vous n’êtes pas petite comparée à votre statue mais microscopique.

Cette fois, monsieur S n’y tint plus. Ses gestes s’emportèrent à en faire tomber son chapeau qu’il rattrapa en plein vol pour le remettre sur sa tête à plusieurs reprises.

— Vous vous croyez malin ?

Vu ses dents déployées, c’était en effet ce que Samuel croyait.

Monsieur S inspira une grande bouffée d’air, puis une autre. Ses yeux semblaient prêts à sortir de leurs orbites. Ses deux pattes se joignirent, puis ses paupières se fermèrent.

— Calme. Yuuri dit que l’énervement ne mène à rien. Calme.

— Vous ne prenez plus vos pilules ô grande Petite Souris ?

— C’est monsieur S. J’ai arrêté, les pilules ne mènent pas à la voie de la plénitude... Enfin, ça ne vous regarde pas. Je vais passer outre vos innombrables manques de respect envers l’entité la plus puissante, la plus intelligente du monde caché, et en venir à la raison de votre désagréable présence.

L’homme au long manteau gris-noir croisa les bras, soudainement attentif autant que méfiant. L’air jubilatoire du rongeur ne lui inspirait pas confiance.

— Voyez-vous, Chasseur, moi, contrairement à vous, je suis capable de trouver le Catalyseur en moins d’un millénaire, et cette information est très… précieuse.

Le Chasseur se mordit les lèvres.

— Vous avez donc trouvé le Catalyseur… For bien.

Le sérieux de son compagnon perturbait Ashley, jamais elle ne l’avait vu à un tel niveau. Son regard, accentué par un léger froncement de sourcils, donnait l’impression qu’il était prêt à dégainer Prison à tout instant.

Le passage dans les murs se raréfia comme les couinements, cependant personne ne s’en préoccupa. La Petite Souris se retourna, braqua son regard sur sa statue décapité. Des marmonnements s’échappèrent d’entre ses moustaches, inaudibles sans mégaphone pour les amplifier.

— Sapristi, si vous attendez des supplications pour continuer, vous allez attendre longtemps. Crachez le morceau, qu’on en finisse avec cette « transaction ».

Le mégaphone se porta jusqu’à la bouche de monsieur S alors que le tic à sa paupière droite reprenait.

— À vrai dire… je ne l’ai pas réellement en ma possession.

Avant que Samuel n’ait eu le temps de placer une réplique railleuse, le rongeur enchaîna :

— Il se trouve au cœur de la cité maudite d’Eldorado, protégé par un champ magique très puissant. Enfin, cette broutille est bien le cadet de vos soucis, Chasseur, n’est-ce pas ?

Comme pour accueillir l’information, Samuel prit une grande inspiration.

— Que faisait une de vos souris par là, et surtout, comment elle a pu survivre…

— Ce ne sont pas vos affaires, le coupa net la Petit Souris en se retournant dans un geste sec de la main. L’information est donnée, maintenant, je vous conseil de me proposer un prix convenable si vous ne souhaitez pas que l’intégralité du monde caché soit au courant. Il serait dommage que quelqu’un d’autre s’empare avant vous de votre précieux Cataly…

Un craquement sonore retentit dans toute la pièce, maintenant dénuée des bruits à ses extrémités. Soudainement, des fissures apparurent entre les tableaux à droite des deux compagnons. Des rideaux se détachèrent, puis flottèrent jusqu’au sol. Dans un brouhaha incommensurable, le mur s’effondra en vomissant une marée de souris et de gravats. Certaines, encore sur des chemins qu’il cachait auparavant, se tenaient au rebord pour ne pas tomber. Les autres, en grand nombre, les yeux écarquillés comme si elles venaient de faire une bêtise, les fixaient.

La surprise décrocha la mâchoire aussi bien au Chasseur qu’au maître des lieux. Leurs pupilles voyagèrent du trou béant jusqu’aux rongeurs éparpillés sur le sol une première fois, puis une seconde fois. L’homme au long manteau gris-noir tortillait ses doigts, comme pour les empêcher d’accomplir quelque chose qu’ils ne devaient pas.

