Chapitre 24

Orelle avait manifestement retrouvé Cléodine. Lorsqu’Imes et Jebellan regagnèrent le dortoir, elles s’affairaient dans la cuisine. Elles partagèrent volontiers leur repas.

À la lumière des lampes à huile, dans le confort de cette pièce familière, les évènements de la colline parurent presque irréels à Imes. Il s’enfonça dans un silence contemplatif. Ses trois compagnons en firent peu de cas, habitués qu’ils étaient à ses humeurs. Jebellan et Cléodine échangèrent de vieilles histoires de chasse, se taquinant mutuellement sur leurs erreurs les plus célèbres. Orelle écouta en souriant. Pour une fois, elle mangeait sans se presser. Leurs chucrets étaient rassemblés autour d’une assiette de viande dans le salon.

La scène rappela à Imes la ferme lorsqu’il était enfant. Ces repas partagés à quatre, puis à trois ; Laomeht assis près de lui, à peine capable de s’arrêter de bavarder assez longtemps pour mâcher, Sidon leur resservant du pain et leur essuyant la bouche avec patience.

Aujourd’hui, ces souvenirs étaient empreints d’une amertume qu’il pouvait difficilement tolérer. Il avait perdu tant de choses… mais il en avait aussi gagnées. Céder à Sidon ne lui aurait pas rendu ces instants de bonheur fugace. Mais cela lui aurait coûté ce présent qu’il avait bâti pierre après pierre, cette confiance en lui-même durement gagnée, et tous ces gens qui avaient choisi, de leur plein gré, de faire partie de sa vie.

La main de Jebellan se posa entre ses omoplates. Imes se tira de ses pensées.

— Tu as fini ? dit Jebellan à propos de son assiette vide.

Imes acquiesça. Le regard de Jebellan était insistant. Sans doute se demandait-il ce qui se passait dans sa tête. Imes n’aurait pas cru qu’il s’intéresserait à pareille chose, mais clairement il avait eu tort.

Imes s’arracha à leur long échange. De l’autre côté de la table, Cléodine avait haussé les sourcils. Il se redressa discrètement, s’écartant de la main dans son dos. Jebellan eut un imperceptible soupir. Il se leva et rassembla assiettes et couverts.

Tandis qu’Orelle et Jebellan se chargeaient de la vaisselle, Cléodine se pencha vers Imes.

— Il y a quelque chose que tu voudrais me dire, Imes ? murmura-t-elle.

Il secoua la tête.

Non. Pas encore.

Elle eut l’air dubitative, mais n’insista pas. Elle lui tapota la main avec un sourire.

Imes replia une jambe sur son siège et lova le menton sur son genou. Les yeux dans le vide, il laissa les conversations et les bruits de vaisselle glisser sur lui comme le silence du grand vide.

Orelle et Cléodine sortirent. Jebellan essuya le dernier verre. Il suspendit le torchon près du bac et souffla la lampe. La seconde lampe, posée sur la table, éclairait encore la pièce, mais les braises du feu creusaient plus d’ombres que de lumière près du foyer. Jebellan contourna Imes vers la porte. Imes attrapa sa main au vol. Surpris, il se retourna.

— J’ai une question.

Jebellan hésita. Il tira une chaise et s’y laissa tomber.

— Moi aussi. Où est-ce qu’on va, au juste ?

Le coin des lèvres d’Imes se souleva.

— C’était ma question.

— Quoi ? dit Jebellan, les yeux étrécis.

Imes reposa le pied par terre pour mieux se tourner vers lui. Il lutta quelques secondes pour trouver les mots. Il ne savait pas comment aborder quelque chose d’aussi personnel.

— Je sais que ta relation avec Viviabel n’était pas… conventionnelle.

Jebellan grogna. Son menton retomba contre sa poitrine.

— Attends, tu es sérieux ? C’est ça, le problème ?

— Ce n’est pas un « problème ». Je veux juste savoir ce que tu attends de moi.

Imes attendit que Jebellan relève la tête. Il tenta de lui communiquer par le regard à quel point il était sérieux. Son cœur lui battait jusque dans la gorge.

— Je ne suis pas intéressé par une relation sans attaches, dit-il.

Une lueur s’alluma dans les yeux de Jebellan. Son sourire lui découvrit les canines.

— Oh, mais moi non plus. Je préfèrerais de loin t’attacher.

