Chapitre 21

Par AliceH

Il faisait nuit noire quand Louise guida le groupe à travers la ville. Beauxjardins accueillait encore quelques touristes venus pour la fin de semaine profiter de l'air de la mer et des nombreux espaces verts et fleuris de la cité, parcs qui faisaient sa renommée et lui avaient donné son nom.

 

Dewey n'arrêtait pas de se frotter le bras gauche de la paume de la main droite et commençait à avoir des marques rouges sur la peau. Louise, toute occupée à étudier son plan à la lumière d'un lampadaire, ne le remarqua pas. Arsinoé, par contre, s'en inquiéta. Après un moment de silence gêné, le bibliothécaire avoua que c'était quelque chose qu'il faisait quand il était nerveux. Avant qu'il ne puisse poser plus de questions, Arsinoé fut interrompu par son amie qui leur indiqua la route à suivre pour trouver le QG des Demon Delenders.

 

Après avoir parcouru plusieurs centaines de mètres de rues serpentines, ils s'arrêtèrent devant une maison typique de la région : haute de trois étages, de couleur vive (un rose qui avait pâli avec le temps), avec des colombages clairs, des fleurs débordant des jardinières présentes à toutes les fenêtres et et un toit en ardoise bleutée. Une plaque dorée indiquait « Quartier Général des DD de Pangée – Sonnez avant d'entrer », ce qu'ils firent. Après cinq bonnes minutes de silence, Louise appuya à nouveau. On voyait bien que les habitants de la maison étaient encore debout, il y avait de la lumière et du bruit qui en émanaient ! Après une troisième tentative tout aussi vaine que les premières, elle se décida à frapper de toutes ses forces. Une vieille femme trapue engoncée dans un peignoir rose lui ouvrit, des bigoudis sur la tête. D'une voix douce, elle dit :

– Non, nous ne sommes pas les Demoiselles de la Danse du continent. Elles, c'est dans le quartier des Magnolias.

– Je viens, euh... »

 

Louise se rendit compte qu'elle ne savait plus exactement ce qu'elle venait faire là. Au départ, elle devait leur livrer Arsinoé. Mais après les aventures qu'ils avaient vécues, elle avait changé d'avis. Et puis, elle l'appréciait. Si il devait retourner en Enfer, ce serait de son plein gré et non dans d'atroces souffrances après un exorcisme.

 

– J'aimerais qu'on me retire ça, dit justement Arsinoé en secouant son poignet menotté sous les yeux de leur interlocutrice.

– Et moi aussi, ajouta Dewey.

– Mon garçon, si tu as des menottes pareilles, c'est que tu es un démon très puissant, nota la vieille dame sans sourciller. Compte pas sur moi pour te les retirer, ni celles de ton sbire.

– Je ne suis pas un démon puissant, je suis stagiaire des Postes.

– Et je suis un humain. Pas stagiaire des Postes.

Après avoir fixé longuement le trio devant elle, la vieille leur ouvrit la porte et les invita à la suivre. Ses chaussons frottaient sur la moquette râpée alors qu'elle les guidait jusqu'à un salon d'où provenaient des voix et des accords de musique. Celles-ci stoppèrent net alors que l'autre vieille dame qui se trouvait dans la pièce éteignait la radio d'un geste sec. Celle-ci était grande et osseuse, avec de longs cheveux gris noués en un chignon, sa silhouette filiforme habillée d'une longue robe bleu nuit à haut col.

– Je me disais bien avoir entendu frapper à la porte, Mary, dit-elle. Que nous vaut cette visite?

– Je crois que cette jeune fille a accidentellement menotté un démon de basse caste avec des menottes en mercure, Mildred, lui apprit Mary en pointant Louise du doigt. Et un humain également, continua-t-elle en exposant le poignet nu de Dewey, ainsi que sa peau rougie. Il a l'air de faire une réaction allergique au métal. C'est possible ?

– Non, c'est juste que...

– Mademoiselle ! tonna Mildred en se plantant face à une Louise qui n'en menait pas large. Vous avez utilisé des menottes extrêmement rares, un artefact puissant, sur le premier démon qui passait par là ?! Sans vérifier si c'était une réponse adaptée ? Chez les Delenders, on analyse PUIS on agit, pas le contraire ! Nous ne sommes pas là pour nettoyer derrière vous et je ne suis pas votre mère !