— J’imagine qu’elles nous ont écout…

Les souris prirent la fuite dans tous les sens en poussant des couinements. Certaines gravirent les décombres, d’autres s’échappèrent par de petits trous qu’elles faisaient apparaître là où un pan de mur tenait encore debout.

— Ash, on part.

Samuel tourna le dos à la Petite Souris sans un regard. Il fallut plusieurs secondes à Ashley pour sortir de sa terreur, et le suivre. Voir autant de rongeur déferler, puis grouiller autour d’elle avaient tétanisé ses muscles plus qu’un Slenderman au beau milieu d’une forêt en pleine nuit avait pu le faire.

Définitivement, elle n’aimait pas ces bestioles.

— Ça va ? lança le Chasseur en prenant conscience de sa pâleur.

— No… non.

Comme sortant d’un cauchemar, la Petite Souris secoua la tête avant de sauter du rebord de la fenêtre. En un rien de temps, ses bonds successifs rattrapèrent les deux compagnons, et elle faillit finir écrasée de nombreuses fois.

— Attendez Chasseur, nous n’avons pas terminer notre transa…

— À quoi bon? D’ici une heure, la totalité du monde caché sera au courant, n’est-ce pas ?

La Petite Souris s’arrêta, dépitée. Après un temps où elle les regarda partir, elle marmonna quelques paroles que le Chasseur entendit parfaitement :

— Soyez-en assuré.

 

***

 

L’ambiance agitée autour des dizaines de tables et personnes proches du comptoir du pub permettait presque d’oublier la présence d’un homme au long manteau gris-noir, le visage caché par une capuche, dans un des coins de la pièce. À l’aise, les jambes écartées, il tapotait d’une main la surface de sa table tandis que l’autre s’amusait avec un yo-yo qu’elle déroulait et enroulait à un rythme régulier.

Un homme prit place face à lui. Ses cheveux noirs soigneusement coiffés, son bouc taillé avec précision, ses yeux verts aux reflets argentés, tout paraissait chez lui trop parfait pour être réel.

— Salut, Chasseur.

De la poche intérieure de son long manteau brun, il sortit quelques piécettes en or frappées d’un « 2g » entouré de motifs arrondi et stylisé sur une face, alors que l’autre arborait la tête d’une souris aux drôles de moustaches.

Aussitôt, comme sortie de terre, un serveur sans expression et à l’allure rapiécé lui apporta une choppe à la mixture verte et bouillonnante. L’homme le remercia d’un geste de la tête, puis en bue une gorgée.

— J’ai eu ton message. Plutôt étonnant de demander de l’aide à des magiciens venant de ta part. Moi qui pensais que tu te tournerais plutôt vers les Héros.

Le yo-yo de Samuel s’arrêta dans son poing avant qu’il ne le range dans son manteau et se redresse.

— Voyons Yorick, les Héros ne me permettraient pas d’aller aussi vite que je le veux jusqu’à la cité maudite d’Eldorado.

Un sourire vu le jour sur le visage de Yorick.

— C’est donc vrai ce qu’on raconte, la Catalyseur a bel et bien été découvert là-bas ?

— Oui, et j’ai besoin de chasseurs de reliques expérimentés pour m’aider à l’atteindre avant… ceux qui pourraient se risquer à me le voler.

Les yeux du magicien brillèrent d’une lueur d’ambition. Comme pour faire durer l’attente de sa réponse, il but sa choppe d’un seul trait avant de la poser d’un geste brusque sur la table.

— Qu’est-ce que moi et mes chasseurs de reliques y gagnons ?

— De l’or et cinq reliques majeures en ma possession. Paiement après accomplissement du contrat.

— Des promesses en soi…

Il se pencha au-dessus de sa choppe comme pour vérifier qu’elle était vide, ce qui était bel et bien le cas, pour son plus grand désarroi. Un air de malice étirait ses lèvres. À en croire son expression, Yorick savait exactement ce qu’il comptait faire. De son index, il fit tourner sa choppe sur la surface en bois, ses yeux verts focalisés sur les mouvements circulaires. Samuel s’éclaircit la gorge, un sourcil surélevé.