Le soulagement d’Imes se mâtina d’un vif embarras. Jebellan eut l’air ravi, ce qui suggérait que la lueur de la lampe soulignait parfaitement l’incandescence de ses joues.

— Tu étais obligé ? s’indigna Imes.

— Oh, quoi ? Ne me dis pas que tu es du genre prude.

Sans attendre de réponse, il se pencha et attira Imes dans un baiser. Imes se laissa aller dans l’étreinte. Un poids dont il avait tenté d’ignorer l’existence disparut. Sa poitrine s’emplit de bulles comme un verre de vin pétillant. Il osait à peine y croire. Il ne comprenait pas comment Jebellan pouvait s’intéresser à quelqu’un d’aussi renfermé et ennuyeux que lui. Toutes ces louanges qu’il avait chantées plus tôt lui semblaient dépeindre un étranger.

— Hum, beurk ?

Ils se séparèrent. Zeli était apparue dans l’encadrement de porte, le visage plissé de dégoût.

— Faites ça dans vos chambres ! Ce n’est pas un bordel, ici.

— Tant de poésie dans une si petite personne, rétorqua Jebellan. On ne t’a rien gardé. Débrouille-toi pour manger.

Zeli eut un geste grossier à son intention. Elle gagna les placards comme on marche au front et se lança à la recherche de quelque chose qu’elle n’aurait pas à cuisiner. Jebellan s’empara de la main d’Imes et l’entraîna hors de la pièce. Ils gravirent les escaliers. Ils s’immobilisèrent sur le palier.

Jebellan eut un signe du menton inquisiteur vers sa porte. La gorge d’Imes se noua. Ça bouillonnait furieusement en lui.

Après un court instant, il secoua la tête. Mais au lieu de lâcher la main de Jebellan, il fit un pas dans la direction opposée.

— La mienne est plus loin de celle de ma mère, murmura-t-il, penaud.

Jebellan eut un sourire qui, tout carnassier qu’il pût paraître, lui illumina tout le visage.

 

Impossible de sortir le lendemain puisque leurs armures étaient en entretien. Si Jebellan profitait encore souvent de ces journées de latence pour emmener Mav à l’étang du croissant, cette fois, il ne s’en donna pas la peine. Imes et lui n’émergèrent de la chambre qu’une fois la matinée bien entamée.

Cléodine était dans le salon, penchée sur des liasses de papiers. À peine apparurent-ils qu’elle les scruta de haut en bas, puis eut un regard impatient pour Imes.

Il se contenta de hausser les épaules. Elle sourit. Les rides au coin de ses yeux se détendirent.

— Je pense que je n’ai pas besoin de te préciser que je te surveille, dit-elle à Jebellan.

— Oui Madame, dit-il avec ironie.

— Mais je suis contente pour vous. Donnez-moi un coup de main, voulez-vous ? Je me noie dans toute cette paperasse.

Aider Cléodine à organiser ses documents ne leur prit guère de temps, malgré les efforts de Pan pour sauter dans les tas et courir après les feuilles volantes. Imes et Jebellan échouèrent bientôt dans la cuisine. Imes se mit en tête de cuisiner un ragoût. Il n’avait pas l’habitude de journées aussi oisives, mais il ne trouva pas désagréable de s’occuper ainsi les mains tandis que Jebellan lui tenait compagnie. Encore Jebellan s’abstint-il ostensiblement de produire le moindre effort. Il se balança sur les pieds arrière de sa chaise, leurs deux chucrets sur les genoux, et commenta ses faits et gestes avec malice. Pan était moins susceptible de traîner dans les jambes d’Imes lorsque Jebellan le caressait, aussi Imes compta-t-il magnanimement cela comme sa contribution.

— Ce sera mangeable, au moins ? demanda Jebellan.

Imes lui répondit d’un regard torve. S’imaginait-il que Sidon cuisinait tous leurs repas à la ferme ? Il avait bien trop à faire avec le troupeau et les pâturages. Imes, qui avait servi d’homme à tout faire depuis qu’il était en âge de s’impliquer, était bien plus indiqué pour cette tâche.

Voyant qu’il se contentait à présent de surveiller le chaudron mijotant sur le feu, Jebellan l’accrocha par la taille et le tira à lui.

— J’ai de la chance, alors. Moi, je serais capable de brûler du gruau.

Imes eut un discret sourire.

— Tu ne peux pas être pire que Zeli.

