Chapitre 2

Le lendemain, devant une tasse de thé, l'inspecteur Jones interrogea Geneviève, la sœur du Colonel, une femme ronde entièrement vêtue de rose et couverte de bijoux. Devançant la question de l'inspecteur, elle s'empressa de lui siffler:

— Mon frère avait bien des squelettes dans son placard, vous savez ! J'imagine que vous êtes au courant du scandale qui a été révélé cette nuit-là ?

— Éclairez-moi, dit l'inspecteur avec un sourire en coin.

— Comment cela, mon cher neveu a omis de vous dire qu'il devra partager son héritage avec un bâtard ? Elle pouffa. Il est dans le déni le pauvre petit.

— Un bâtard ? reprit l'inspecteur pour la ramener sur le droit chemin.

— Oui, souffla-t-elle, visiblement ravie, quand j'ai vu cette femme vulgaire je me suis immédiatement doutée que nous n'allions pas nous ennuyer à ce dîner. J'ai du flair pour ces choses-là. Et je ne me suis pas trompée. Je l'ai d'abord prise pour une servante. Martha, la doyenne du personnel, semblait bien la connaître. Mais elle a insisté auprès du majordome pour qu'on les annonce comme des invités, elle et son malotru de mari.  Quand elle a commencé à se donner en spectacle dans le hall, le notaire est allé voir ce qui se passait. Et il a révélé que la "dame" (elle fit avec ses doigts des guillemets dans l'air) et son époux avaient bien été invités par mon père dans son testament. Il connaissait toute l'histoire apparemment, le vieux gredin.

Elle prit une gorgée de thé avant de reprendre.

— Cette femme était une domestique ici, il y a plus de vingt ans. Et mon frère a eu une liaison avec elle. Puis quand elle est venue lui dire qu'elle attendait un enfant de lui, il l'a chassée du manoir comme une malpropre. Elle s'est retrouvée à la rue jusqu'à ce qu'elle trouve un tenancier pour l'épouser. Mon cher frère a donc eu deux enfants la même année ! Je comprends maintenant pourquoi ma belle-sœur a mis le feu au manoir.

L'inspecteur leva un sourcil.

— Comment ? Fit la rombière, une main gantée sur la poitrine. Vous n'êtes pas au courant pour l'incendie ? C'était il y a vingt ans. Le feu a ravagé l'aile ouest du manoir. Ma nièce Mathilde- elle leva les yeux au ciel - a péri. C'était leur fille aînée, elle avait huit ans. On l'a retrouvée inanimée dans la cabane. Mais son esprit y est resté. Elle se signa et poursuivit.

— Mon neveu était un bébé alors. Ma belle-sœur a pu le sauver miraculeusement, mais elle n'en est pas sortie indemne. Sans doute la fumée lui est-elle montée au cerveau car depuis elle n'a pu ni marcher, ni parler. Un vrai légume, la pauvre.

— Connaissiez-vous son garde-malade Christopher Ruiz ?  Il a disparu depuis samedi soir.

Geneviève exulta.

— Inspecteur, mais c'est lui le bâtard en question ! C'était le clou du spectacle ! Après tout, on dit bien que le meilleur endroit pour cacher quelque chose est sous le nez de tous. Apparemment c'est valable aussi pour les gens.

L'inspecteur Jones pris des notes dans son carnet.

— Vous m'avez dit que son beau-père était tenancier. Quel établissement possède-t-il ?

— Probablement une sinistre taverne. Figurez-vous qu'il a eu le culot de nous y inviter. C'était un hôtel, ou peut-être un café... ha non, ça me revient, c'était une auberge.

— Très bien. Une dernière question avant de nous quitter: que faisiez-vous samedi soir aux alentours de 22 heures ?

Geneviève pris un air outragé.

— J'étais à table, dans la grande salle de réception, avec mon frère Maxime, son épouse et sa fille, le grand-oncle Philippe qui est à moitié sourd, le notaire, et ... l'ancienne maîtresse de mon frère Julian et son grossier mari.

— Savez-vous où se trouvait votre neveu Benjamin à cet instant ?

Geneviève sortit un large éventail rose, qu'elle se mit à agiter frénétiquement.

— Inspecteur, je n'ai pas pour habitude de me mêler de la vie des gens mais là... je suppose que c'est pour la bonne cause, n'est-ce-pas ? Au moment du drame, mon frère Maxime venait juste de me faire part d'une découverte pour le moins troublante. Il avait oublié son médicament dans sa voiture et ne trouvant pas le chauffeur pour aller le lui chercher, il s'est rendu lui-même au garage. Et là il a vu...

Elle se mit à chuchoter alors qu'ils étaient seuls dans la pièce.

— Il a vu Benjamin et le chauffeur... en pleins ébats. Si vous voyez ce que je veux dire.