— C’est d’accord. Mais pour nous y rendre, je n’ai pas besoin de t’expliquer que c’est un peu plus compliqué que d’ouvrir un simple portail… Inutile de chercher une bulle magique qui y mène ici, elles ont toutes été banni. Il faudrait sacrifier une puissante relique ou alors…

Une grimace déforma ses traits. Pour la première fois, il parut hésitant.

— Je connais un chemin « secondaire ». La bulle en Amazonie a été scellée par les fées, mais il reste un passage par le Niflheim. Cependant, ça te coûtera cher. Et une avance.

Sans aucune grâce, le Chasseur fourra une de ses mains dans son manteau avant de jeter sur la table une bourse entière, qui sous le nombre, recracha des pièces d’or frappées d’un « 10k ».

Yorick haussa légèrement les sourcils sans pour autant ajouter un mot.

— Quand est-ce que vous serez prêt ?

— Demain à l’aube.

 

***

 

— Il fait froid...

Contrairement à ce que pensait Ashley, ils ne quittèrent pas immédiatement le Croisement, et ce fut même le contraire. Après que Sam l’ait conduit dans des ruelles escarpées adjacentes à la rue principale, tout en l’avertissant à chaque tournant de ne surtout pas touché à quoi que ce soit de brillant sur les murs ou les pavés, sous peine de traverser une bulle magique qui pourrait l’emmener n’importe où, ils arrivèrent à un pub à la devanture noire délavée...

— Pourquoi il fait aussi froid ?

Les lettres écaillées au-dessus de l’entrée affichaient : « L’entre-monde » dans une couleur violette aux reflets étonnamment intriguant. Ils y restèrent deux jours entiers avant que Samuel n’annonce enfin leur départ pour la cité maudite d’Eldorado. Sur le moment, la blondinette ne comprit pas pourquoi ils s’arrêtèrent à une boutique de vêtements pour acheter un manteau chaud bleu, avec de la fourrure au niveau de sa capuche...

— C’est pas vrai, je crois que je vais me transformer en glaçon...

Ensuite, ils rejoignirent dans la rue principale du Croisement un groupe de personnes, toutes vêtus de longs manteaux en laine de diverses couleurs, et traversèrent un portail…

— Est-ce que j’ai dit que…

— Oui, c’est bon Ashley. J’avais compris dès la vingt-septième fois. Comment tu peux avoir froid avec un manteau régulé magiquement pour que son porteur soi immunisé aux températures basses…

Ashley décolla difficilement son pied droit de l’épaisse neige qui s’étendait à perte de vue. Ses cheveux battaient contre son visage, balayés par le blizzard qui s’accentuait au fur et à mesure qu’ils montaient en altitude.

— Une femme a toujours froid, grelotta-t-elle, aucune magie ne pourra changer ça.

— Je ne suis pas tout à fait d’accord.

Une luciole jaune virevolta au-dessus de sa tête avant qu’une jeune femme blonde aux cheveux courts n’arrive à ses côtés. Elle frotta énergiquement ses épaules, puis murmura :

Calor.

Après quoi, fière de sa personne, elle la dépassa en tournant sur elle-même pour lui adresser un clin d’œil. Peu de temps après, la demoiselle disparue dans la tempête, ne laissant qu’un éclat azur, difficilement perceptible entre les flocons, poursuivit par une luciole jaune.

D’autres magiciens arrivèrent à leur niveau, accompagnés par des lumières de différentes couleurs, leurs mains resserrées sur le col de leurs longs manteaux.

— Nous arriverons bientôt à destination jolie demoiselle, parvint à articuler Yorick sans perdre sa langue. Sonia, je ne serais pas contre si à moi aussi tu jetais un sort.

La magicienne au manteau azur émergea des flocons en chantonnant pour elle-même. Elle se contenta de sourire à Yorick, en le voyant trembler de froid, et n’esquissa même pas un geste pour faire semblant d’accéder à sa requête. Un manque de coopération qui lui attira un regard noir du chef des chasseurs de reliques.