Un « euh ! » soudain interrompit le rire de Jebellan. Ils se tournèrent vers le couloir. Imes avait entendu la porte d’entrée s’ouvrir et avait cru qu’Uvara revenait de ses exercices quotidiens. Mais c’était Laomeht qui se tenait là. Ses yeux ronds comme des soucoupes fixaient le bras que Jebellan avait passé autour d’Imes. On aurait dit qu’un loron s’était mis à voler devant lui.

La relation d’Imes avec son frère s’était considérablement détendue depuis que Laomeht avait accepté de voir en lui un chasseur. Et si Imes gardait quelques dernières traces de circonspection envers lui, il était de trop bonne humeur pour agir en conséquence.

— Salut, Laomeht, dit-il. Tu as déjeuné ?

— Euh… B… Oui… Avant de venir…

— Qu’est-ce qu’il y a ? cria Zeli depuis le salon. Les deux vieux font encore des trucs dégoûtants dans la cuisine ?

— Trouve-toi un petit ami et lâche-nous, jeunesse ! dit Jebellan.

Laomeht ouvrit la bouche, leva un doigt comme pour ponctuer ses dires. Il hésita. Son regard se posa sur Pan.

— Tu… tu as deux chucrets, maintenant ? demanda-t-il à Jebellan.

Il était clair qu’il ne savait pas s’il devait accorder foi à ses doutes malgré l’abondance de preuves indirectes. Difficile de dire si ce fut par pitié ou par malice qu’Imes se pencha pour déposer un baiser sur les lèvres de Jebellan. Jebellan sourit, pas dupe. Imes s’en retourna à son chaudron sous les bredouillements sonores de Laomeht.

— Et Viviabel ? furent ses premiers mots intelligibles, lancés comme une accusation.

— Tu es complètement hors du coup, dit Jebellan. On a rompu à la dernière Fête du Centième. D’ailleurs, tu ne vieillis pas bientôt, l’ancêtre ? Bientôt le centième Centième, non ?

— Tu es plus âgé que moi ! s’offusqua Laomeht. Et ne change pas le sujet ! Depuis quand tu aimes les hommes ?

Imes jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, curieux malgré lui. Jebellan ne parut pas plus ému par cette question que lorsqu’Imes la lui avait posée.

— On s’en fiche, non ?

— On s’en fiche, répéta Laomeht sans comprendre.

— Je n’ai jamais vu l’intérêt de s’arrêter à ça. Imes m’a tapé dans l’œil, point. Il a clairement reçu tous les bons gènes.

Imes sourit. Il n’était pas sûr que cette explication lui suffisait, mais le compliment était une monnaie d’échange acceptable.

Pas pour Laomeht. Nageant en pleine confusion, il tourna un regard implorant vers son frère.

— Moi, dit Imes, j’ai toujours aimé les hommes.

— Ah.

— Tu ne m’as jamais posé la question.

— C’est… c’est vrai.

Comme dans un état second, Laomeht tira une chaise et s’y laissa tomber. Zeli pointa soudain son nez dans la pièce.

— C’est bientôt prêt ? s’impatienta-t-elle. J’ai faim.

Imes comprenait mieux ce qu’elle faisait dans le salon. Jebellan grommela qu’elle ne manquait pas de culot de s’inviter. Imes se résigna et tira un bol d’un placard.

— Tu préfères quand ce n’est pas trop cuit, de toute façon, non ? dit-il.

Zeli se matérialisa à côté de lui, les mains tendues avec avidité. Il remplit le bol et le lui céda. Elle disparut aussitôt.

— Hé ! s’insurgea Jebellan, dont la chaise retomba sur ses quatre pattes avec un claquement sonore. On dit quoi ?

— Merci ! cria Zeli depuis les escaliers.

Bousculés par le mouvement brusque de Jebellan, Pan et Mav escaladèrent la table en roucoulant des protestations.

— Elle est minuscule ! dit Laomeht, distrait de son choc.

Imes se souvint que Laomeht avait connu Tau de longue date. Il savait ce que sa perte représentait pour Jebellan. Sa propre chucrette fixait Mav depuis le sommet du buffet. Jebellan la leur présenta d’un ton pour une fois dénué d’hostilité. Imes doutait qu’il soit prêt à pardonner à Laomeht pour son abandon, mais au moins pouvait-il mettre son ressentiment de côté le temps d’une conversation.

— Ça va être prêt, finit par dire Imes.

Il adressa un message télépathique à Cléodine, qui réagit avec enthousiasme. Puis il jeta un regard torve à Jebellan.

— J’ai cuisiné, tu mets la table.

