Chapitre 22

Baline et Baron furent surpris de les voir revenir à l’étang du croissant aussi vite, mais ils leur firent bon accueil. Tandis que Mav et Jebellan passaient de longs moments sous l’eau, les pêcheurs invitèrent Imes à l’intérieur autour de quelques friandises. Cléodine leur avait raconté ce qui était arrivé entre Imes et Heln, et ils étaient fascinés. Il en fut quitte pour leur donner les derniers rebondissements de l’histoire. Ils applaudirent, impressionnés qu’il soit à présent officiellement un chasseur.

Imes n’était pas habitué à ce qu’on se tourne vers lui pour obtenir les dernières nouvelles du village, et il n’était pas à l’aise dans ce rôle. Il était étrangement épuisé lorsque Jebellan et lui quittèrent l’étang pour la journée. Jebellan le remarqua.

— Tu sais que tu n’as pas besoin de m’accompagner.

Imes haussa les épaules.

— Je n’ai pas grand-chose d’autre à faire.

— Tu peux aller dans le grand vide, souligna Jebellan. Tu peux toujours commencer les travaux pour Orelle.

— Sortir tout seul, à mon niveau de formation ? Les gens se poseraient des questions.

— T’es sûr de ça ? railla-t-il. Je pense que tout le monde a bien compris à ce stade que tu ne peux plus te passer du grand vide.

— Hum… Peut-être.

Imes marqua un silence.

— Je n’aurais pas besoin de me justifier si tout le monde était au courant de la situation, murmura-t-il.

— Bienvenue dans mon monde.

Imes fronça les sourcils. Ce n’était pas ce qu’il voulait dire. Mais après une hésitation, il abandonna le sujet.

Le lendemain, il fit sa première sortie en solitaire. Personne ne fit de commentaire parmi les armuriers, bien qu’ils parussent tendus. Viviabel non plus ne dit rien, se contentant d’ouvrir le sas à sa demande. Imes aurait voulu s’assurer qu’elle allait bien, mais il ignorait comment l’aborder.

Il prit bientôt l’habitude de ces sorties. Un jour sur deux, il sortait travailler pour Orelle. Le lendemain, il accompagnait Jebellan à l’étang pendant que son armure était nettoyée.

— Tu es sûr que ça va ? lui demanda Kriis un matin.

— Oui, ne t’inquiète pas. Je reste à côté du sas. Au premier signe de charognard, je rentre.

— D’accord, mais… Non. Non, ce n’est rien. Tant mieux !

Si l’atmosphère au hangar était lourde de non-dits, celle au dortoir était pire. Regis s’était retranché sur lui-même, les yeux creusés par le chagrin. Uvara parlait moins que jamais. Zeli passait son temps dans les parties communes. Lorsqu’Imes et Jebellan devaient passer devant elle pour sortir, elle les fusillait du regard avec une rare agressivité.

Vraiment ? Je n’ai rien remarqué, dit Orelle, distraite. Cinq degrés à gauche, s’il te plaît.

Imes pivota comme demandé. Du moins, il fit de son mieux. Il n’avait pas encore le compas dans l’œil, bien qu’il s’améliorât lentement. Les nuages éphémères du grand vide n’aidaient pas à se repérer. Il ignorait comment Orelle parvenait à distinguer chaque forme et chaque couleur avec une si grande précision. Ses cartes étaient de véritables œuvres d’art.

Elle ne vous parle pas ? dit-il.

Qui ?… Ah, Zeli ? Non.

Orelle ne dit rien de plus. Il était vain de chercher à discuter avec elle pendant qu’elle travaillait. Elle était trop concentrée. Imes ne pouvait s’empêcher de tenter quand même. Les premiers jours, il s’était très bien accommodé de fixer le grand vide en silence pendant des heures, mais même lui commençait à se lasser. Pas étonnant qu’Orelle eût du mal à trouver des chasseurs volontaires pour l’aider.

Il ferma les yeux, laissant à Pan le soin de continuer l’observation à sa place. Qui aurait cru qu’Imes se fatiguerait un jour de contempler les splendeurs du grand vide ?

