Chapitre 23

 

Les ombres s'allongeaient en perdant de leur netteté. C'était l'heure du Fou. On lui avait un jour dit qu'à Temma, on l'appelait heure du Serin. Ou bien était-ce l'heure du Serein ? Olga se rappela le jeune garçon dérangé du quartier des Eaux, qui souffrait mille angoisses. Ce fou-là n'était pas serein.

La tour des Éperviers était secouée de bourrasques, amorce d'une rude saison. Elle avait voulu s'y reposer un instant avant de visiter le prince au masque bleu. Elle remarqua alors un élément de sa chambre qui lui avait échappé jusque là, sur le meuble avec le broc d'eau, les linges et le savon. Un objet plat, vertical, encadré comme un tableau, mais dont la surface était lisse comme une eau calme. En s'en approchant, un portrait terriblement vivant y apparu. Elle s'assit face à la coiffeuse, s'intrigua quelques secondes du mimétisme entre la peinture et ses propres mouvements, et compris qu'elle contemplait son propre visage.

Elle put voir, pour la première fois, les deux entailles noires et brillantes comme de l'onyx, qui encadraient son nez droit, et un peu long. La bouche, légèrement violacée, était pincée en son milieu d'un air farouche. Elle découvrit son cou blanc et mince, tâché de grains bruns, et la lourde auréole de mèches noires autour de son visage laiteux. Elle fut fascinée par l'intensité de son regard, la moue de défi de ses lèvres pleines, l'intelligence et la finesse de ses traits. Elle eut envie d'arranger ses cheveux. Puis, comme piquée par une aiguille, elle bondit de sa chaise et couvrit le miroir d'un linge. Le serpent de la vanité l'avait mordue, elle le chassa. Objet de malheur. Elle jura de ne plus s'y mirer.

Evan avait sensiblement changé de posture. Ses avants-bras sortaient du lit, poignets et mains ballants. Elle entreprit de lui faire un cataplasme, celui qu'elle préparait pour les plaques des nourrissons dénutris, déjà à court d'idées. Elle le traitait plus en cobaye qu'en patient. Elle le fit se retourner sur le dos, lentement, et il susurra :

« Cessez... de vous... donner cette peine... Partez. »

La colère l'envahit. Que croyait-il l'aristocrate ? Qu'elle venait de son plein gré ? Que sa majesté de père et ses archers n'avaient pas à voir avec sa présence ? Présomptueux, lui comme les autres. Elle se retint de le quitter sur-le-champ. Mais une minuscule rivière bleue foncée coula sur la joue rongée de maladie. Elle vit les lèvres striées de fissures trembler, imperceptiblement. Le prince pleurait. Il souffrait, plus qu'elle ne l'avait imaginé, plus qu'il n'avait voulu le laisser paraître. Concentré sur sa douleur, tout entier occupé à la contenir, il lui fallait rester immobile et taiseux, pour ne pas déchirer son visage de cris ou de pleurs. Il était plus atteint que tous les malades qu'elle avait vu jusqu'à présent, et son mutisme n'était que le fait d'une souffrance immense. Elle avisa un petit récipient contenant quelques boulettes brunes, posé à son chevet.

« Le pavot ?! Vous ne prenez pas le pavot qu'on vous porte ?

– Le peuple... a-t-il... du pavot ? »

Il avait refusé le remède dont son peuple était privé. Olga expira bruyamment. Ridicule. Ridicule et puéril. Sa solidarité était stérile, elle n'aboutissait qu'à lui faire souffrir le martyr. C'était décidément un bien drôle de Prince, au milieu de ses bouquets de fleurs sèches et ses yeux rivés sur le dehors. Qui, dans son agonie, compatissait avec le peuple.

« Le peuple aura bientôt du pavot, Prince, j'en suis chargée. A présent, vous allez prendre celui-ci, et si vous refusez je vous bouche le nez pour vous y forcer. Si vous faites l'enfant, je vous traiterai en enfant. »

Il eut un très léger soubresaut, un rire, minuscule, infime, qui ensanglanta ses commissures. Il entre-ouvrit les lèvres.

