Chapitre 2 - Retour au Royaume

Par Keina

« Qu'à cela ne tienne... c'est ce qu'elle fit. »

G. Summers, Wicca

 

 

Niché dans le cratère d’une montagne aux dimensions titanesques, le Royaume Caché Entre Les Mondes portait bien son nom. Nul ne pouvait y pénétrer sans l’aide des elfides, et leur attribution relevait de l’autorisation personnelle de l’une des deux reines.

Lorsqu’elle s’engagea à travers le fin voile de magie du Passage, de multiples impressions ressurgirent dans la mémoire de Keina. Treize longues années...

Elle n’avait que sept ans la dernière fois qu’elle avait ressenti ce léger picotement au niveau de l’épiderme, témoin de la multitude de particules verdâtres qui s’accrochaient à sa peau et y restaient collées comme de la glu jusque l’autre côté. À cet instant, comme à l’époque, elle se prit à détester la sensation froide de la magie qui s’insinuait dans ses os.

Ils s’arrêtèrent sur la traverse de pierre et de sable qui prolongeait le Passage, et Lady s’ébroua. La silfine retint l’envie d’en faire de même pour chasser les longs filaments outremer agglutinés à elle comme les fils d’une toile d’araignée, mais un signe de tête de Luni l’enjoignit à relever la tête. La grandeur du spectacle lui fit oublier momentanément les désagréments de l’énergie enchantée.

Le chemin qui menait à la Trouée des Mondes semblait flotter sur une mer de nuages. Tout au bout, à quelques miles de là, le gigantesque cratère où se cachait le Royaume crevait l’océan de coton, fermant l’horizon. Keina inspira. L’air était frais et sec. Un léger souffle de vent chassait sable, poussière et corpuscules de magie qui jonchaient la traverse.

Lady fit quelques pas. Alors qu’elle s’approchait doucement du bord, Keina retint un frisson. Des images qu’elle ne comprenait pas s’infiltrèrent en elle.

 

Le visage, d’abord. Ce visage dont une ombre diffuse masquait les traits. Puis, une main tendue, qui se voulait secourable mais ne l’était pas – Certitude. Et elle, qui avait si froid...

Les nuages.

Les nuages au-dessous d’elle qui lui susurraient qu’elle ne risquait rien mais elle qui ne les croyait pas ; elle le savait, ils s’écarteraient de son passage lorsqu’elle chuterait !

Elle hurla, et hurla encore ; personne ne répondit. Personne à part ce visage et son sourire gelé. La glace grimpait le long de ses jambes, s’insinuait entre ses cuisses, léchait le creux de son ventre.

Petit à petit elle lâchait prise, ses doigts menus glissaient le long des pierres froides. La main – elle refusait de la saisir, oh non, surtout pas. Plutôt mourir ! Les larmes roulaient sur ses joues ; peu à peu le froid grignotait ses sens. Une voix l’appela : « Keina ! »

et elle reprit connaissance.

Inquiet, Luni avait rapproché Gaelic et contemplait son visage. Keina s’était laisser aller contre la bulle de son elfide et, sans la magie de cette dernière, aurait chuté de sa croupe. Un tremblement nerveux parcourut la jeune fille tandis qu’elle reprenait son équilibre.

— Tu as perdu connaissance, déclara le silfe, une nuance d’inquiétude dans la voix.

— Le vertige, souffla Keina en guise d’explication. J’ai le vertige depuis toujours. Je n’aurais pas dû m’approcher d’aussi près, ajouta-t-elle avec un petit rire qui se voulait rassurant.

Luni lui sourit en retour, d’un sourire un peu inquiet. À nouveau, un voile recouvrit son regard.

Le vertige... N’était-ce réellement que cela ?

Keina secoua la tête. Ils reprirent leur avancée.

Durant les derniers miles, la Londonienne veilla à guider son elfide au milieu de la traverse. Bientôt, ils s’arrêtèrent au pied de la Trouée, majestueuse ouverture entre les montagnes, fermée par deux huis de bois brut qui se perdaient dans la brume.

La silfine leva les yeux. À cet endroit, le Royaume se divisait, la traverse se découpait en deux chemins qui menaient à chacune des portes. Un seul Royaume, mais deux portes, deux routes, deux peuples, deux Reines. Deux... Elle se rappelait cette dualité idiote qui régissait le Royaume depuis la nuit des temps. Pourquoi ?