Il demanda à Pan de faire basculer la communication avec Orelle en lien passif, puis de contacter Mav. Un flash de couleurs psychédéliques s’inscrivit derrière les paupières d’Imes, puis l’image du fond d’un étang. Pan vibra dans ses cheveux. Sans doute donna-t-il des instructions à Mav, car l’image s’effaça un bref instant. Puis elle revint, accompagnée d’un sentiment de perplexité.

— … image n’est pas franchement nécessaire, dit la voix de Jebellan, et Imes sourit à son amusement. Mais bon, peu importe. Il y a encore du boulot.

Imes se serait bien passé de la sensation qui suivit, celle d’une main passant dans sa fourrure. Il se pinça pour penser à autre chose, tentant d’ignorer le plaisir et la fierté que Mav projeta. La petite chucrette ne savait toujours pas séparer ses cinq sens de sa télépathie.

 Il se passe quelque chose ? demanda Jebellan. Tu te fais démembrer par un charognard ?

Non. Je m’ennuie, dit Imes.

Tu t’ennuies, répéta Jebellan, incrédule.

Quoi, toi non ?

Je décède d’ennui ! Je préférais encore les premiers jours ou je risquais de me noyer à tout moment. Mais si on m’avait dit que tu en arriverais un jour à choisir de faire la conversation à quelqu’un !

Imes réajusta ses gants, embarrassé. Il regrettait un peu d’avoir appelé. Il n’avait rien à dire, il voulait juste une distraction. Il n’aurait pas osé imposer ses piètres capacités sociales à Jebellan s’il ne l’avait pas su coincé dans le même isolement que lui.

La vue de l’étang changea pour suivre un poisson. Mav tendit une petite patte pour essayer de le toucher. Une main envahit tout son champ de vision.

Où tu vas, comme ça ? dit Jebellan. Tu ne sais pas nager. Et ta queue n’est pas extensible, jeune fille. Laisse-moi un peu d’oxygène, veux-tu ?

Elle fatigue, remarqua Imes.

La concentration de Mav baissait toujours en fin de session.

Oui. Encore un quart d’heure et on remonte, je crois.

Tu veux que je coupe ?

Non, laisse. C’est un bon exercice. Il faudra bien qu’elle apprenne à tout gérer à la fois.

Ah, attends.

Quelqu’un d’autre cherchait à contacter Imes. Il se retourna. Le sas s’ouvrait. Un chariot en sortit, commandé par Regis et Uvara.

Des charognards ? leur demanda-t-il.

À une heure d’ici, acquiesça Uvara.

Elle hésita.

Tu veux nous accompagner ?

L’offre était inattendue. Imes attendit que Regis s’insurge, mais rien ne vint.

Merci, dit Imes. Mais je ne voudrais pas vous gêner.

Le chariot s’éloigna. Après une courte excuse pour Orelle, Imes reprit sa position initiale.

— … en pause, Mav, c’est une communication en pause, disait Jebellan quand il revint à lui. Elle n’est pas cassée. Arrête d’embêter Pan ou il va encore te tyranniser…

Pan lâcha un trille, tout content d’avoir entendu Jebellan prononcer son nom, sans pour autant avoir compris les mots derrière.

Désolé, Uvara et Regis sortaient, dit Imes.

Ce qui me rappelle. Pourquoi tu ne demandes pas à Uvara de continuer ta formation ? Ce n’est pas comme si elle était occupée avec Zeli, en ce moment.

Zeli n’avait pas remis les pieds dans le grand vide depuis l’accident. Quant à Uvara et Regis…

Imes pinça les lèvres. La plupart du temps, lorsqu’il rentrait, les bacs du hangar étaient vides. Les armuriers désœuvrés menaient des conciliabules à voix basse qui s’interrompaient dès qu’il approchait.

À moins que tu préfères quand c’est moi qui te botte le train, évidemment, dit Jebellan.

Tais-toi un peu. Je réfléchis.

Mav projeta sa curiosité. L’image pivota pour montrer Jebellan, les épaules secouées par un rire. Par-dessus la queue de Mav, ses yeux pétillaient. Ses cheveux flottaient autour de son visage. Imes perdit le fil de ses pensées.