Le sourire incisif que Jebellan lui adressa renfermait des trésors de sous-entendus. Soudain intimement conscient de l’aspect domestique de sa requête, Imes se força à ne pas réagir.

— Je suppose que c’est dans mon intérêt, dit Jebellan en se levant. Laomeht, tu fais quoi ?

— Ça sent drôlement bon, confessa Laomeht avec un air mi-penaud, mi-implorant. C’est la recette de la mère de Krist… Kriis, non ?

Juste pour cet effort de correction, Imes s’abstint de commenter les kilos en trop que Laomeht accumulait depuis son arrivée à Port Ouest. Jebellan, qui s’était de toute évidence attendu à cette réponse et ajoutait déjà un bol, ne se priva pas.

— On voit qu’il y en a qui n’ont plus besoin de se soucier de rentrer dans une armure.

La pique était acerbe, mais bien moins qu’elle aurait pu l’être. Laomeht dut le percevoir, car il sourit malgré ses joues rouges.

L’expression s’effaça un instant plus tard. Il semblait s’être souvenu de quelque chose.

— Oh, Imes…

Imes se tendit aussitôt. Ses pensées avaient beau être considérablement occupées par Jebellan depuis la veille, il se doutait bien que Laomeht avait eu une raison de faire tout le trajet jusqu’au village. Il resta penché sur son chaudron.

— À propos de Papa…

Jebellan réagit comme si Laomeht avait menacé d’égorger Mav.

— Ne me regarde pas comme ça, lui dit Laomeht, dans un murmure furieux qu’Imes entendit parfaitement. Il faut bien qu’on en parle, lui et moi !

— Je préfèrerais qu’on n’en parle pas, dit Imes.

— Imes…

— Je ne veux plus lui parler ni parler de lui. Tout ce que je te demande, c’est de ne pas intervenir.

Il étouffa le feu et se tourna vers son frère.

— Mais ne t’inquiète pas. Je ne ferai pas un esclandre si je me retrouve dans la même pièce que lui. Je viendrai quand même à ton mariage, évidemment.

Laomeht soupira. Son expression était douloureuse.

— Ce n’est pas vraiment ce que je…

— Quelqu’un a parlé de mariage ?

Cléodine et Orelle entrèrent.

— Oh, Laomeht ! Tu déjeunes avec nous ?

Laomeht se leva pour serrer leur mère dans ses bras.

— Ça parlait de mariage ? insista-t-elle.

— Pas initialement, rit-il, un peu chagriné. Mais bon, puisque le sujet est sur la table… Oui, on a enfin fixé une date.

Cléodine s’exclama. En un instant, la dispute d’Imes et Sidon fut oubliée. Imes inspira profondément, surpris que ç’ait été aussi facile. Nul doute que Laomeht reviendrait sur la question plus tard. Mais s’il avait cédé si aisément aujourd’hui, Imes avait bon espoir qu’ils sortent de cette épreuve sans se déchirer à nouveau.

On s’attabla autour du ragoût et d’une conversation animée. Après un long séjour à la ferme, Laomeht et Natesa avaient décidé de quitter Port Ouest pour organiser la cérémonie avec la famille de la future épouse.

— Je reviendrai pour le prochain Centième, évidemment ! Tu es prié de ne pas ouvrir la bouche, Jebellan, espèce d’hypocrite, ajouta-t-il, ce qui eut évidemment l’effet inverse sur l’intéressé.

Imes souriait, le nez dans son bol. Ses pensées de la veille au soir lui revenaient, plus vives que jamais. Il s’était reconstruit quelque chose comme une famille, ici, dans le dortoir des chasseurs, et même si la distance le séparerait un jour de la plupart de ces personnes, il n’avait aucune intention de laisser cela sonner le glas de leurs liens.

— C’est délicieux, Imes, lui dit Orelle.

— J’aurais dû me douter que Jebellan se trouverait quelqu’un qui savait cuisiner, dit Laomeht.

Imes aurait pu se passer de la taquinerie, mais il appréciait que Laomeht se soit déjà assez remis de sa surprise pour plaisanter sur le sujet.

— Tu n’as pas un peu l’impression de projeter tes priorités sur moi ? rétorqua Jebellan.

— Je… dit Orelle, l’air étonnée, en faisant pivoter son regard d’Imes à Jebellan. C’est… nouveau ?

— Oui, mon amour, dit Cléodine avec affection. C’est nouveau.

— Ah bon. D’accord.