Olga referma doucement la porte, laissait Evan assoupi, visage et mains couverts de l'épais cataplasme, et descendit les marches du donjon. Au détour du colimaçon, elle tressaillit, pétrifiée d'effroi. Une forme pâle lui faisait face. A sa silhouette, on eut dit une fillette ; aux longs cheveux blancs, une vieillarde ; aux yeux laiteux, dépourvus d'iris et troués d'une minuscule pupille noire, une créature de cauchemar. Olga suffoqua, se pressa contre le mur comme pour se mêler à la pierre. Ces yeux monstrueux voyaient-ils ? Ils regardaient dans sa direction sans pour autant saisir son regard. L'effrayante fillette remua les lèvres sans mot dire, et disparut silencieusement dans le dédale du château.

 

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Isapass
Posté le 17/01/2018
Ajourd'hui j'ai décidé de faire ma lourdingue et de pinailler :P
"Elle entreprit de lui faire un cataplasme, celui qu'elle préparait pour les plaques des nourrissons dénutris, déjà à court d'idées." : Je mettrais le " déjà à court d'idées en début de phrase. Là, il est un peu trop loin du "elle" auquel il est attaché.
 "Elle le fit se retourner sur le dos, lentement, et il susurra : " : je changerais susurrer pour souffler ou murmurer. Je trouve que susurrer à un côté soi comique, soit érotico-mystérieux qui n'est pas, à mon sens, l'idée que tu veux donner ici. Reste l'hypothèse que moi seule aie l'esprit aussi mal tourné...
"Il souffrait, plus qu'elle ne l'avait imaginé, plus qu'il n'avait voulu le laisser paraître. " : j'enlèverais la première virgule. J'imagine que tu l'as mise pour intensifier le "il souffrait", mais je trouve que ça rend la phrase déséquilibrée. Et puis elle sait déjà qu'il souffre. Ce qui compte c'est qu'il souffre PLUS.
 "Concentré sur sa douleur, tout entier occupé à la contenir, il lui fallait rester immobile et taiseux," : tu utilises souvent l'adjectif "taiseux", que j'aime beaucoup. Mais trop souvent risque de lui enlever de la puissance. Et autant je trouve qu'il est parfaitement adapté pour décrire le caractère de quelqu'un, autant ici, comme c'est plus lié aux circonstances (a priori) je mettrais muet ou silencieux. Ou stoïque. 
" Qui, dans son agonie, compatissait avec le peuple." : Je vois pourquoi tu as choisi cette structure de phrase mais (pardon pour cette violence), elle n'est pas très jolie. "Et, dans son agonie, il compatissait avec le peuple" ?
"« Le peuple aura bientôt du pavot, Prince, j'en suis chargée." : je suis surprise de la part d'Olga qu'elle lui accorde ce "Prince". Elle n'a pas l'air très attachée à l'étiquette. Je l'enlèverais (mais c'est très subjectif)
"Olga referma doucement la porte, laissait Evan assoupi, " : laissANT Evan ?
"Au détour du colimaçon, elle tressaillit, pétrifiée d'effroi. " : elle tressaille ou elle est pétrifiée ? ;)
Bon, maintenant que j'ai fait ma pinailleuse... comme d'habitude j'adore ce chapitre.
 "Les ombres s'allongeaient en perdant de leur netteté. C'était l'heure du Fou. On lui avait un jour dit qu'à Temma, on l'appelait heure du Serin. Ou bien était-ce l'heure du Serein ? Olga se rappela le jeune garçon dérangé du quartier des Eaux, qui souffrait mille angoisses. Ce fou-là n'était pas serein." : J'adore !!! 
La scène du miroir : j'adore !
Je savais bien que ce prince allait montrer un signe qui allait intriguer Olga ! 
Olga la Banshee
Posté le 17/01/2018
Et bien je suis d'accord avec tout :) C'est donc bien quand tu pinailles !
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