Quelques jours plus tard, Jebellan décréta Mav prête pour sa première sortie dans le grand vide. Cela causa grande agitation dans le hangar. Même Viviabel se déplaça.

— Tu es sûr que ça va aller ? dit-elle avec un regard circonspect pour Mav, qui buvait une ration restreinte de sang d’hôte sous la surveillance de Daneht. Elle est minuscule.

— C’est juste un test d’une heure, dit Jebellan. Tu seras là pour nous faire rentrer en cas de problème, pas vrai ?

Elle maugréa qu’elle avait autre chose à faire, mais elle était venue, ce qui était une réponse en soi. Imes la scruta du coin de l’œil, mais il était difficile de discerner son état d’esprit. Elle avait la même expression éteinte que d’habitude.

Les armuriers, en revanche, cachaient mal leur nervosité. Navien, qui avait remplacé Imes dans l’équipe de Kriis, tapotait des doigts sur ses bras croisés tandis qu’il supervisait ses collègues équipant les chasseurs. Kriis donna un coup sec sur une sangle, faisant grimacer Imes.

— Oups ! Pardon, pardon, babilla-t-elle. Le cuir est un peu dur aujourd’hui, je…

Imes posa la main sur son épaule, arrêtant son geste. Il serra gentiment, tentant de lui transmettre un peu de son calme. Kriis essaya de lui sourire. Elle se détendit un peu sous sa paume.

Jebellan les observait. Imes haussa un sourcil à son intention.

Soudain, Zeli fit irruption dans la salle du sas.

La porte était ouverte, mais pour s’assurer que personne ne manquât son entrée, elle donna un coup de pied qui envoya l’un des battants claquer contre la paroi.

Imes se raidit d’outrage. Cet endroit était sacré. De quel droit lui faisait-elle subir ses caprices ? Mais le visage de Zeli lui fit ravaler à contrecœur une remarque acide. Ses yeux étaient rouges et ses joues empourprées.

— Non, mais je rêve, cracha-t-elle.

Tout le monde la regardait, mais sa rage était réservée pour Imes et Jebellan, à moitié habillés au centre de l’espace.

— Qu’est-ce que tu veux ? dit Jebellan.

— Vous êtes vraiment débiles ou vous le faites exprès ? Le débutant, c’était une chose, dit-elle avec un doigt vengeur pointé vers Imes. Clairement il lui manque des cases. Mais toi aussi, tu vas remettre le nez dehors ? Et pour quoi ? cria-t-elle d’une voix stridente. Pour le plaisir ? Pour faire une promenade ? Vous voulez mourir ou quoi ?

Une chape de plomb tomba sur la salle. Après un si long silence sur le sujet, personne ne s’était attendu à ce qu’il soit soulevé. Uvara surgit à la porte. Elle tenta d’attraper sa jeune collègue.

— Zeli…

Zeli se dégagea brutalement.

— Quoi, tu préfèrerais qu’on se mette des œillères ? répliqua Jebellan. Comme toi ? Peu importe qui est mort, on a encore du travail. Si tu préfères prendre ta retraite, vas-y ! Tu seras la plus jeune chasseuse démissionnaire, mais pas de beaucoup. C’est pas génial ?

Imes serra les poings, excédé. Oh, Jebellan savait viser comme personne. Il avait le don pour frapper à tous les endroits douloureux. Zeli devint cramoisie, et des larmes pointèrent à ses yeux.

— Comment oses-tu ? Abidelle est m… morte !

— Et alors ? Tu crois que ça va arrêter les charognards ?

— Ne me prends pas pour une imbécile ! hurla-t-elle. Vous ne sortez pas pour chasser des charognards ! Lui, dit-elle en pointant à nouveau Imes, lui, il est toujours fourré dehors ! Cet espèce d’attardé mental…

Jebellan écarta sa main d’une claque.

— Tu ne lui parles pas sur ce ton !

— Euh, Imes… murmura Kriis, les yeux écarquillés.

Les autres armuriers assistaient à la scène avec impuissance. Imes capta le regard de Navien et indiqua la porte. Navien acquiesça et ordonna d’un geste à ses collègues de sortir. Imes rattrapa le doyen alors qu’il s’apprêtait à les suivre.