Laomeht immobilisa sa cuillère, méfiant tout à coup.

— D’ailleurs… c’est vraiment nouveau ? Ça fait combien de temps que tu lorgnes sur mon petit frère, Jebellan ?

— Qu’est-ce que tu me chantes ? On s’est rencontrés quand tu m’as traîné ici. Comment veux-tu que j’aie lorgné sur lui avant ça ?

Imes émit un son ambigu. Un court silence plana sur la tablée.

— Imes ? dit Cléodine, partagée entre l’hilarité et une certaine appréhension maternelle. Ça fait combien de temps que tu… « lorgnes » sur Jebellan ?

Il reposa sa cuillère dans son bol vide.

— Quelqu’un veut que je le resserve ? dit-il.

Laomeht abattit son front sur la table avec un gémissement de trahison.

— Je n’avais pas besoin de savoir ça, marmonna-t-il. Je n’avais vraiment pas besoin…

Cléodine lui tapota le dos avec sollicitude. Jebellan s’était figé. Imes s’était attendu à ce qu’il se gonfle d’importance, mais il semblait juste surpris et flatté. Il se ressaisit dès qu’il vit les yeux d’Imes posés sur lui.

— Volontiers, dit Orelle.

Imperméable au reste de la conversation, elle poussa son bol vers Imes. Il se leva avec un discret sourire.

 

S’il était inévitable que les résidents du dortoir soient les premiers informés qu’Imes n’était plus célibataire, Laomeht avait été plus inattendu, et Imes décida qu’il était grand temps qu’il fasse une certaine visite avant que la rumeur se répande. Kriis, après tout, méritait d’entendre la nouvelle de sa bouche. Elle réagit par un hurlement de joie qui fit tourner toutes les têtes à proximité.

Elle était toujours intenable le lendemain, alors qu’Imes et Jebellan s’équipaient pour une sortie.

— C’est romantique, pour vous, non ? dit-elle, les yeux étincelants, en aidant Imes à enfiler son plastron. Une promenade à la lumière du grand vide…

— On ne sort pas vraiment pour une promenade, lui dit-il, amusé.

Jebellan s’était mis en tête de reprendre l’entraînement d’Imes à l’épée. Lorsque Mav serait fatiguée, Jebellan rentrerait et Imes resterait à l’extérieur pour aider à la cartographie.

— Raison de plus ! s’exclama-t-elle. Quoi de plus érotique que le croisement des épées ?

Elle remua des sourcils gourmands. Jebellan éclata de rire, dispensant Imes de défaire les nœuds dans sa langue pour répondre.

— S’il était plus doué, peut-être !

Imes le gratifia d’un regard mécontent.

— Oh, quoi ? lui dit Jebellan. Tu t’attends à ce que je t’envoie des fleurs, tout à coup ?

— Non.

Il ne se faisait aucune illusion sur l’impartialité de Jebellan en tant que professeur. Cette séance ne serait pas moins exténuante que les autres, d’autant qu’Imes s’était sans doute rouillé depuis le temps qu’il n’avait pas dégainé son épée.

— Il faut le voir pour le croire, dit Viviabel de but en blanc.

Jebellan se renfrogna.

— Et qu’est-ce que tu fais là ? dit-il.

— Mon travail, dit-elle innocemment.

— C’est ça.

La présence de la prêtresse rendait Imes nerveux. Elle était clairement au courant de sa relation avec Jebellan, d’une manière ou d’une autre. Pourtant, elle ne lui avait témoigné aucune hostilité. Elle se contentait d’observer, un vague sourire aux lèvres. Elle semblait se délecter de la mauvaise humeur qu’elle provoquait chez Jebellan. Imes avait du mal à lui en vouloir. Il n’avait pas vu autant d’humour en elle depuis l’accident.

Tandis que les armuriers se penchaient sur l’équipement, Hélirianne murmura quelque chose à Kriis. Kriis se mit à glousser de manière incontrôlable.

— Moi… et Imes… parvint-elle seulement à articuler.

Elle revint à Imes, laissant Hélirianne rougir et échanger des regards embarrassés avec les autres armuriers.

— Ne me brûle pas, dit Imes à Kriis qui, hoquetante, tentait de passer le gant sur sa main.

Mais lui-même avait du mal à rester impassible. Il ne pouvait s’empêcher de dériver une joie mesquine d’avoir enfin démontré le ridicule des potins de ses anciens collègues.