Louise ouvrit la bouche pour répliquer que oui, elle avait bien remarqué que Mildred n'était pas sa mère puisque la vieille dame avait l'air bien vivante et pas elle, puis elle se ravisa. Il était vrai qu'elle avait agi de façon précipitée et il était normal qu'elle se fasse passer un savon. Certes, elle n'appréciait pas se faire réprimander – qui aimait ça? - mais c'était mérité. Avec un soupir, elle se contenta de baisser la tête.

– Vous avez raison Mildred, admit-elle. Je voulais tellement intégrer la Ligue que je me suis laissée emporter. Vous pourriez délivrer mes amis ?

– Mmm... Tu es peut-être une tête brûlée, mais tu sais reconnaître quand tu as fait une erreur. Tu es une brave gamine. Je pense que Ahmed pourra régler votre souci.

– Il doit encore être debout, oui, soupira Mildred en croisant les bras. Nous discuterons de vous plus tard, Mademoiselle..?

– Von Kraft. Louise von Kraft. Ma mère a fait partie de vos membres.

– Voyez-vous ça.

Sans ajouter un mot, Mildred leur désigna un couloir adjacent où s'engageait déjà Mary puis ferma la porte du salon au nez de Dewey. Le trio la suivit à petits pas jusqu'à arriver dans une large véranda. Celle-ci était claire, illuminée par des dizaines de lampes et lanternes qui côtoyaient les plantes et les fleurs. Au lieu du carrelage froid présent dans couloir, un parquet couvrait le sol. Plusieurs tables, commodes et bureaux se trouvaient ça et là, couverts de plans, dessins, pots à crayons et tasses de thé froid. Une très large armoire en bois foncé couvrait tout un pan de la pièce et c'était devant ce meuble que se trouvait un jeune homme au teint sombre et aux cheveux ras, visiblement soucieux. Il leva la tête en les attendant s'approcher et leur sourit:

– Bonsoir! Je suis Ahmed, le petit-fils de Mildred. Enchanté, fit-il en leur tendant la main sans faire mine de se lever de son siège, ce qui fit sourciller Arsinoé.

– Louise.

– Dewey.

– Arsinoé. Nous avons des soucis de menottes.

– Et bien puisque tout le monde a fait connaissance, je vous laisse pour rejoindre Mildred, annonça Mary. Elle ne leur a pas fait très bonne impression, murmura-t-elle en se penchant vers le jeune homme qui grimaça.

– Mamie fait souvent ça. C'est sa hanche qui lui fait mal?

– Je crois. Enfin, bon, on ne la changera pas pour maintenant. À plus tard ! chantonna-t-elle en repartant.

– Désolé pour ma grand-mère. Elle ne semble pas très aimable au premier abord, mais c'est une gentille vieille dame, promis.

– C'est drôle, on dirait une description de Dewey, laissa échapper Arsinoé avec un sourire sardonique. Sauf le côté « vieille dame ».

– Si vous me disiez plutôt ce qui vous amène ici ? » proposa Ahmed en quittant le bureau derrière lequel il se trouvait . Il fit avancer son fauteuil roulant pour rejoindre une large table de travail couverte d'outils.

Arsinoé comprenait soudain mieux pourquoi il ne s'était pas mis debout pour les accueillir, même s'il était surpris. C'était la première fois qu'il rencontrait une personne handicapée puisque tous les démons étaient valides. Alors qu'Ahmed contemplait, analysait, crochetait et démontait la menotte en mercure qui lui ceignait le poignet droit, puis enlevait celle qui pesait sur le bras gauche de Dewey, Louise conta leur histoire -avec quelques interruptions de leur part.

– Je n'ai pas le souvenir d'avoir lu le nom de Von Kraft où que ce soit dans les archives des DD, avoua le jeune homme en rangeant ses outils sur une étagère basse. Peut-être est-elle adressée par son nom de jeune fille?

– C'est possible, réalisa Louise. Je crois que c'était Mazzo.

– Votre mère venait du Sud, non ? Si je ne me trompe pas, c'est du dialecte des îles du Sud ça.

– Je n'en ai aucune idée. Je ne parle que le dialecte des roches et un peu du dialecte des pierres.