Petite, elle avait été élevée sous l’égide de la Reine Blanche, et se souvenait parfaitement du mépris qui régnait à l’encontre de la Reine Noire et de ses sujets. La louve blanche et la noire panthère… le blason du Royaume Caché, symbole des deux Reines antagonistes.

Perdue dans ses réflexions, elle remarqua à peine la porte de gauche qui s’ouvrait doucement, comme mue par une force invisible, pour laisser passer les deux cavaliers. D’un mot, Luni la ramena à la réalité.

Derrière la Trouée, ils empruntèrent la route qui menait à l’aile ouest du Château, à l’autre bout du cratère.

Le Château...

Croissant de lune aux formes alambiquées, dont six collines greffées d’une multitude de constructions disparates se détachaient de l’ensemble, il se dressait, majestueux, gigantesque, entre les roches avec lesquelles il se confondait.

Luni et Keina chevauchèrent durant quelques minutes encore avant d’abandonner leurs montures sur la prairie. La nuit déployait sur la vallée son voile de brume et de ténèbres, et les troupeaux reposaient à l’ombre des bocages. Seuls la grande bâtisse et ses excroissances improbables fourmillaient d’activité, sous une lune vigilante.

Avant de franchir la lourde porte de l’aile ouest, Keina marqua une pause pour inspirer profondément. De l’autre côté, sa famille l’attendait.

 

*

Deux yeux noirs... Deux yeux noirs qui la contemplent, une voix qui chuchote qu’elle n’a rien à craindre, qu’elle est son amie... Mais elle ne la croit pas, cette voix possède une tonalité de givre. D’ailleurs le souffle qui caresse sa joue la gèle de la tête aux pieds... Elle a froid, si froid, et personne autour d’elle, personne pour l’aider. Elle va tomber, elle va mourir, elle le sait. La voix le lui a dit au creux de son oreille, mais elle refuse de l’écouter... Et elle crie, elle crie...

 

Keina ouvrit les yeux. Un rayon de soleil taquinait malicieusement sa paupière. Elle leva une main sur son visage pour laisser à sa rétine le temps de s’acclimater. Il lui semblait qu’elle avait rêvé, mais elle ne parvenait guère à se remémorer la teneur de ses songes.

— Debout ma grande ! clama une voix féminine à ses côtés. Il est dix heures !

La silfine grogna et se recroquevilla entre ses draps, sa longue natte reposant au creux de sa poitrine. Elle détestait les réveils impromptus.

— Par les Onze ! Le temps t’a changée en marmotte ! Toi qui, il n’y a pas si longtemps, refusais toujours d’aller dormir…

Nouveau grognement. Un oreiller s’échappa du lit et vola à travers la chambre. Dans un éclat de rire, la petite blonde responsable de ce fracas l’évita. Le projectile s’écrasa contre la fenêtre.

— Oups…

Keina se redressa sur sa couche et adressa un sourire navré à Lynn qui l’observait avec effronterie. Petite et rondelette, Lynn affichait sur son visage l’insouciance d’une adolescente : les mêmes yeux que son frère, nez en virgule, lèvres fines et pincées comme pour retenir un fou rire, opulente chevelure blonde qui refusait de se laisser coiffer.

— Doux maléfice ! Quel âge as-tu, Keina ? pouffa son amie, l’air faussement réprobateur.

— Vingt-cinq de moins que toi, très chère. J’ai donc de mon côté l’excuse de la jeunesse !

À la façon des petites filles, la jeune sœur de Luni tira une langue moqueuse et renvoya l’oreiller à son propriétaire, qui le réceptionna en riant. Alors que Lynn s’éloignait dans un tourbillon de jupons, Keina laissa flotter un sourire triste. Une quinzaine de jours s’était écoulée depuis son arrivée au Royaume, et l’absence de ses proches rongeait son cœur dans une lente agonie. Elle appréciait les facéties de Lynn, mais comme Gaétane lui manquait !