— Quoi, dit-elle d’une voix aiguë, tu veux dire que tu ne brûles pas de passion pour moi ?

Elle eut à peine fini sa phrase qu’elle dut le lâcher pour s’accroupir, hilare. Imes renonça à contenir son large sourire.

— C’est malin, dit-il à Hélirianne. Regarde ça, tu me l’as cassée.

Hélirianne haussa les sourcils.

— Je m’excuserais presque, mais tu devrais sourire comme ça plus souvent.

Elle fit mine de s’avancer pour prendre le relais de Kriis, mais Jebellan émit un grognement et envahit soudain l’espace personnel d’Imes. Il ferma les dernières boucles de son armure de quelques mouvements brusques.

— Oh, possessif, dit Kriis avec malice.

— Ou juste pressé, rétorqua-t-il sur le même ton.

Après cela, Jebellan et Kriis établirent un rapport qui combla Imes d’aise. Elle n’hésitait désormais plus à plaisanter en sa présence, voire même à se moquer ouvertement de lui, et il semblait apprécier son insolence.

De manière générale, Jebellan s’inséra dans la vie d’Imes comme s’il y avait eu une place tout du long. Il y avait belle lurette qu’ils passaient le plus clair de leur temps ensemble, aussi peu de choses changèrent. Quelques baisers furtifs échangés dans les vestiaires, la lente migration des affaires de Jebellan dans la chambre d’Imes…

Laomeht entama officiellement des efforts de réconciliation. Le jour de son départ de Port Ouest, il amena Natesa pour leur faire ses adieux. Il paraissait décidé à ce qu’ils soient tous les quatre en bons termes. Natesa fut peu impressionnée par les goûts d’Imes, et il l’entendit murmurer pour elle-même : « Juste quand Viviabel s’était enfin décidée à passer à autre chose… » Malgré cela, elle joua le jeu.

La collaboration entre Port Ouest et Port Chasse tournait à présent comme une machine bien huilée. Chasseurs et armuriers avaient trouvé leurs marques. On s’occupait toujours des charognards lorsqu’il en venait, mais l’activité ne s’arrêtait plus en leur absence. À Port Ouest, l’une des cavernes inutilisées du hangar avait été aménagée pour la création des cartes. Orelle y passait désormais tout son temps.

On avait cessé de parler de la mort de l’hôte. On ne voulait pas risquer qu’une oreille indiscrète entende une chose aussi terrible, et d’ailleurs, personne ne voulait aborder le sujet. Il n’y avait rien à en dire.

En revanche, la nouvelle que les gens du hangar cherchaient un autre hôte commença à se répandre dans le village.

Ce fut d’abord une timide rumeur. Mais comme Heln n’était plus là et que Viviabel ne montrait aucune envie de condamner les commères pour leurs propos, elle se répandit bientôt comme une traînée de poudre. Il devint courant de voir Vemya le boulanger deviser avec ses clients de ce à quoi ressemblerait un second hôte. Les cousins et cousines de Kriis cessèrent de lui demander quand Jebellan recommencerait à diffuser ses sorties, et s’enquirent plutôt avec une curiosité croissante de leurs progrès.

Mais des progrès, il n’y en avait guère. Malgré toutes leurs nouvelles ressources, il n’était pas facile de trouver une aiguille dans une meule de foin. Orelle ne s’en émouvait pas. Elle s’était préparée à passer toute sa vie à la recherche de quelque chose qu’elle ne trouverait peut-être pas. Imes calqua son attitude sur la sienne.

Si les armuriers et les chasseurs finirent par s’habituer à l’idée que ce changement dans leurs habitudes serait de longue haleine, les badauds en furent déçus. Le désintérêt enfla. Cette histoire de deuxième hôte, c’était quand même très abstrait, murmura-t-on. Et presque blasphématoire, il ne fallait pas l’oublier. Jusqu’à une éventuelle découverte, ce n’était guère qu’un point de débat théologique. Mieux valait garder ses distances, de peur que le prochain prêtre du village manifeste sa désapprobation. De toute façon, la Fête du Centième approchait à nouveau. Il fallait commencer à planifier les mets, les chansons et les décorations. On avait mieux à faire.

Et puis un jour, Cléodine contacta Imes.

Ça y est, dit-elle.

Une émotion inconnue polluait la connexion.

Elle a trouvé.

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MrOriendo
Posté le 31/05/2023
Hello Dragonwing !