— Pas toi, lui glissa-t-il.

Kriis immobilisa aussitôt sa fuite hésitante. Elle se planta près d’Imes, l’air butée. Imes ne chercha pas à la faire changer d’avis. Il s’intercala entre les deux chasseurs tonitruants et planta une main gantée sur le plastron de Jebellan.

— Ça suffit, dit-il.

— Je n’ai pas… !

— Arrête !

L’éclat de voix d’Imes résonna sur les parois de pierre. Le silence tomba comme un couperet. Il balaya son regard brûlant de Jebellan à Zeli. Elle eut un imperceptible mouvement de recul. Uvara posa les mains sur ses épaules, autant pour la rassurer que pour la retenir.

La porte se referma sur Dala. Ne restaient plus dans la pièce que les quatre chasseurs, Kriis, Navien et Viviabel, qui observait toute la scène d’un œil acéré. Leurs chucrets étaient dispersés alentour comme autant de paires d’yeux clignotantes. Pan s’était enroulé autour de Mav qui tentait de s’échapper vers le seau de sang d’hôte.

Imes adoucit sa voix. Il s’adressa à Zeli.

— Si tu voulais savoir ce qui se passe, tu pouvais juste le demander.

Son ton eut l’effet que les attaques de Jebellan n’avaient pas eu. Elle se recroquevilla. Ses cheveux tombèrent devant son visage.

Jebellan fit un pas en arrière. Imes laissa sa main retomber. Il se tourna vers Navien et Kriis.

— Je ne suis pas aveugle. Je sais que vous vous posez tous la question. « Pourquoi est-ce qu’Imes continue de sortir ? » Depuis l’accident, tout le monde ici marche sur des œufs.

Navien eut l’air gêné, mais Kriis sourit. Elle s’était montrée patiente, et elle voyait enfin venir les réponses qu’elle attendait.

— On se sent impuissants, avoua Navien. C’est notre travail de vous aider, mais ce qui est arrivé est tellement…

— … incompréhensible, suggéra Imes.

Navien hocha la tête.

— Je sais. Vous avez besoin de comprendre, dit Imes, et il engloba Zeli et Uvara du regard. Vous avez besoin de faire quelque chose.

— Imes… dit Jebellan.

Son expression était indéchiffrable.

Imes tira l’une des chaises rangées contre le mur et s’assit. Il ôta ses gants encore propres.

— Vous n’allez pas aimer ce que j’ai à dire, avertit-il.

— Arrête de faire des effets de manche, s’écria Zeli. Si tu sais pourquoi Abidelle est morte, crache le morceau !

Aucun des trois autres ne bougea non plus. Alors Imes expliqua, d’une voix mesurée, le sort qui attendait leur monde.

 

Lorsque Cléodine et Orelle s’encadrèrent dans la porte, elles furent accueillies par des visages exsangues. Imes avait cédé sa chaise à Navien, qui fixait le sol sans le voir. Kriis serrait la main d’Imes avec force. Zeli était accroupie, genoux pressés contre sa poitrine. Seule Uvara était restée immobile. Elle semblait s’être changée en statue de pierre.

— Nous sommes venues aussi vite que possible, dit Cléodine, essoufflée.

Le coin des lèvres d’Imes se souleva. Il n’était pas surpris que Jebellan les ait appelées. Orelle referma le battant, puis promena un regard hébété sur la pièce. Viviabel continuait d’observer tout le monde comme si elle tentait d’enregistrer la moindre de leurs réactions.

— C’était plutôt imprudent de tout leur dire, dit Jebellan, le visage fermé.

— Non, dit Imes.

— Non ? répéta Jebellan, du ton qu’il utilisait toujours pour l’inviter à élaborer avant qu’il s’énerve. Tu t’imagines que Viviabel et moi passions notre temps à raconter tout ça à qui voulait l’entendre ?

— C’est différent, maintenant.

Différent ?

— À cause de l’accident.

Jebellan referma la bouche, sourcils froncés.