 

*

 

Aidée de son amie et de sa nouvelle femme de chambre, une petite créature mince et dorée comme le blé, la jeune Londonienne se prépara avec soin. Une fois présentable dans une sage jupe de laine azurine et un corsage assorti, elle sortit de ses appartements, talonnée par Lynn qui bavardait avec gaîté. Sur le pas de la porte, elle s’arrêta cependant, interdite, les yeux fixés sur un engin qu’elle ne se souvenait pas avoir déjà croisé au Royaume. Il lui avait fallu deux semaines pour retrouver ses repères dans ces lieux, et voilà qu’elle les perdaient à nouveau ! Devant son air incrédule, Lynn s’illumina d’un sourire qui ne lui dit rien.

— Tu ne te rappelles pas ? chantonna-t-elle d’un ton sibyllin.

Keina haussa un sourcil. Se rappeler de quoi, au juste ?

La jeune blonde lui agrippa le bras, et avant même qu’elle ne comprît pourquoi ni comment, elle se retrouva en train de dévaler les couloirs du Château accrochée sur le porte-bagages d’une… bicyclette !

Brusquement, la scène revêtit l’aspect d’une comédie burlesque : les yeux fermés, la jeune fille s’agrippait avec maladresse derrière une Lynn hilare qui pédalait à perdre haleine, ses jupes repliées sous la selle. Dès qu’un passant croisait sa trajectoire, un « ding-ding » joyeux et strident l’avertissait de son erreur, suivi par un rire cristallin qu’il avait à peine le temps d’identifier.

Lorsqu’elles arrivèrent enfin au cercle de transport dont un halo glauque marquait l’emplacement, les deux silfines se laissèrent tomber à terre, essoufflées.

—  Effectivement, je crois que je m’en souviens, exhala Keina avec difficulté.

— Ah ! J’étais certaine que cette petite escapade te raviverait la mémoire ! Te rappelles-tu la façon dont ta nourrice nous courait après en hurlant ?

La silfine hocha la tête avec une grimace.

— Et je me rappelle aussi qu’après chacune de nos équipées, je jurais de ne plus jamais remonter sur ce maudit engin, gémit-elle en se tenant une côte. Voyons, quelle idée saugrenue de se déplacer à bicyclette !

— Une idée saugrenue ? Bien sûr que non ! Au contraire, il n’y a pas plus pratique pour semer les nourrices en colère !

Lynn lui fit un clin d’œil, s’épousseta et s’engagea dans le cercle, poussant sa bicyclette d’une main. Keina ne tarda pas à la rejoindre. Elle ferma les yeux. Songea au lieu qu’elle souhaitait rejoindre.

Comme on le lui avait appris, comme elle savait le faire lorsqu’elle était enfant...

Au bout de quelques seconde, un mascaret de magie tiède jaillit autour d’elle, chamboula ses sens et la laissa toute étourdie au centre d’un nouveau décor, la main posée sur l’épaule de Lynn pour se maintenir à la verticale.

Plus rapide qu’une bicyclette, le cercle de transport les avait conduites quatre étages plus bas.

 

*

 

Dans la haute salle à manger aux allures orientales, les voix menaient bon train. Un labyrinthe de tables massives et de colonnades ouvragées occupait la plus grande partie de l’espace, ponctué ici et là par les Machines à créer, qui déversaient en quantité boissons et nourriture, à qui en formulait la demande. L’arôme savoureux du café et des pâtisseries se mêlait dans une entêtante anarchie aux émanations soufrées de la magie. Froncé à l’encolure, son corsage bleu clair, garni de soie rosée, soulignait sa gorge et l’arrondi de ses épaules, si bien que de nombreuses têtes se tournèrent sur son passage. Cette coquetterie était l’œuvre de Lynn ; la jeune préceptrice préférait d’ordinaire les chemisiers blancs et les corsages discrets. Sa folle course l’avait quelque peu décoiffée, mais elle s’efforçait à présent de reprendre contenance. La gaîté du réveil s’était évaporée, substituée par l’appréhension qui l’accompagnait à chaque fois qu’elle était amenée à côtoyer les autres silfes.

Elle se fraya un chemin à travers la salle, à la suite de Lynn, et le calme relatif qui y régnait la frappa. Hommes et femmes de toute race et de tous continents, silfes et créatures magiques conversaient de table en table, et pourtant la pièce semblait vide. Les agents en mission n’étaient pas encore de retour. Malgré leur faible proportion au regard de la population globale du Royaume, cette absence se ressentait cruellement, comme si tous ne vivaient que dans leur attente.