Après un coup d’œil furtif en direction du Chasseur et son amie, si heureuse de ressentir à nouveau ses doigts qu’elle les agitait sous le nez de son compagnon, Sonia s’éclipsa dans les bourrasques de neige, précédée par sa luciole lumineuse.

— Pourquoi vous ne le faites pas vous-même, fini par demander Ashley après quelques minutes d’ascension.

Les magiciens suffisamment proches pour entendre la question, malgré le brouhaha de la tempête, rirent sec. Comme si avouer que quelqu’un d’autre que lui pouvait être meilleur l’énervait, le ton enjôleur de Yorick disparut et il devint aussi glaciale que les bourrasques.

— C’est un sort plus complexe qu’il n’y paraît. Il demande une parfaite maîtrise de la magie et de certains domaines avec lesquels je ne suis pas familier.

Leur avancée ne ralentit pas malgré les conditions pires à chaque pas. Le vent soufflait à ne plus permettre le moindre son de circuler. Droit devant, une voix masculine cria de toute la force de ses poumons et parvint, probablement à l’aide de la magie, à braver le battement des bourrasques :

— La bulle magique est par-là, attention au rebord.

Le petit groupe se resserra, leurs lucioles peinaient de plus en plus à percer la neige. Sam orienta sa pierre vers la gauche et aperçu le vide à un mètre. Il dévia aussitôt de trajectoire, imité par les Chasseurs de reliques. Une surface argentée miroitait, s’approchait alors que la tempête atteignait son summum.

Ashley glissa sur un rocher couvert de neige, mais parvint de justesse à garder son équilibre. Le bourdonnement incessant dans ses oreilles l’empêcha d’entendre ce que Samuel lui cria. Enfin, ils atteignaient la paroi de cette foutue bulle magique, enfin ils allaient quitter cet enfer blanc.

Les magiciens n’hésitèrent pas un seul instant à la traverser. L’homme au long manteau gris-noir, et plein de neige, lui adressa un sourire pour la réconforter. Une nouvelle fois, il agita ses lèvres sans qu’elle ne capte le moindre son. Après un dernier regard dans sa direction, une expression inquiète ancrée sur le visage, le Chasseur entra en contact avec la substance grise.

Ashley s’engagea à sa suite. Contrairement à celle de la forêt Noire, sa consistance était liquide et froide. Désagréable même. Le vacarme du blizzard cessa, les flocons par milliers disparurent pour laisser place à une muraille enneigée parsemée de tours à perte de vue. Au loin, presque indiscernable, s’étendaient des montagnes brillantes de mille lumières.

Ashley se déplaça jusqu’au rebord, titillée par un étrange sentiment. D’autres monts, plus proches, se tenaient également là. Les observer lui donna l’impression que c’était plutôt eux qui l’observaient. En contrebas, un palais en ruine, vestige d’une civilisation dont elle ignorait le nom, se détachait de ce paysage d’un blanc sans fin.

De la neige tomba de ses cheveux et de ses épaules.

— Qu’est-ce que…

Elle se retourna et fut immédiatement accueillie par le sourire malicieux d’une jeune femme blonde aux cheveux courts enveloppée dans un manteau azur. La luciole de Sonia virevolta proche de sa tête avant de repartir vers sa maîtresse.

— Tu ressemblais à un bonhomme de neige.

Yorick, au milieu de la muraille, roula des yeux alors que les magiciens, pour la plupart couverts de neige et frigorifiés, se rassemblaient devant lui en arc-de-cercle.

— Ne perdons pas de temps.

Ils troquèrent leurs lucioles contre des flammèches, puis sortirent des potions de couleurs et consistances différentes. Sonia les imita après un temps, non sans une moue accompagnée d’un regard foudroyant destiné au chef des chasseurs de reliques. Ses pupilles bleus rétrécir alors qu’elle buvait une mixture verte épaisse. Ensuite, elles revinrent à taille normale et se contractèrent jusqu’à ressembler à celles d’un chat.