— Aujourd’hui, tout le monde peut voir qu’il y a un problème, continua Imes. La plupart des gens sont déjà passés à autre chose, mais pas les chasseurs. Nous savons tous qu’il y a quelque chose qui cloche, que l’accident n’aurait jamais dû arriver.

— C’est vrai, dit Uvara, la voix rauque.

— Et si les chasseurs le sentent, les armuriers aussi.

Navien eut un hochement de tête sec.

— Ça ne veut pas dire que tout le monde est prêt à l’entendre, dit soudain Viviabel.

— Non, dit Imes.

Il ne dit rien de plus. Kriis eut un pauvre sourire.

— C’est pour ça qu’il ne l’a dit qu’à nous. Hein, Navien ?

Le doyen se redressa, surpris.

— Je… Je… Oui. Je sais quels autres armuriers pourraient encaisser ça. Qui a besoin de l’entendre.

— Uvara, dit Imes. Je connais mal Regis…

Elle eut un moment d’immobilité.

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, concéda-t-elle.

— Mais nous, on sait ! s’écria tout à coup Zeli. On peut aider ! Pas vrai ? On peut aider !

Ses joues étaient baignées de larmes, mais elle fusilla tour à tour du regard Imes, Jebellan, puis Cléodine. Ce fut Orelle qui hocha la tête avec véhémence.

— Oh oui, oui ! Plus j’ai d’aide, mieux c’est !

Son enthousiasme détendit Zeli. Elle pressa sa bouche contre ses genoux, les joues rouges.

— Ça commence à t’en faire, des yeux braqués dehors, dit Cléodine à Orelle. Je vais t’aider avec les cartes.

— Nous aussi, on peut faire ça, dit Kriis. Dessiner des cartes du grand vide ? On sait faire.

Orelle frappa dans ses mains, ravie.

— Des cartes mises à jour tous les jours ! Plusieurs fois par jour ! Mon rêve !

— Je m’occuperai des charognards avec Regis, dit Uvara. Zeli, Imes, Jebellan, vous trois pourrez vous relayer dehors pour les cartes. Je m’assurerai que Regis ne pose pas de questions.

— Je vais réorganiser les quarts, dit Navien. Si je ne me trompe sur le compte de personne, on devrait pouvoir avoir deux armuriers sur les cartes en permanence d’ici à quelques jours.

Ce disant, il abattit ses larges mains sur ses cuisses et se leva pour joindre le geste à la parole. Viviabel le suivit du regard, figée.

Kriis déposa un baiser sur la joue d’Imes.

— Plus de cachotteries, lui glissa-t-elle, pâle mais déterminée.

Elle s’empara de ses gants pour les lui remettre. Zeli proclama qu’elle sortirait dès qu’Imes et Jebellan seraient rentrés. Uvara s’éclipsa. Orelle s’empara des feuilles de papier utilisées pour les étiquettes des casiers et commença un conciliabule animé avec Cléodine.

Jebellan tira Imes à lui, interrompant le travail de Kriis. Il avait la même expression que Viviabel.

— Tu sais ce que tu as fait, là ? dit-il.

Imes en fit peu de cas. Il pensait déjà à autre chose.

— Il faut qu’on parle à Meten, dit-il.

— Meten ? répéta Jebellan.

— De Port Chasse.

— Je sais qui est Meten ! Pourquoi tu veux lui parler ?

Jebellan plongea les deux mains dans ses cheveux, délogeant son chignon. Mav se rapprocha de lui, inquiète.

— Parce que c’est bien beau de trouver un autre hôte. Mais qu’est-ce qu’on fera après ?

 

— Mourant ? dit Meten, livide. Tu te fiches de moi ?

— Tu as vu son œil, dit Imes. Il est complètement mangé par la cataracte.

— On l’a toujours connu comme ça !

— Toujours, ça veut dire quoi ? rétorqua Jebellan. Il n’y a de chasseurs que depuis mille centaines de jours. Sur l’échelle de vie de l’hôte, c’est dérisoire. Comment est-ce que tu crois qu’il faisait avant nous ?