Une curieuse boule au creux de l’estomac, la jeune fille avisa enfin les silfes, sa famille, qui conversaient autour d’une large table de bois, sur la droite. Eux-mêmes appartenaient au service actif, rentrés plus tôt – pour l’accueillir, peut-être ? Elle secoua la tête. Non, bien sûr. Son retour s’était fondu dans le quotidien, inaperçu. Une fois dans l’enceinte du Château, Luni l’avait abandonnée pour retourner à ses occupations, sans se soucier d’avantage d'elle. Sans doute sa nature volage avait-elle repris le dessus ! Cinni et Ekaterina, ses tuteurs, lui avaient souhaité la bienvenue, comme il se devait, puis s’étaient enquis de la santé de Mrs Richardson. Enfin, ils s’étaient éclipsés, une nuance coupable dans le geste. Que lui dissimulaient-ils donc ? Elle avait haussé les épaules. Ses tuteurs, en particulier Cinni, n’avaient jamais manifesté à son égard un grand amour parental, et cette attitude ne l’attristait pas plus que raison.

Et au final, c’était la pétulante Lynn, toujours disponible, qui avait accepté avec plaisir de la chaperonner dans son nouvel environnement. Pourtant, le cœur de Keina s’était terni d’une légère et stupide déception. Mais à quoi s’attendait-elle, au juste ? Les silfes pouvaient vivre plus de six cent ans. Certains partaient, dix ans, vingt ans, un siècle ; puis ils revenaient. Cela participait de l’ordre des choses.

Pour la majorité de ses semblables, elle n’était qu’un nom, celui de sa mère.

Keina Ist Akrista-Ateyalle...

Keina, fille d’Akrista-Ateyalle, de la septième génération de silfes.

Comme elle détestait qu’on la nomme ainsi ! La vieille blessure qu’elle gardait au fond de son cœur s’ouvrait subitement, lui rappelant qu’elle n’avait jamais connu sa mère, et qu’elle ne la connaîtrait jamais. Et eux, qui ne songeaient qu’à lui rappeler ce matronyme, qu’elle adorait pourtant mais ne supportait pas, car il appartenait à une morte !

À Londres, elle n’était que Nana, et cela suffisait.

Elle sourit à la ronde, alors que les visages graves de ses congénères se tournaient vers elle. Comme à l’accoutumée, il sembla à la jeune fille que sa présence provoquait un étrange malaise qu’elle n’arrivait pas à qualifier et qui se dissipait toujours aussi vite qu’il était apparu.

Les voilà. Mes semblables. Ma famille. Réunis autour d’une table, autour de leurs blessures. Comme autrefois. Comme le jour où je suis partie.

Qu’ai-je de commun avec eux ?

Elle s’installa devant un couvert propre, et Lynn l’imita. La table débordait de mets appétissants, dont l’odeur chaude et sucrée chatouillait ses narines.

— As-tu... As-tu passé une bonne nuit, Keina ?

La brune Ekaterina, tassée au creux d’un immense châle gris, s’était tournée vers elle. Ses minuscules yeux noirs la scrutaient, sans toutefois se fixer sur elle. Sa longue chevelure de jais, enserrée dans un chignon, s’appliquait à sortir de sa résille pour s’éparpiller autour d’un visage prématurément vieilli. À ses côtés, Cinni, droit comme un i, visage sec et nez aquilin, lissait de son index la fine moustache qui ornait sa lèvre supérieure. Dans cette posture, il ressemblait à un corbeau juché au sommet d’un arbre, la gorge gonflée et l’œil inquisiteur.

La silfine acquiesça. Peu à peu, elle commençait à se familiariser avec son passé. Pourtant, les silfes qu’elle côtoyait lui paraissaient à la fois identiques et différents d’autrefois. Sans doute était-ce dû au regard d’adulte qu’elle posait autour d’elle, regard d’adulte qui accentuait les contours, précisait les caractères. Ainsi, à la sage Ekaterina qu’elle avait connue, sa maman par défaut à qui le rôle, malgré tout, tenait à cœur, se substituait une petite femme grise au menton fuyant et à la voix hésitante.