— Samantha, Klethil, Donovan, partez en éclaireur, ordonna Yorick. Décelez les pièges qui pourraient compliquer notre passage… Et n’oubliez pas, le silence est de mise. Personne ne sait ce qui vit au Niflheim depuis qu’il est entré en collision avec Asgard, et je suis certain que personne ici ne souhaite le découvrir...

— Tiens ta dague à portée de main, susurra Samuel à l’oreille d’Ashley tout en la faisant sursauter. Je n’ai confiance en aucun d’eux et Yorick serait capable de se débarrasser de nous pour obtenir le Catalyseur.

— Pourquoi tu les as pris comme escorte alors ? murmura-t-elle entre ses dents.

Le Chasseur ouvrit légèrement la bouche, l’air contrarié. Après un coup d’œil à sa pierre, son regard soutint celui de la jeune femme.

— On a besoin d’eux pour atteindre l’Eldorado avant qu’une horde d’opportunistes en tout genre ne débarque. Au moins, je connais ses intentions. Dès qu’on peut, on leur fausse compagnie.

Quelques minutes s’écoulèrent, chahutées par un étrange courant d’air, au son continu, qui rendait tout encore plus triste et terne. Les chantonnements de Sonia, ou plutôt, sa suite de mots sans queue ni tête, finirent par le rejoindre. Depuis l’un des rebords de la muraille, ses yeux de chat scrutaient l’horizon à l’affût de quelque chose connu uniquement de sa personne, et peut-être de ses camarades chasseurs de reliques.

Peu de temps après, les questions commencèrent à fuser d’une certaine jeune femme aux yeux ronds alors qu’elle dévisageait les magiciens et leurs nouveaux attributs… particuliers.

— Les potions je t’ai dit, Ash. Les potions. Je ne connais pas tous les effets de ces trucs, tu n’as qu’à leur demander toi-même.

— Oui mais par exemple, le type avec des oreilles en forme de trompette…

— Pour mieux entendre je suppose.

Ashley pointa discrètement du doigt une femme à l’air transcendée aux yeux entièrement blanc. Sa tête bougeait vers le sol en pierre, les hautes tours, les monts et semblait voir au travers comme si aucun obstacle ne gênait sa vision.

— Oui mais elle…

— Ash.

Elle souffla sur la mèche devant son front pile au moment où les trois éclaireurs réapparaissaient à l’entrée de la tour par laquelle ils étaient parti. D’un hochement de tête, l’un d’eux, une femme aux cheveux bleus, indiqua qu’aucun piège, ou même un quelconque signe de vie, n’avait été trouvé.

Yorick acquiesça en les rejoignant, puis sans plus de cérémonie, fit un geste de la main pour indiquer au groupe de suivre. À l’intérieur, aucune trace, aucun os ne laissaient supposer l’existence d’autres êtres vivants venu ici avant eux. Ils traversèrent l’espace circulaire, retrouvèrent rapidement le courant d’air et la blancheur aveuglante des environs. Plus le temps passait, plus les fredonnements de Sonia attiraient des regards mauvais de ses compagnons. Même si dénués de sens, Ashley devait avouer que ses chantonnements la rassuraient plus que le mutisme de la muraille.

Samuel, les sourcils froncés, observait leur guide du coin de l’œil sans oublier d’alterner avec son saphir illuminé de mille-feux. À chaque avancée de leurs pas, le chemin à demi ensevelit sous la neige devenait plus craquelé, fissuré, effondré.

Il s’approcha suffisamment près de Yorick pour murmurer :

— Je croyais que la bulle menant à l’Eldorado serait plus proche.

— Je ne choisis par leurs emplacements, rétorqua-t-il tout aussi bas. Elles viennent, elles changent et repartent parfois. Mais le plus important n’est-il pas de l’avoir ?

— Que dit votre repérage ?

Le magicien jeta un regard à la femme aux cheveux bleus, occupée à surveiller la boule lumineuse suspendue dans le ciel tout en marchant.