Meten déglutit. Il se mit à faire les cent pas. Cadera, sa seconde, avait l’air sonnée. Deux armuriers étaient également présents, ainsi que Felac, le collègue d’Orelle. Imes avait insisté pour mener cette conversation dans le dortoir désert de Port Chasse plutôt que dans l’intimité toute relative de l’immense hangar. Jebellan était planté derrière lui comme un garde du corps. Il observait Meten d’un œil méfiant.

Jebellan avait refusé de laisser Imes partir seul, et il avait fallu attendre que Mav soit assez expérimentée pour supporter le voyage à travers le grand vide jusqu’ici, bien qu’avec une étape à Port Second. « Un succès et tu t’emballes, » avait-il dit à Imes. « Tout le monde ne réagira pas aussi bien que tes amis de Port Ouest ! Il y a des fanatiques de l’hôte qui n’hésiteront pas à devenir violents s’ils t’entendent dire ce genre de choses, et ça ne m’étonnerait pas de Meten. »

Il avait tenté de le convaincre de renoncer, mais Imes s’était entêté à sa manière, en silence et sans faire de vagues. Jebellan avait fini par jeter les bras au ciel.

— Pour ce que ça vaut, dit Felac, j’étais au courant.

Il était inhabituellement solennel. Ce n’était pas un effet de la conversation : Imes l’avait aperçu une fois juste après l’accident, brièvement, et Felac avait déjà perdu son éternel sourire.

Meten fit volte-face.

— Et tu n’aurais pas pu nous prévenir ? s’écria-t-il.

— Je pensais qu’on avait le temps. Je pensais… je pensais que c’était loin, tout ça.

Il haussa les épaules avec désarroi. Cléodine avait prévenu Imes. Certaines personnes étaient au courant de la vérité, mais ne s’étaient pas pour autant senties concernées. Felac était de ceux-là.

— Alors c’est fini… dit Meten. On va tous mourir. On ne peut rien faire.

Son visage était gris.

— Peut-être pas, dit Felac, et il parut se ressaisir. C’est pour ça que vous êtes venus nous voir, pas vrai ? Mes collègues ont une théorie…

Il se chargea d’expliquer l’espoir d’Orelle, ce qui permit à Imes d’observer les réactions des autres. L’incrédulité dominait. Cadera tout particulièrement bondit sur ses pieds, pâle comme un linge.

— Hérésie, souffla-t-elle. Un autre hôte ? Ce n’est pas… ! Impossible !

Jebellan se raidit.

— Pourquoi ? dit Felac. On a vu plus étrange. Meten qui conte fleurette à une armurière, par exemple !

Les deux armuriers sourirent sous cape.

— Je ne t’ai pas sonné, grommela le chasseur, avec un manque de véhémence qui surprit et réjouit Imes. C’est vrai, cette histoire ? ajouta-t-il à l’intention d’Imes.

— On ne le saura pas tant qu’on n’en aura pas trouvé, dit-il. Et pour trouver, encore faut-il chercher.

Une lueur s’alluma dans le regard de Meten. C’était ce sur quoi Imes avait compté, et qu’il n’avait pas dit à Jebellan pour ne pas raviver une blessure encore douloureuse. Il se souvenait de Meten juste après l’accident. Sa fébrilité, sa colère sans but. Tout comme Zeli, Meten avait besoin d’agir pour faire son deuil. Il avait besoin d’un objectif.

— Mais nous sommes les gardiens de l’hôte ! s’écria Cadera. S’il doit mourir, nous devrions mourir avec lui !

Les sourires s’effacèrent. Meten se décomposa.

— C’est peut-être vrai pour nous autres chasseurs, dit Imes d’une voix douce. Mais et les fondamentaux ?

— Les fondamentaux ? dit Cadera.

— Nos amis, nos familles, nos armuriers, dit-il en désignant les deux hommes. Pourquoi devraient-ils mourir avec l’hôte, quand ils pourraient vivre ? Et les cultivateurs. Pourquoi devraient-ils mourir ici, s’ils peuvent servir un autre hôte ? Pourquoi notre hôte serait-il plus sacré qu’un autre ?

Elle eut l’air secouée.

— Parce que… parce que c’est le nôtre… dit-elle, mais sa voix tremblait.

Meten posa une main sur son épaule.