Lynn attrapa une miche de pain posée sur la table et croqua dedans avec aplomb. Elle seule gardait sa lumière d’antan, minuscule flamme dorée blottie au fond de ses pupilles, qui pétillait lorsqu’elle riait.

La voix perchée de Cinni arracha Keina à sa rêverie. Incliné vers elle, il versait dans sa tasse une longue rasade de thé fumant.

— Je te demande pardon ? Je m’excuse, j’étais ailleurs…

— Je m’enquérais de ton avenir. As-tu sonà ce que tu comptais entreprendre ? Certes, tu connais mon avis et celui d’Ekaterina. Nous sommes tes parents adoptifs et nous souhaitons ce qu’il y a de mieux pour toi.

Oh, oui. Cinni et sa fâcheuse manie d’accentuer certaines syllabes, comme si celles-ci allaient donner plus de poids à son discours. Keina retint un soupir et trempa ses lèvres dans le breuvage. Ses tuteurs souhaitaient que la jeune fille se marie, allez savoir pourquoi. Le mariage, selon elle, tenait de la plaisanterie. Elle s’apprêtait à taquiner l’immortalité. À quoi bon perdre son temps avec un homme qui n’atteindrait pas le premier siècle ?

— Je vous l’ai déjà signifié, je ne compte pas entrer en ménage. J’ai passé treize ans de ma vie en Angleterre, et si j’avais nourri de tels objectifs, j’aurais épousé depuis longtemps un bourgeois décati bardé de richesses. Fort heureusement, j’y ai échappé ! (Lynn et Luni pouffèrent à ces paroles, mais Cinni se rembrunit, blessé dans sa fierté.) Je souhaite ardemment rejoindre le service actif du Royaume. Faire partie de la Blanche, tout comme vous. Je veux apprendre à utiliser la magie et à me battre.

L’Organisation Blanche, que l’on nommait plus familièrement « la Blanche », oeuvrait dans les mondes parallèles afin d’y apporter ordre et justice, à l’aide de la parcelle de magie que chaque agent emportait avec lui lorsqu’il empruntait le Passage. La Blanche, représentée par la louve, se plaçait sous le signe de la diplomatie, l’humanitaire, la charité. Sa jumelle, la Noire, symbolisée par la panthère, se chargeait des litiges, guerres et autres dictatures. Le rôle des deux organisations s’intervertissait fréquemment. Un seul objectif : veiller à ce que les mondes ne s’autodétruisent. Les deux Reines elles-mêmes appartenaient au service actif. D’ailleurs, il s’agissait là de leur fonction première, car après tout, et mis à part les exceptions que la silfine connaissait, le Royaume se gouvernait de lui-même !

— Que la Magie me garde ! L’Organisation ne devrait pas accueillir de silfines en son sein ! retentit une voix à l’autre bout de la table. La magie est une affaire d’homme. La place d’une femme est au Royaume. Voire même, pour certaines, à l’extérieur.

Les derniers mots furent à peine murmurés, mais Keina les entendit nettement. Une bouffée de chaleur s’insinua entre ses deux oreilles et lui piqua les yeux. Elle tourna la tête et vit en bout de table le menton carrée et le regard brûlant d’Erich, le père d’Ekaterina. Taillée dans un roc, la carrure du silfe dépassait de loin celles de la tablée et imposait par sa prestance et son autorité.

La jeune Londonienne songea à Amy, à ses rêves d’égalité dans une société rétrograde, et son sang ne fit qu’un tour.

— Oh. Et pourquoi donc ? répliqua-t-elle d’un ton acide. Il me semble pourtant que la Blanche est chapeautée par une femme, notre Reine.