— Samantha dit qu’elle est au bout des remparts. C’est une experte en zonage magique, si elle dit qu’un objet, qu’un portail, ou quoi que ce soit à sa porté y est, c’est qu’il en est bel et bien ainsi.

De son côté Ashley, n’y tenant plus après s’être mordue quatre fois les lèvres, donna deux petites tapes sur l’épaule de Sonia :

— C’est quoi ce que tu fredonnes ?

Peut-être s’agissait-il d’une formule magique destinée à la protéger ou à lui donner du courage. Ou bien simplement d’un moyen d’apporter sa joie de vivre dans ce monde si triste.

— C’est une chanson que me chantait une amie quand j’étais enfant. Elle me rassurait, et puis, je la trouve jolie.

Les joues de la magicienne rosirent légèrement alors que l’expression d’Ashley subissait son incompréhension.

— Mais, elle ne veut rien dire !

Ses paroles furent un peu trop fortes pour ne pas lui attirer des regards noirs en plus d’agacer Sonia.

— Bien sûr que si. Tu ne parles pas russe, voilà tout !

— Samuel ma lancé un sort de traduction, donc je suis sensé le compr…

— Un sort de traduction ?

Avant qu’Ashley n’ait le temps de réagir, sa bouche s’ouvrit en grand sans que ce ne soit de son fait. Les yeux bleus de l’étrange magicienne scrutèrent alors l’intérieur d’un air expert.

— Ton Samuel, c’est un sacré sagouin pour autant écorcher une dizaine de langue.

Le Chasseur tourna la tête si vite que son cou craqua. Puis mine de rien, comme s’il venait à l’instant de changer de prénom et que d’ailleurs, il ne s’était jamais appelé ainsi, son menton retourna à sa position initiale.

Sonia approcha deux de ses doigts à ses lèvres, après quoi, elle ouvrit sa paume.

Sermone.

Une sensation de chaleur envahit Ashley une fois encore, mais différemment. Tout lui paraissait soudainement plus beau. Une joie indescriptible saisissait son corps, saisissait son esprit. Joie qui s’évanouit lentement sans qu’elle ne puisse rien y faire.

Sonia entrouvrit légèrement ses lèvres. Les fentes qui lui servaient de pupilles se dilatèrent, et inspectèrent avec plus d’attention ses formes. Après quoi, sa tête se secoua comme pour se défaire d’une illusion.

Ces quelques instants suffirent pour que le groupe les ait distancé d’une dizaine de mètres. Quelques sautillements, suivit d’un dernier sourire en arrière, permit presque à la magicienne de le rattraper. Cependant, Ashley ne bougea pas. Une illumination soudaine venait de la percuter.

Chaussette ! C’était pas chaussette !

Ses pas s’empressèrent de rejoindre son compagnon, accompagnés par un faible et doux murmure :

 

La lueur s’affaiblit,

La peur te tourmente,

Vient te réfugier dans mes bras.

 

Ton courage s’amoindrit,

Les ombres te mentent,

Ensemble on les vaincra.

 

Aie confiance en ta magie,

N’abandonne pas.

Rien ne m’empêchera d’être avec toi.

Peu importe le défi,

Peu importe le prix,

Je serai toujours là.

 

 

Un magicien brun, avec une frange qui cachait la moitié de son front et un manteau violet dont il titillait les boutons, dévoila ses dents à Sonia lorsqu’il remarqua les mouvements furtifs de ses pupilles. Leur objet de convoitise n’était autre que la journaliste, embarquée dans des murmures animés avec le Chasseur à propos de l’efficacité douteuse d’un sort.

Après une nouvelle boucle de sa chanson, Sonia se retrouva aux côtés des deux compagnons. Puis soudainement, ses paupières se plissèrent, ses sourcils se rapprochèrent et elle pivota la tête.

— Chasseur, tu n’as jamais songé à faire passer LE test à Ashley pour voir si elle était apte à pratiquer la magie ?