— Qu’en disent les prêtres ? dit-il.

Jebellan eut un haussement d’épaules impatient.

— La plupart sont dans le déni. Les autres…

Il eut une pause qui évoqua clairement Viviabel.

— C’est compliqué de se forger une opinion tant que tout ça reste théorique, marmonna-t-il.

Meten se tourna vers Cadera.

— On peut chercher, lui dit-il. Juste chercher. D’accord ?

Elle hésita, mais acquiesça lentement. Felac frappa dans ses mains, exactement comme Orelle. Il retrouva un de ses sourires.

— Je vais contacter Orelle. On va s’organiser.

— À vrai dire, j’espérais que vous pourriez faire plus que nous aider avec les cartes, dit Imes.

Son intervention surprit tout le monde. On se tourna vers lui. Imes s’adressa aux armuriers.

— Vous, surtout.

Les deux hommes se redressèrent, pris de court.

— Qu’est-ce qu’il te faut ? demanda Ureht, le doyen du hangar.

— Si les cartes donnent un résultat, ce sera sans doute minuscule. Quasiment invisible à l’œil nu. Il faudra se rendre sur place pour confirmer.

— Logique…

— J’ai vu les calculs d’Orelle. On parle de plusieurs jours dans le grand vide. Potentiellement plusieurs quinzaines.

— Des quinzaines ? s’écrièrent Jebellan et Meten dans un même élan.

— Pas possible, dit le collègue d’Ureht. Pas avec notre matériel.

— Non, dit Imes. Il faut concevoir un chariot spécial. Un long courrier. Votre sas est le seul de tout le flanc ouest qui soit assez grand pour ça.

Les yeux d’Ureht brillèrent.

— Oh là là. Toi, tu sais nous parler.

— Même pas la peine d’expliquer aux autres pourquoi on fait ça, renchérit son collègue. Ils nous aideront juste pour le plaisir.

Imes sortit quelques papiers de sa poche.

— J’ai commencé à réfléchir aux caractéristiques techniques…

— Amène-toi, dit Ureht, qui l’attrapa par le col et le tira vers la porte.

Imes trébucha, surpris, mais se laissa remorquer.

— Euh… à plus tard, dit-il à Jebellan.

Jebellan le regarda sortir sans répondre.

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MrOriendo
Posté le 03/02/2023
Hello Dragonwing !

Un chapitre très dense dans lequel il se passe énormément de choses. On sent que tu emballes progressivement le rythme de ton histoire, et ce n'est pas du tout désagréable !
J'ai beaucoup apprécié la scène où Imes contacte Jebellan et Mav pendant leur exercice au lac. Les erreurs de la chucrette, la manière qu'elle a de tout mélanger pendant la communication et le ton qu'utilise Jebellan pour s'adresser à elle, ça m'a fait sourire et ça lui donne vraiment un côté attachant.

La confrontation avec Zeli dans le hangar est vraiment top.
Pour moi c'est le point culminant de ce chapitre, le duel entre Jebellan et cette furie qui ne comprend pas ce qui se passe et crache sa rancoeur et son chagrin au visage de tous les autres est super bien relaté.

Je regrette presque que tu n'aies pas joué cette carte un peu plus longtemps : quand Imes explique finalement à tout le monde la mort de l'hôte, on sent qu'il y a un abattement général pendant quelques lignes, mais je trouve qu'ils passent finalement assez vite dans la dynamique de l'entraide enthousiaste pour trouver une solution.

— Mais nous, on sait ! s’écria tout à coup Zeli. On peut aider ! Pas vrai ? On peut aider !

Certes, après l'horreur de l'accident, avoir des réponses et pouvoir se rendre utile fournir une catharsis efficace. Mais à ce point ?
J'ai personnellement trouvé ça un peu rapide, j'aurais aimé voir Zeli osciller davantage entre sa colère et le soulagement de pouvoir faire quelque-chose, entre son chagrin lié à la mort d'Abidelle et sa peur que l'hôte meure et que son univers s'effondre.