Le visage d’Erich perdit sa couleur et ses lèvres se plissèrent jusqu’à ne dessiner qu’une ligne en travers de sa mâchoire. Elle soutint son regard, les yeux étincelants de colère. Du coin de l’œil elle aperçut Luni, assis un peu plus loin, qui la contemplait avec amusement. Trop occupé à guetter la suite des événements, il plongea par erreur sa cuillère à thé dans le sucrier. Cette inadvertance apaisa la silfine avec plus de promptitude que ne l’aurait fait Amy face aux jérémiades de Georgianna. Ses traits se détendirent, et elle se pinça une lèvre pour s’empêcher d’éclater de rire. Elle s’affaissa sur sa chaise, les épaules lâches, comme débarrassée d’un grand poids. Luni, avisant sa bévue, s’empressa de la corriger, confus. Un élan de gratitude à son égard gonfla le cœur de Keina, mais la figure sévère d’Erich l’incita à reprendre son sérieux. Avant qu’elle n’ajoute quoi que ce soit, Lynn, qui n’avait pas remarqué les déboires de son frère, intervint avec vivacité.

— Keina a raison. Ce sont des idées typiquement humaines que tu exposes là, Erich. Par les Onze ! Nous, les silfes, devrions outrepasser ces préceptes.

La jeune fille adressa un regard reconnaissant à son amie. Luni piocha un nouveau toast grillé, mais son attitude tendue le trahissait, attentif  à la réaction imminente du père d’Ekaterina. Autour de la table, les autres femmes s’étaient drapées dans un mutisme évocateur. À l’évidence, Erich exerçait sur chacun une domination sans faille.

— Que de tels mots sortent de la bouche de quelqu’un comme toi, Lynn, voilà qui me surprend, nota-t-il d’une voix blanche, comme si les paroles de la jeune silfine l’avaient insulté au plus haut degré. Il me semble que j’entends la voix d’Alderick à travers tes paroles. Ai-je tort ?

La sœur de Luni rougit violemment. Une chape de plomb s’abattit sur l’assemblée. Keina passa son regard sur chacun, stupéfaite par la soudaine crainte que faisait naître le simple nom d’Alderick. Elle se rappela que le silfe était son oncle, et l’instigateur de la guerre qui l’avait rendue orpheline, mais n’en savait guère plus. Vraiment, ce devait être un vilain bonhomme pour susciter une telle réaction ! Elle observa le père d’Ekaterina, qui, les deux mains accrochées à son gilet, goûtait l’effet de ses paroles. Quelle que fût l’opinion des autres au sujet d’Alderick, une conviction la frappa : pour sa part, c’était cet homme aux allures suffisantes et au sourire faux qu’elle détestait, de toute son âme. Elle serra les poings.

Soudain, la voix claire de Luni perça le silence général.

— Avec tout le respect que je te dois, je pense que tu dépasses les bornes, Erich, répondit-il avec nonchalance, tandis qu’il tartinait son toast, prenant garde, cette fois-ci, à ne pas commettre d’étourderie. Ma sœur n’a jamais, au grand jamais, cautionné les théories extravagantes d’Alderick, et tu le sais pertinemment.

Erich coula un regard noir vers Luni et ce dernier le soutint quelques instants, laissant de côté ses activités culinaires. Keina frissonna. Deux pointures s’affrontaient à cet instant. En une seconde, Luni cessa d’être le grand gamin rêveur que sa mémoire avait retenu pour devenir celui qui avait côtoyé les siècles, aimé une multitude de femmes et qui s’était battu aux côtés de ses parents. Sa poitrine émit un sursaut. Elle s’efforça d’étouffer le sentiment qui grimpait en elle pour se concentrer uniquement sur l’aspect politique de l’accrochage.

Une intuition naquit en elle. La guerre avait-elle débuté de cette façon ? Et si oui, y aurait-il eu un moyen de l’éviter ? Si seulement elle en apprenait plus…

La voix timide d’Ekaterina brisa la tension. Les doigts crispés sur un mouchoir, elle contemplait fixement la cruche d’eau posée devant elle.

— Vous… Vous m’excuserez, je dois prendre congé. Il me faut rédiger mon rapport de mission, je n’ai que trop tardé. Je vous... souhaite à tous une excellente journée.

Elle se leva en hâte, bousculant sa chaise au passage. Cette intervention mit un terme définitif à la discussion, et les silfes reprirent leurs activités initiales. Le sujet était clos. Incapable de rester une seconde de plus à table, Keina posa sa serviette, se leva et prit congé. Elle avait à peine picoré, mais se sentait l’esprit trop bouillonnant pour continuer à converser comme si de rien n’était. Une multitude de questions se pressaient en elle, et elle avait besoin d’y réfléchir seule. D’un sourire, elle rassura Lynn et se dirigea vers le cercle de transport, une seule idée en tête : en apprendre plus sur la guerre et ses implications.