Samuel, perdu dans un bataillon d’arguments pour justifier les petites « libertés » de son sortilège de traduction, se stoppa net dans sa phrase, la bouche encore ouverte comme un poisson qui essayerait de gober une mouche.

— Il existe des tests pour pouvoir pratiquer la magie ? s’exclama si fort Ashley que les trois-quart du groupe se retourna, certains affolés, d’autres prêts à lui arracher la langue en cas de besoin. Je croyais que tout le monde pouvait…

Ceux ne s’étant pas retourné le firent pour la dévisager, et quelques-uns faillirent en tomber en ne voyant pas des débris ou l’inégalité de la pierre et ses dalles manquantes camouflées par la neige.

— Non, la vraie magie, coupa Yorick en accentuant particulièrement le mot « vraie », n’est pas à la portée de tous, même si chaque être vivant est capable d’en produire une quantité plus ou moins importante.

Samuel balaya l’air d’un geste en se mordant les lèvres.

— Ça n’a aucune importance. Ce n’est pas le moment ou même l’endroit. De toute manière, la magie n’apporte que des problèmes...

Un contact à son épaule le fit tressaillir. Sonia, les fossettes rebondie par sa gaieté mélangée à une pointe de compassion, la lui caressa avant de retirer sa main.

— La magie est quelque chose de fantastique.

— Elle est un don, assura une magicienne au manteau rouge avec des boucles d’oreilles en forme d’étoile. Un don qui mérite d’être découvert par tous ceux qui en sont capables.

D’un hochement de tête, Sonia la remercia, puis centra son attention sur le tortillement des doigts d’Ashley. Cette dernière, trop songeuse pour réellement écouter la conversation, évitait tout contact visuel avec qui que ce soit. Enfin, jusqu’à ce qu’avec la grâce d’une danseuse, Sonia contourne le Chasseur dans une pirouette, puis passa son bras autour de ses épaules.

— Peut-être qu’elle devrait passer un test de résonance. Tout à l’heure, j’ai vu… enfin, j’ai cru voir quelque chose.

Ses yeux de chat brillaient, la dévoraient. Mais les lèvres retroussées de la blondinette, tout comme ses sourcils froncés, donnaient une bonne idée sur ce qu’il se passait à l’intérieur de sa boite crânienne.

Et si j’avais la possibilité de devenir une magicienne ?

Elle ne savait quoi répondre à cette question.

Une petite voix dans sa tête lui rappelait sans cesse l’Égypte et le rayon de lumière du sceptre Rê, la sensation dans la Forêt Noire semblable à ce qu’avait déclenché le sortilège de Sonia sous sa peau. Elle était capable de magie. Capable de plus qu’un simple tour de cartes. Capable d’utiliser l’arme d’un dieu et de ne presque pas mourir.

— Est-ce que vous pourriez m’expliquer pourquoi vous faites toute une histoire sur mes aptitudes magiques ?

— T’emballes pas Ash, susurra le Chasseur, ils seraient juste ravi d’avoir une personne de plus pour lutter contre ces « foutus porteurs de baguette ».

— C’est plus que ça... rétorqua Yorick en raffermissant ses traits.

Visiblement, tous l’avaient entendu dans le silence des murailles et son manteau blanc.

Un autre murmure glissa au creux de son oreille, mais cette fois, ce n’était pas son compagnon. Comme une berceuse, alors que les protestations des magiciens devenaient de simples sons, il répétait encore et toujours les mêmes mots.

Lux revelatum. Lux revelatum.

La neige s’obscurcit, la pierre et le ciel se voila. Des points lumineux, ou plutôt des auras l’encerclaient. Pour la plupart grises, certaines blanches, une parmi les autres monopolisait son attention, rattachée à un fil noir parcouru par un flux continu. Comme celui du garçon guide aux pyramides de Gizeh, songea-t-elle.

Les deux trous béants, là où auraient dut se tenir ses yeux, ne la lâchait pas. Sa bouche aux dents pointues remuait dans sa même rengaine.

Lux revelatum. Lux revelatum.

Les mots s’ancraient dans son esprit, se répercutaient en écho. Ils l’obsédaient à lui faire mal à la tête.