Je reprends avec un immense plaisir ma lecture de Symbiose, et j'ai déjà hâte de connaître la fin. En tout cas, la relation d'Imès et Jebellan est officialisée au grand jour ! Zéli m'a arraché un éclat de rire quand elle les a surpris dans la cuisine, ce petit "euh, beurk ?" est tout simplement génial x)

Pour le reste, les relations dans la famille d'Imès semblent toujours aussi compliquées. Laomeht a beau se faire le porte-parole de son père auprès d'Imès, j'ai l'impression qu'il en faudra beaucoup plus que ça pour réussir à les réconcilier.

La recherche du nouvel hôte se concrétise elle aussi, et ça fonctionne bien pour l'effet tourne-page en fin de chapitre. Je crois que je l'avais déjà dit précédemment, mais je m'étonne un peu qu'il n'y ait pas davantage de contestation des habitants de Port-Ouest à ce sujet, après tout c'est une question d'ordre religieuse et centrale dans leur vie quotidienne. Cléodine et Orelle sont juste en train de piétiner toutes leurs croyances les plus profondes et leur foi, à leur place moi, je ne sortirai pas de chez moi sans une douzaine de gardes du corps ^^

En dehors de cette petite réserve, j'ai adoré le chapitre et j'ai hâte de lire la suite.
À bientot !
Ori'
Dragonwing
Posté le 05/06/2023
Coucou Oriendo, ravie de te revoir par ici !

Oui, on avait déjà parlé du manque de contestation sociale dans ces chapitres, et clairement c'est un aspect sur lequel je me suis ratée dans cette partie de l'histoire. Ça manque et ça ne fait pas très naturel. Il faudra que je retravaille tout ça quand je reprendrai le texte.

Contente que ça te plaise sinon ! Zéli est plutôt drôle à écrire quand elle ne fait pas sa mauvaise tête ^^
Eryn
Posté le 01/10/2022
Coucou Dragonwing !
Cool l'évolution de la relation Imes/Jebellan, c'est vrai que tu l'avais préparée de longue date, celle là ! Top aussi l'histoire de l'hôte qui meurt, et les croyances religieuses de la population qui les empêche d'envisager la possibilité d'un autre hôte.
J'ai hate de voir comment tout ça va se dénouer !
Dragonwing
Posté le 10/10/2022
Contente que ça te plaise ! J'attendais de pouvoir écrire ces scènes depuis un moment ^^
Dodonosaure
Posté le 23/09/2022
Chapitre vraiment plus léger, un petit bonbon bien mérité. Imes aussi l'a bien mérité.

Je n'ai pas grand chose à dire, je voulais surtout souligner que c'est un chapitre très tranquille. Trop tranquille.
Je m'attendais à des bûcher et une nouvelle vague de contestation contre Imes et ses "fous furieux d'amis" avec cette histoire d'hôte... Mais j'imagine que tu te gardes ça sous le coude.

<3 je file lire la suite
Dragonwing
Posté le 01/10/2022
Honnêtement, c'est ça qu'il manque à cette partie de l'histoire... des bûchers 😎 (et je dis ça à moitié sérieusement lol)
itchane
Posté le 25/06/2022
Hello Dragonwing !

Je m'excuse de ne laisser trace de mon passage qu’en fin de roman ainsi, j’ai lu tous les chapitres comme une voleuse, sans prendre le temps de commenter à chaque fois.

Mais il faut dire que Symbiose est un véritable “page turner” j’ai tout gobé en quelques jours seulement et avec tellement de plaisir.

J’aime toujours autant l’univers que tu as créé, les premières sensations des tous débuts ne m’ont pas quitté par la suite. Cette immense baleine cosmique qui contient en son corps un écosystème complet, je trouve l’idée géniale. Les “sorties” des chasseurs dans le grand vide sont si belles et poétiques, je comprends tellement Imes, capable d’y rester pendant des heures juste pour le plaisir de la vue. Il y a quelque chose de tellement contemplatif dans le concept même de ton roman, cela m’a énormément parlé.

Et que dire du tournant que prend l’histoire.
L’hôte se meurt, j’ai trouvé cette idée tellement frappante, tellement touchante, cela m’a un peu bouleversée à vrai dire ^^”
C’est très beau.