– Nous vérifierons ça demain. Pour l'heure, il va falloir aller au lit. Mamie doit avoir fait à manger si je me fie à l'odeur de gratin que je sens, sourit Ahmed en se dirigeant vers le couloir.

– Mildred ? Elle avait l'air de vouloir nous mettre dehors à coups de pied aux fesses pourtant, s'étonna Dewey.

– Pour être sincère, elle en serait sans doute capable. Mais il y a très peu de Demon Delenders de nous jours. Les recrues se font rares, peu de gens croient encore que les démons viennent parmi nous et puissent nous corrompre, nous damner.

– Ou atterrir ici par erreur et pouvoir vous dire combien de timbres mettre sur une lettre de vingt grammes, glissa Arsinoé.

– Aussi, concéda le jeune homme en les guidant jusqu'à une cuisine carrelée de bleu foncé aux sols et murs et aux placards jaune vif, où se trouvaient déjà Mildred et Mary.

– Prenez place les jeunes. Mildred nous a fait son gratin de pommes de terres avec de la moutarde et du jambon ! les invita joyeusement Mary en tapant sur la table. Bon appétit !

Le reste du repas se déroula sans incident, mais Louise pouvait sentir le regard de Mildred sur elle. La vieille dame la jugeait, elle le sentait. Elle allait sûrement lui lancer une remarque acerbe d'un moment à l'autre. Elle avait fait mauvaise impression dès leur première rencontre et paf, elle se retrouvait étiquetée comme une incapable. Comme quoi, les vieux sont pas toujours sympas.

– C'est toi qui l'as faite ? lui demanda soudain Mildred en déposant la vaisselle dans l'évier. Ta lunette ?

– Ah, mes Goggles. Oui.

– C'est du bon travail, approuva-t-elle après s'être penchée sur son ouvrage. Nous avons des chambres au premier étage, et vous pouvez rester autant que-. Non. Vous devez rester. Tu as quelques leçons à recevoir avant d'être une Demon Delender digne de ce nom, Louise Von Kraft. Et je suis une professeure pointilleuse.

La jeune fille déglutit difficilement avant de hocher la tête. Alors qu'elle se glissait dans son lit dans sa chambre personnelle, elle se sentit soudain très seule. Elle n'entendait plus le bruissement des feuilles, ou le clapotis de l'eau. Au lieu de la douce lumière des lanternes de Sylvage, elle ne voyait que la lumière orange d'un lampadaire un peu plus loin dans la rue. Aucune trace des pages tournées par Dewey lors de ses lectures nocturnes, ni des légers ronflements que laissait parfois échapper Arsinoé à travers la maison des Hulotte. Cette solitude soudaine lui pesa sur la poitrine comme une lourde pierre, et elle se retrouva à manquer d'air. Avec la sensation d'être un poisson hors de l'eau, elle se redressa et s'assit sur le bord de son matelas et essaya de reprendre son souffle. Et une voix surgit dans sa tête, pernicieuse et perfide, et lui cria : quoique tu fasses, tu finiras toute seule !

 

_____

 

C'était une voix similaire qui au même moment traversait l'esprit de Dewey. Alors que celui-ci s'endormait, il réalisa que la proximité d'Arsinoé lui manquait. Certes, il n'appréciait pas ses ronflements ponctuels. Mais après des années à avoir un frère et à dormir non loin de lui, seulement séparés par un mince mur, et d'autres à aller se coucher chaque soir seul et amputé de son aîné, avoir une personne à ses cotés pendant la nuit était rassurant. Cela l'avait rendu moins anxieux à l'idée de dormir. Il réalisa que durant son séjour à Sylvage, il n'avait pas fait de cauchemar concernant Léo ou sa disparition. L'angoisse de se replonger dans ses mauvais rêves lui saisit la gorge, et un murmure venimeux résonna dans son crâne : quoique tu fasses, tu finiras tout seul !

 

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Arsinoé était dans une chambre avec balcon qui donnait sur la plage. Appuyé sur la rambarde en fer ouvragé couvert de géraniums, il huma le doux air marin. L'automne était bel et bien là, et pourtant, il n'avait pas froid. Ainsi fut-il très surpris de se sentir frissonner de part en part. Sans qu'il ne comprenne pourquoi, des larmes s'échappèrent de ses yeux et éclatèrent sur les pétales des fleurs. Tout en hoquetant, il porta les mains à son visage et fit de son mieux pour étouffer ses pleurs. Mais il ne put taire cette pensée qui le martelait : tu n'as pas ta place en ce monde, ni dans l'autre.