Ashley les répéta sans prendre conscience de ce qu’elle faisait.

Je te vois maintenant.

Instantanément, une aura rouge apparut autour de ses doigts, de ses jambes et toutes les autres parties de sa personne. Aussi rapide l’un que l’autre, Samuel et Sonia placèrent leurs mains devant eux pour former une sphère. Une bulle l’enveloppa, mais pas assez vite pour contenir l’expression de sa magie, dont une partie s’échappa au-dessus de la muraille avant se perdre vers les montagnes les plus proches.

Son compagnon l’attrapa et la secoua comme un prunier. Ses paupières cillèrent, il n’y avait plus de bulle, plus d’aura rouge, plus de chaleur envoûtante. Maintenant que sa vision était redevenue normale, rien ne lui permettait de déterminer à qui le fil obscur était rattaché.

— Je… je ne voulais pas.

— Qui t’a appris ce sort ?

Le visage autant inquiet qu’affolé du Chasseur la fixa dans les yeux pendant de longues secondes. On aurait dit qu’il sondait son esprit pour essayer de comprendre ce qu’il venait de se passer. Puis, la pierre dans son poing s’illumina plus qu’elle ne l’était déjà. Il relâcha immédiatement ses bras pour la contempler un peu plus loin.

Les autres membres du groupe n’arboraient pas une meilleure mine. Certains sortaient des fioles qu’ils avalaient précipitamment. L’un d’eux, sous l’empressement, en échappa plusieurs de la besace qu’il cachait sous son manteau gris, et une explosion déflagra à ses pieds. Explosion qu’il contint de justesse à l’aide d’un sort, lui évitant ainsi de s’estropier.

Une secousse parcourut le corps d’Ashley. Un homme à la moustache grise et au manteau caramel avait attrapé son manteau. Sa prise se resserra pour l’approcher au plus près de ses sourcils froncés broussailleux.

— Vous avez signalé notre position à tout ce qui se trouve dans les parages ! Inconsciente ! Idiote !

La terre se mit à trembler. Une bien mauvaise nouvelle pour l’homme, maintenant que la lame de Prison caressait sa pomme d’Adam. Sonia dévia lentement de la paume l’épée, interposée entre les deux personnages.

— On se calme !

Ashley se dégagea par manque d’équilibre avant de rentrer dans une surface solide. Ses doigts se précipitèrent à sa broche pour la transformer en dague. Peu après, une main se posa sur son épaule. Sa tête pivota, une rangée de dents parfaitement blanches sans aucun défaut l’accueillit.

— Il semblerait que cette escapade devienne plus sportive que prévu grâce à vous, jolie demoiselle. Puissiez-vous savoir vous servir de votre dague autant que de votre langue.

Des fragments se détachèrent des remparts, des tours et se fracassèrent bruyamment sur le sol. Un bâillement caverneux se répandit en écho à travers la pierre et le ciel. Yorick la tira, l’entraînant comme dans un tango pour éviter de finir en deux dimensions.

— En formation, cria le leader des magiciens sans pour autant être sûr d’être entendu.

Ses compagnons se mouvèrent en cercle, rapidement copiés par ceux auxquels ses mots n’étaient pas parvenus. La plupart levèrent leurs mains, il les imita. Aussitôt, des barrières magiques multicolores couvrirent leurs têtes et évitèrent qu’un bloc de la tour derrière eux n’écrabouille trois des leurs.

— Consolidez la structure !

Quatre magiciens se détachèrent afin de couvrir de leur aura les brèches nombreuses qui chassaient la neige.

Sur leur droite, un des monts trembla avec plus d’intensité. Des avalanches filaient sur ses pentes. La montagne grandissait, prête à exploser ou à s’effondrer en de millions de blocs. Puis, ils comprirent. Comprirent que ce n’était pas une montagne. Comprirent que ce n’était pas le sol qui la faisait trembler, mais la chose à l’intérieur. Et surtout, ils comprirent qu’ils allaient avoir de très, très gros ennuis.

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