Bon, est-ce la peine de préciser que je donnerai un de mes bras contre un chucret ! Non mais sérieusement, j’en veux un !!!! Ils ont l’air tellement mignons, je suis jalouse de tes personnages. En fait je t’en veux même un peu de les avoir inventés ces petites bêtes, maintenant j’ai l’impression qu’il me manque quelque chose dans la vie x’D

Quand à la relation Imes / Jebellan, elle est vraiment trop choupi, c’est trés réussi ♥

Tu disais dans ton JdB vouloir laisser reposer pour d’éventuelles corrections un jour.
Pour ma part, en ayant lu “comme en vrai”, c’est à dire en enchaînant les chapitres comme un roman non PA, je pense que le moment où je me suis un peu détachée c’est sans doute les scènes de la révélation qu’Imes est un chasseur. Il m’a semblé que cela se passait de façon peut-être un peu rapide et “facile”, d’autant que c’est cumulé avec l’annonce de la retraite de son frère, je ne sais pas. C’est un moment si important pour le personnage, mais j’ai été moins portée par la narration que je ne l’étais sur tout le reste du roman. La révélation par Viviabel était presque anecdotique dans la mise en scène et les choses basculent tellement vite ensuite… enfin je ne sais pas ce que les autres en ont pensé ^^”

Et je suis aussi un peu étonnée pour l’instant de la facilité avec laquelle les habitants de l’hôte semblent prendre assez bien la recherche d’un nouvel hôte par les chasseurs. Quand la rumeur se répand, ils sont juste curieux un temps puis passent à autre chose. Je m’attendais à des procès en hérésie, des manifestations contre ces recherches ou des tentatives de faire échouer les choses, je ne sais pas ^^”
Pour l’instant je trouve que tout passe plutôt crème alors que l’hôte est sensé être unique et sacré et les scientifiques sont censés être très mal vus.
Enfin c’est une réflexion que je me suis faite en lisant ces derniers chapitres.


Pour le reste, je suis absolument conquise, j’ai dévoré Symbiose avec appétit et j’ai hâte de voir où la suite et fin du roman va nous mener.

Félicitation pour tout ce travail, c’est un magnifique projet que je vais porter dans mon cœur longtemps après l’avoir lu !
J’ai tellement d’images qui me restent de ma lecture, je suis fan de l'atmosphère générale que crée ton univers.

A très bientôt pour les prochaines publications ; )
Dragonwing
Posté le 27/06/2022
Écoute, ça me fait très plaisir que tu te sois fait embarquer à ce point par l'histoire ! Tes ressentis sur le roman sont exactement ce que j'essayais de faire passer, je suis comblée. Et je te comprends pour les chucrets, j'avoue que je ne dirais pas non à un petit compagnon poilu moi aussi, huhu.

Merci pour ce que tu pointes du doigt ! C'est vrai que tout s'emboîte très rapidement pour Imes. Je ne voulais pas "perdre trop de temps" sur cette partie de l'histoire, mais du coup il y a très peu de suspense. On devine facilement qu'Imes va pouvoir devenir chasseur et remplacer Laomeht en tant que partenaire de Jebellan.

Et je suis parfaitement d'accord sur le fait que j'ai choisi la voie de la facilité dans la manière dont le peuple de l'hôte réagit à l'existence d'autres hôtes. Il devrait très clairement y avoir un sous-scénario à connotation religieuse ici, une résistance des habitants du port, peut-être même un retour de Helm. Il faudra que je retravaille ça plus tard.

En tout cas, je suis contente de te revoir par ici ^^
Silvershodan
Posté le 17/06/2022
ça y est! Tout Port Ouest est au courant. La réaction de Kriss à la question d'Hélirianne m'a bien fait rire, c'est typiquement dans le genre de délire que lequel je peux partir.
Imes qui se fait jeté sous les roues par sa mère ^^. Et Zeli est finalement très facile à apprivoiser, il suffit de lui faire à manger.
Hâte de lire la suite.
Dragonwing
Posté le 27/06/2022
Depuis le temps que Kriis attendait de pouvoir se payer ouvertement la tronche de ses commères de collègues 😆 Et oui, Zeli a ses priorités, haha.
Sunny
Posté le 16/06/2022
Haaa, double trop bien ! Le dernier chapitre était déjà tellement chouette (Jebellan est définitivement plus observateur qu'iln'ena l'aird'ailleurs! ), là on rentre dans un sacré morceau j'ai l'impression. J'ai hâte !
Dragonwing
Posté le 17/06/2022
Héhé, oui, Jebellan n'a pas plus ses yeux dans sa poche qu'Imes. Ils se rejoignent bien sur ce plan-là. Contente que ça te plaise ! Ça va déménager ! \o/
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