Je peux comprendre que ce sont des personnages assez secondaires et que tu aies envie de faire avancer l'histoire. Mais là, il manque peut-être un petit quelque-chose dans cette transition.
Pour moi, le fait que Cléodine et Orelle arrivent dans le hangar et les retrouvent sidérés, c'est vraiment bien, il faut le garder. C'est ensuite que je tique un peu, dans leur rapidité à se remobiliser et à "oublier" rapidement leurs peurs, leur stupéfaction, leur colère et tout ce qu'ils ont ressenti pendant les semaines précédentes.

En comparaison, je trouve la réaction de Meten mieux travaillée par exemple. Il n'y croit pas, il y a un vrai passage de sidération, il fait les cent pas, il est déstabilisé. La réaction de Cadera est très bien aussi, l'affrontement autour de l'existence possible d'un autre hôte et de tout ce que ça peut impliquer. C'est quelque-chose qui m'a un peu manqué chez les armuriers de Port-Ouest.

Après, on reste sur du détail et c'est malgré ce léger bémol un excellent chapitre. L'histoire se met en branle, on devine que les deux ports vont s'organiser pour mener les recherches d'un nouvel hôte tambour battant.
Et j'attends avec impatience la réaction du "camp des réactionnaires" qui vont crier à l'hérésie et tout faire pour les en empêcher (avec Sidon et Helm à leur tête ? ça me paraîtrait plus que cohérent et ça rajouterait du piment à l'intrigue !)

À bientôt :)
Ori'
Dragonwing
Posté le 05/02/2023
Merci pour ta remarque ! Avec le recul, je sens bien que j'essayais d'aller assez vite sur beaucoup de choses dans ces derniers chapitres, et je conçois sans mal que cette scène en ait souffert. Comme la conversation avec Jebellan dont tu me parlais le mois dernier, la réaction de Zeli et cie gagnerait sans doute à être étalée dans la durée.
Dodonosaure
Posté le 23/09/2022
J'ai peut-être le cerveau embrumé, mais le "bienvenue dans mon monde", j'ai dû relire plusieurs fois avant de bien le situer. Il parle précisément de la situation de l'hôte mais je suis restée bloquée sur la formation d'Imes et son inexpérience.
En fait, je ne comprends même pas pourquoi Imes serait obligé de se justifier. Jebellan le souligne très bien une phrase ou deux plus haut.
Bon, je suis sûrement fatiguée, aussi.
Dragonwing
Posté le 01/10/2022
Disons qu'Imes a surtout des remords à filer du travail aux armuriers (nettoyage de son armure après chaque sortie) si c'est pour que les armuriers s'imaginent qu'il fait juste un petit tour pour voir du pays. ^^ Mais dans les faits, Jebellan a raison, personne ne lui poserait de questions.
Silvershodan
Posté le 16/05/2022
Haha Imes qui ouvre la boîte de Pandore (ou de l'espoir). C'est un peu triste de se dire que Viviabel et Jebellan ont porté ce secret sans pouvoir le partager. Je sens que le religieux risque de faire un retour dans les prochains chapitres. Je ne n'arrive toujours pas à cerner ce que pense Jebellan d'Imes.
Dragonwing
Posté le 16/05/2022
Je vais être honnête : j'aurais dû plus travailler l'aspect religion dans les chapitres à venir, mais je n'ai pas réussi à intégrer ça correctement... Il faudrait que j'ajoute tout un sous-scénario autour des prêtres, mais ce sera à la prochaine version du texte. 😬 Déjà, on entendra plus parler de Jebellan au prochain chapitre 8)
Sunny
Posté le 15/05/2022
Beaucoup de réactions intéressantes dans ce chapitre. Effectivement, le caractère sacré de l'hôte est source d'éventuels problèmes auxquels je n'aurais pas forcément pensé.
Et la façon de réagir d’Imes est assez chouette, il est en passe de devenir un sacré moteur de ce changement. Je suis curieuse de savoir ce que pense vraiment Jebellan d’Imes en ce moment ^^
Dragonwing
Posté le 16/05/2022
Jebellan va bientôt faire savoir ce qu'il pense d'Imes, il n'est pas homme à garder ses opinions pour lui très longtemps. ^^ Mais oui, haha, Imes met les pieds dans le plat !
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