 

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Tous trois faillirent se cogner l'un dans l'autre en quittant leurs chambres et marchant dans le couloir dans la pénombre. Avec un grognement, Dewey alluma la lumière et cligna des yeux en remarquant les traces de larmes sur les joues de son ami.

– Ça va ? demanda-t-il bêtement, bien conscient que non, ça n'allait pas.

– J'ai eu... J'ai eu envie de voir un coucher de soleil, lui expliqua Arsinoé à demi-mot.

– Et toi ? voulut savoir Louise. Pourquoi tu es sorti de ta chambre ?

– Je voulais… balbutia-t-il avant de grommeler le reste de sa phrase, les joues rouges.

–- Alors, Dewey, de ce que j'en ai compris...Tu as dit vouloir coucher avec Arsinoé ?

– Non !Me coucher avec! C'est que... Je ne suis plus habitué à dormir seul comme ça. Et toi, que fais-tu là ?

– J'ai eu envie de faire pipi. Et je n'arrive pas à dormir avec ce silence. Qui a la plus grande chambre ? demanda-t-elle brusquement.

– C'est Arsi'.

– On va prendre nos matelas tous les deux, et on va dormir tous ensemble.

Sa phrase à peine conclue, Louise repartit dans sa chambre. Dewey l'imita et quelques minutes plus tard, il rejoignit ses deux amis dans la chambre avec balcon d'Arsinoé. Il était à bout de souffle et s'écroula sur son lit de fortune. Leurs trois matelas étaient posés sur le sol moquetté : Arsinoé tout à droite, Louise au centre et Dewey à l'extrême gauche.

– Tu es sûr que ça va ? s'inquiéta-t-elle.

– Au poil, grogna-t-il, le visage enfoncé dans son oreiller.

– Avec tes bras tout maigres, c'était pas gagné tu me diras. Je pensais qu'un bibliothécaire serait un peu plus musclé à force de porter des livres.

– Moi aussi, j'ai un handicap. Enfin, il n'est pas si grave que ça, dit Dewey en se mettant sur le dos. J'ai une maladie qui fait que je n'ai que très peu de masse musculaire, ce qui explique ma maigreur.

– Alors comment tu as pu me serrer aussi fort quand tu m'as retrouvé? s'étonna Arsinoé.

– Je n'ai pourtant pas beaucoup de force. C'est peut-être toi qui as ressenti ça comme ça.

– Un point pour toi. Je ne suis pas habitué aux contacts physiques en Enfer. Et puis, je n'aime pas beaucoup ça.

– Ah, désolé ! Je ne savais pas.

– Non, ne t'inquiète pas, ça ne m'a pas gêné. J'ai bien vu que c'était... Comment dire ? Sincère.

– Pour être franc, je n'aime pas non plus être touché. J'ai peur que ça me fasse mal, c'est désagréable et franchement, je ne comprends pas le besoin qu'ont les gens de se tripoter à tout bout de champ ! s'emporta Dewey.

– Ah bah si tu n'aimes pas le tripotage, tu vas avoir du mal à coucher avec Arsinoé, rit Louise.

– J'AI JAMAIS DIT ÇA ! Tu entends mal en plus de voir mal !

– Désolée, ça me semblait le moment propice pour replacer ça, hoqueta-t-elle entre deux éclats de rires. Mais pourquoi tu as proposé un « câlin de la victoire » si tu n'aimes pas être touché ?

- Je me suis laissé emporter par le soulagement et l'enthousiasme, voilà !

Sur ces mots, Dewey se pelotonna dans sa couette et se mit à bouder. Après plusieurs blagues (ratées) de la part de ses amis, il se retourna pour leur adresser un petit sourire et leur souhaiter une bonne nuit. Après quelques minutes de silence, lui et Arsinoé entendirent Louise glapir que s'il y avait du sang sur les draps le lendemain matin, il ne fallait pas s'inquiéter, aucun animal n'aurait été sacrifié pendant la nuit. Puis, elle s'endormit aussi sec.

 

_____

 

– MAIS QUE-?!