Et gare à ce qu’elle découvrirait.

 

 

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Jamreo
Posté le 04/02/2013
Alors. Ce chapitre m'a fait une impression assez bizarre dans l'ensemble. Je sais pas, c'est le grand retour de Keina dans le Royaume et ... c'est peut-être voulu mais je n'y ai pas mes repères, je dirais même qu'à la lecture je me suis sentie perdue dans cet univers. Il y a des impressions, des scènes pas clairement reliées entre elles. Toujours très bien écrites.
La scène du "repas" (enfin, si on peut appeler ça comme ça pour Keina qui n'a rien mangé :p ) était bien réjouissante, surtout avec chaque personnage campant bien son caractère, qui d'ailleurs s'accorde souvent à leur physique ^^. Mention spéciale à Erich. Non mais. vivre chez les silfes n'a pas l'air de tout repos. Et de toute la galerie, c'est très certainement Luni que me fascine le plus. Il est à la fois drôle, nonchalant, sympathique et ... il doit bien cacher quelque-chose de moins aimable, c'est pas possible, il doit avoir un secret x)
Je vais certainement continuer la lecture, je suis pas mal intriguée.
Keina
Posté le 04/02/2013
C'est vrai qu'il y a beaucoup d'ellipse dans ce chapitre. C'est un peu fait exprès, mais je comprends que ça puisse dérouter. Ça passe ou ça casse !
Ah ah, je n'avais jamais réalisé que Keina ne mangeait rien durant ce petit déj... mais tu as raison ! En même temps, ça se comprend puisqu'elle est subjuguée par les joutes verbales, mais je devrais peut-être quand même le préciser quelque part dans le récit, qu'elle repart le ventre aussi vide qu'à son arrivée... ^^
Oui, Luni a un secret, mais ça, ça sera révélé bien plus tard. :) Merci pour ta lecture et tes commentaires, et j'espère te revoir un jour ici ! ^^
vefree
Posté le 06/11/2010
Me voilà embarquée dans un nouveau monde...
Quel joli monde est-ce là ! Oui, c'est vraiment plaisant et ma lecture s'en ressent. J'ai envie de continuer à en savoir plus sur le monde des silfes et leur magie, cette guerre où les parents de Keina ont disparu...
Tu m'avais promis de la magie et des dentelles de la Belle Epoque. Encore ... eh bien, je suis servie ! J'ai eu mon compte de brouillard parlant, de filaments magiques, de cercle de transport qui sert d'ascenseur, de machine à distribuer de la nourriture... J'adore les changement de monde. Surtout quand c'est si bien raconté. En plus, il y a tout une galerie de personnages que j'ai hâte de voir à l'œuvre.
À très vite, donc...
Biz Vef' 
Keina
Posté le 06/11/2010
Bon, je suis contente que l'ambiance te plaise toujours ! ^^ C'est vrai qu'il y a plein de trucs magiques un peu loufoques, dit comme ça... Mais c'est toujours ainsi que j'ai conçu ce monde, et je ne l'imagine pas autrement ! :) 
J'ai toujours peur que ma galerie de personnages soit un peu trop homogène (pas assez de différences de physique, de caractère...). Je pense que c'est un peu le cas, malgré tout. La faute à leur ascendance elfique et à leur apparence jeune... Mais bon, ils ont tous un rôle à jouer, plus ou moins important. 
Merci de m'avoir lue et d'avoir commenté !
Bisous 
Seja Administratrice
Posté le 20/08/2010
Le chapitre où on découvre un petit peu le Royaume Caché *o*<br /><br />Ah, j'aime les descriptions, et celles que tu fais ici sont vraiment superbes. Cette entrée dans le Royaume, wah, j'avais l'impression d'y être. Sans parler du parcours du chateau en bicyclette xD C'est marrant, je la voyais plus loin cette scène. Oh et puis, la salle de repas *o*<br /><br />*respire un bon coup*<br /><br />Niveau personnages, on en rencontre quelques uns. Certains déjà mentionnés comme Ekaterina et Cinni, d'autres tout nouveaux comme Lynne et Erich. Un petit peu de Luni aussi, pour la forme *o* Bawi, que ferait-on sans lui ? Surtout qu'il sait super bien clouer le bec d'Erich, toujours aussi charmant d'ailleurs. Et cette pauvre Lynne qui s'en prend plein les dents.