 

En sortant du manoir, l'inspecteur lança un avis de recherche sur Christopher Ruiz, avec une récompense à la clé. Il était désormais l'unique suspect de l'affaire. Après un grand nombre de témoignages farfelus et quelques fausses pistes, la police finit par le retrouver dans un quartier mal-famé de la ville. Son corps, battu à mort avait été abandonné dans un caniveau. L'enquête permis de trouver le coupable: un magnat de la contrebande d'alcool. Christopher était son employé. Son beau-père le tenancier et maître chanteur de Julian Nott, servait de l'alcool illégalement dans un obscur sous-sol de son auberge. Pour cette raison, il avait obtenu pour son beau-fils un travail au manoir pour qu'il puisse utiliser le chemin de fer. Car il remontait à l'époque où il y avait une distillerie de whisky sur la propriété des Nott, avant la prohibition. Le petit train, qui n'avait rien d'un fantôme, menait à un canal où des bateaux chargeaient ensuite la marchandise. Christopher mort, l'affaire fut classée et demeura un mystère. Moi seule, Martha connaît la vérité.

 

— J'ai toujours vécu ici dans ce manoir. J'y suis entrée à 16 ans, comme femme de chambre et 20 ans plus tard je suis devenue la gouvernante de la petite Mathilde, une enfant adorable que j'aimais comme ma fille. Sa mère était une artiste, une très belle femme talentueuse mais troublée, rongée par un mal sur lequel les médecins ne savaient pas mettre de mots autre que "l'hystérie féminine". Je crois pour ma part qu'elle était surtout malheureuse de vivre recluse (fut-ce dans un manoir) et d'être mariée à un homme qui la délaissait pour son travail et pour d'autres lits que le sien. Ce soir funeste de l'incendie, comme souvent, les parents de Mathilde avaient eu une violente dispute et la petite fille était partie se cacher dans sa cabane dans le jardin. Elle s'était enfermée de l'intérieur et avait fini par s'endormir sur le sol. Son père était parti en trombe et sa mère furieuse avait entrepris de saccager le bureau de son mari. Dans sa rage elle avait accidentellement renversé une bougie et le feu s'était répandu, consumant rapidement tout ce qui se trouvait sur son passage. La stupeur passée, Natacha se mit à la recherche de ses enfants au milieu de l'épaisse fumée, des flemmes, des cris et des domestiques courant en tous sens. Benjamin était en sécurité avec sa nourrice. Mais elle ignorait où se trouvait Mathilde. Je fus la première à la trouver car je connaissais sa cachette. Et sa mère ne tarda pas à me rejoindre. A deux nous parvînmes après une grande agitation, à forcer la porte de la cabane. Mais il était trop tard. Mathilde était morte asphyxiée et son esprit incrédule regardait son corps inanimé sur le sol. Alors, Natacha, agenouillée dans la cabane fut envahie par une douleur si intense qu'elle fit un vœu de tout son être: celui de mourir sur l'instant avec sa fille. Et son vœu fut exhaussé, d'une certaine manière. Son âme quitta son corps qui s'écroula comme une coquille vide, pas mort mais pas tout à fait en vie. Moi aussi, je fis un vœu terrible ce soir-là: celui de ne plus jamais voir ce qui se tenait devant mes yeux. Et ainsi je perdis la vue... d'une certaine manière. J'acquis en revanche la faculté de voir les esprits. On me garda dans le manoir par charité et je trouvai des moyens de me rendre utile. La cabane fut condamnée et pendant des années personne n'y alla. Jusqu'au jour où une jeune paysanne y entra avec son amoureux. Elle en ressortit en hurlant, ivre de douleur, et se jeta dans la rivière où elle mourut noyée. Quelques années plus tard, alors que M. Nott s'était mis en tête de vendre le manoir, une potentielle acheteuse visitant le parc entra dans la cabane en pensant aux belles opportunités de jeux pour ses enfants. Elle sortit aussitôt en s'arrachant les cheveux, courut au garage où était sa voiture, s’aspergea d'essence et s'immola par le feu. M. Nott tenta de détruire la cabane, mais elle renaissait toujours de ses cendres le lendemain, dans l'état exact où tu la vois aujourd'hui. Alors il renonça, et laissa le bouche à oreille et les légendes dissuader les curieux. Ce qui fonctionna très bien. Pendant longtemps personne n'approcha la cabane. C'est la raison pour laquelle Christopher Ruiz y vit une parfaite cachette pour son activité de contrebande ; à juste titre puisque l'esprit de la cabane ne pouvait affecter que les femmes. Ce fameux soir de 1920, il avait emmené ta grand-mère en fauteuil jusqu'ici, quand il entendit un bruit. Craignant d’avoir été suivi, il fit entrer Natacha dans la cabane à la hâte, et y entra lui aussi. Ce qu'il vit alors lui glaça le sang et le fit prendre la fuite immédiatement. La lumière s'alluma dans les yeux de Natacha qui se leva de son fauteuil et se dirigea immédiatement vers le manoir. Elle monta les étages sans que personne ne la voie et surpris son mari dans son bureau au 5ème étage. Elle se jeta sur lui et il se débâtit, mais elle était animée d'une force surhumaine et parvint à le pousser du balcon. Ensuite, elle se jeta elle aussi dans le vide. Cet acte fut libérateur pour Natacha et son esprit repose désormais en paix avec Mathilde.

— Et voilà, Samantha, tu es désormais l'unique héritière du manoir. Et tu n'as rien à craindre.

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