De façon générale, Louise avait du mal à se réveiller. Quand elle avait ses règles, c'était encore pire: les premières heures de la journée se déroulaient comme dans un brouillard. Ainsi, il lui fallut un moment avant de comprendre pourquoi Mildred avait crié et fixait ses jambes nues avec horreur. Elles étaient couvertes de sang, et le carrelage blanc du couloir était tacheté de rouge.

– Tu t'es fait mal ? Tu as mal ? la pressa la vieille dame qui serra ses épaules.

– Mildred.

– Tu as mal où ?

– Mildred, ça va, calmez-vous.

– Mais je n'ai pas vu quelqu'un saigner autant depuis des années !

– J'ai juste des règles sehr fluss ce mois-ci Mild-Mildred, grimaça-t-elle. Ah, excusez-moi, j'ai besoin d'aller très vite aux toilettes. »

Alors que Louise rendait visiblement son repas de la veille dans la salle de bain de l'étage, Mildred fixa les taches sur le sol. Puis, elle se décida à suivre la jeune fille qui tremblait, accroupie devant la cuvette. Après l'avoir fixée et noté la peur dans l’œil valide de Louise, la vieille dame ouvrit un placard et en sortit un tube empli de pilules qu'elle lui tendit. Elle fouilla également dans un placard et y dénicha une bouillotte qu'elle utilisait l'hiver afin de réchauffer ses pieds. Elle s'approcha de Louise, tira la chasse, et prit place sur un tabouret tout en grimaçant à cause de ses rhumatismes.

– Tu saignes de quoi achever cinq Rois des Aulnes, déclara-t-elle. Tu as réussi à vaincre cet être ignoble par ton intelligence et ta force, et tu as fait tout ça pour aider tes amis et ce village. Tu es visiblement courageuse, forte et brillante mais tu es aussi irréfléchie, parfois brusque, et tu penses trop aux autres et pas assez à toi. Alors fais-moi plaisir : aujourd'hui, prends soin de toi. Tu vas rester assise avec cette bouillotte et en prenant ces médicaments, ça va calmer tes crampes.

– Ça vous évitera d'avoir à nettoyer une nouvelle fois le couloir, croassa Louise.

– Je dois vraiment avoir eu l'air d'une vieille garce hier pour que tu croies que je pense à l'état du carrelage maintenant. Il en a vu d'autres.

– Je devais pas commencer à étudier aujourd'hui ?

– Si tu te sens d'attaque, si. On a jamais eu besoin d'être debout pour ça. Le petit-déjeuner est bientôt prêt. Tu nous rejoins quand tu veux.

Avec un mince sourire, Mildred se pencha vers Louise et lui ébouriffa les cheveux. C'était un geste que seul Léonce se permettait et la jeune femme sentit un pincement au cœur en réalisant qu'elle avait oublié de l'appeler pour lui donner de ses nouvelles, après des semaines de silence radio. Puis, la vieille dame la quitta et au bout de plusieurs minutes et un changement de vêtements, Louise gagna la cuisine. Dans la pièce se trouvaient Mary, Mildred,Ahmed, Arsinoé et Dewey. Ces deux derniers l'accueillirent d'un signe de tête et se décalèrent pour lui laisser une place autour de la petite table. Tout en mâchant, Arsinoé se voyait hanté par une question. Question qui l'obsédait depuis la veille. Non, l'avant-veille. Après avoir fini de manger sa part de brioche, il se redressa et demanda très calmement à toute la tablée :

 

– C'est quoi ce bougrouf que vous avez, les humains, là ? Les règles ?

Dewey, qui venait de siroter un peu de thé, s'immobilisa. Il hésitait entre tenter d'avaler sa boisson au risque de s'étouffer ou de la recracher au risque de passer pour un malpropre. Il nota le regard désespéré d'Arsinoé puis les rictus de Mildred et Mary et entendit le rire étouffé que laissa échapper Louise. Il réussit à avaler correctement son thé vert alors que les femmes autour de la table partaient en un fou rire partagé. Fort diplomate, Dewey se tourna vers lui et lui dit :

– Alors. Ce n'est pas un souci d'humain et je ne suis pas le mieux placé pour t'en parler. Mais nous pouvons apprécier que tu... t'intéresses à... aux spécificités de la nature humaine. »

Contaminé par le rire de ses voisines, Dewey eut du mal à finir sa phrase. Il prit part à l'hilarité générale aggravée par l'expression décontenancée du démon qui se demandait s'il n'avait pas mis les pieds dans le plat.