<br /><br />En fait, si je te connaissais pas mieux, j'aurais dit que tu commençais à tourner sadique. Mais vu que je te connais et que je me souviens plus ou moins du sort que tu réserves à cette pauvre Keina, moi et mes autres personnalités sont d'accord pour te décerner le titre de sadique confirmée.<br /><br />Mais on en est pas encore là. On en est juste à la (re)découverte de ce monde. Et qui dit découverte dit questions. Du coup, nous voilà en route pour en apprendre un peu plus sur cette fameuse guerre.<br /><br />A de suite ;)
Keina
Posté le 20/08/2010
Merci pour les descriptions ! Dans mon esprit, le Royaume Caché a une telle profusion de styles, d'architectures différentes, de bizarreries, de détails loufoques, que je ne sais pas si j'arrive vraiment bien à le transcrire... ^^' 
Eh oui, Erich est très charmant dès le départ... ^^ J'ai essayé d'introduire les personnages petit à petit, mais de toute façon tous n'auront pas une importance capitale. 
Moi, sadique ? C'est pas de ma faute si l'histoire est comme ça ! Hein, quoi, c'est moi qui l'ai imaginée comme ça ? Bon, d'accord... ^^' Tu trouves que je commençais déjà à tourner sadique ? Pourtant c'est relativement "gentil" pour l'instant... :-D Bon, c'est juste Erich qui est insupportable, quoi, mais ça, c'est rien ! ^^'
Ouais, les questions approchent... beaucoup de questions... mais c'est pas du jeu, tu connais déjà certaines réponses ! ;-) 
Hop, je file répondre à la review d'après... j'admire ta capacité à écrire une review entre chaque chapitre ! *_*
Dragonwing
Posté le 05/10/2010
Etourdie comme je suis, je commence tout juste à me mettre en tête que Sylphine est le féminin de Sylphe. Mais bon, nonobstant mes maladresses, je commence doucement à me faire au Royaume et à l'univers de Keina que tu tisses sous nos yeux.
Le début est assez lent, j'ai donc encore du mal à m'attacher aux personnages ; Lynn par exemple semble pour l'instant un peu caricaturée, en ce qu'elle n'est encore introduite que comme la bonne amie toujours enjouée, et Keina est si hésitante depuis qu'elle a reçu cette lettre qu'on ne sait pas trop sur quel pied danser avec elle. Mais je suis sûre que tu leur accorderas bien assez tôt plus de profondeur, comme tu as déjà commencé à le faire avec Luni. ^^
Je profite de ce commentaire pour te signaler une incohérence : dans la deuxième moitié du chapitre, tu mentionnes à deux reprises que quinze jours se sont écoulés depuis son arrivée au Royaume. Mais lorsque que Keina arrive à table, tu mentionnes "Son retour, deux jours auparavant [...]". Juste une remarque. ;)
Ma lecture est un peu saccadée en ce moment, donc mes commentaires n'arriveront pas à la queue-leu-leu, mais moi aussi j'ai envie d'en apprendre plus sur le Royaume ! Sur cette guerre, sur ce qui est arrivé à Keina quand elle était petite pour entraîner ces "rêves", sur la raison du recul bizarre des sylphes envers elle, et puis aussi pendant que j'y suis sur la séparation du Royaume en deux. Alors je vais traîner dans le coin un moment ! ^^
Keina
Posté le 05/10/2010
Merci pour ce commentaire Dragonwing ! C'est vrai que le début est lent, mais il me fallait bien ça pour introduire en douceur le lecteur dans mon univers. Je sais pour l'incohérence, mais j'oublie toujours de corriger ça ! -_-'' Les personnages vont se découvrir petit à petit, ne t'en fais pas. J'espère que tu vas apprécier Keina. J'ai toujours peur que les lecteurs finissent par en avoir marre d'elle, à force... Tu devrais avoir pas mal de réponses à tes questions, en tout cas ! :)
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