 

_____

 

Une heure plus tard, Arsinoé regardait toujours Louise comme si elle était une bombe à retardement. Celle-ci, lassée de le voir la dévisager, poussa un long soupir et lui rappela qu'il devait chercher les archives des Demon Delenders à la recherche d'une trace de sa mère, Rose Mazzo. Celui-ci obtempéra, les yeux toujours écarquillés. Dewey dut le tirer par le bras de toutes ses maigres forces pour le pousser à le suivre.

– MAIS QUE-?! hurla Dewey en entrant dans la salle des archives du Quartier Général.

– Oui, ce n'est pas très bien rangé, admit Ahmed.

– Ce n'est pas « pas très bien rangé ». Je n'ai jamais vu un tel brin.

– Un tel quoi ?

– Un tel brin. Un merdier. Un foutoir. C'est du patois du charbon, ma famille vient de là.

– D'accord. Et bien, comme je vous l'ai dit, on a très peu de recrues ces dernières années et comme vous pouvez le noter, je ne peux pas me mettre de debout, encore moins ranger tout ça. Mamie et Mary non plus.

– Nous allons nous faire un plaisir de tout ranger, l'assura Arsinoé. Bah quoi ? J'aime bien ranger, expliqua-t-il face au regard surpris d'Ahmed. Ça me détend quand je suis nerveux. Et je suis très souvent nerveux.

– Moi aussi, j'aime ranger quand je suis nerveux. Et je suis aussi souvent nerveux, ponctua Dewey.

– Amusez-vous bien alors. Je serai dans la véranda si vous me cherchez.

Après une après-midi à vider les étagères, à les nettoyer et à organiser les dossiers remplis à craquer de dossiers jaunis en piles, Arsinoé et Dewey étaient fourbus. Il allait leur falloir faire quelques achats le lendemain matin: la moitié des classeurs tombaient en miettes et peu de documents étaient protégés correctement. Ils avaient beau avoir parcouru rapidement les archives devant eux, ils n'avaient trouvé aucune trace d'une Rose Mazzo, ni d'une Rose Von Kraft.

 

_____

 

Louise avait l'impression d'être revenue à l'école: elle était seule derrière un bureau en bois poli avec devant elle, une Mildred debout devant un tableau noir. La première leçon s'était essentiellement tenue sur l'histoire des Demon Delenders, leur mission, leur code et leurs principes. Elle n'avait rien appris de nouveau et avait failli piquer du nez à deux reprises, mais elle tint bon.

 

Après avoir conclu sa leçon du jour, Mildred l'invita à regarder les photographies accrochées sur les murs, où elle pouvait voir les membres les plus illustres des Demon Delenders. Et qui sait, sa mère se trouvait peut-être sur une d'entre elles ? Une fois debout (ce qui ne fut pas sans difficulté compte-tenu des crampes qu'elle ressentait), Louise détailla chaque cliché l'un après l'autre. Elle commença par les plus récents, où on notait une nette désertion des rangs des DD, ainsi que l'âge avancé de la plupart des membres. Elle remonta jusqu'aux années de son enfance, puis peu avant sa naissance. Aucune trace de sa mère. Elle s'apprêtait à renoncer quand elle la reconnut.

 

Pas de doute, sa mère était sur un cliché.

Elle le pointa de l'index et demanda d'une voix hésitante:

– Mildred, de quand date cette photo?

– Voyons voir... Si la date inscrite sur le cadre ne ment pas, elle a quarante ans. Pourquoi ?

– Ma mère est dessus. Au deuxième rang tout à droite, continua Louise sans parvenir à croire ce qu'elle avait devant les yeux.

– Mais cette femme ne s'appelait pas Rose Mazzo ! s'exclama Mildred.

– Pardon?

– Non. C'est Violette Bâqâ.

Malgré ces informations, Louise en était sûre et certaine: la jeune femme sur ce cliché quarantenaire n'était pas une inconnue nommée Violette Bâqâ. Il s'agissait bel et bien de Rose Mazzo. Sa mère.

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