Chapitre 18

Par AliceH
Notes de l’auteur : Tiens. Voilà de la backstory (chapitre à lire sur le Erlkönig de Liszt par Valentina Lisitsa).

Il faisait froid. Le sol était dur. Il étaient à flanc de montagne, il y avait du vent, leurs conserves de nourriture avaient mauvais goût, il avait mal aux pieds, son chat ne faisait que se plaindre et pire que tout, Luc n'avait toujours pas de café décent. Les Monts Maléfiques se trouvaient à quelques kilomètres devant eux. Or, il n'avait toujours aucune idée de comment se débarrasser de W.Asser. Hans lui avait glissé que Mort avait suggéré de la balancer au fond d'un ravin, mais cette idée ne l'enchantait pas. Il allait encore falloir deux siècles à l'Administration pour trouver un ou une nouvelle chef de Secteur. En plus, W.Asser était la seule personne à avoir aussi mauvaise réputation que lui à cause de son caractère pas toujours facile.

 

D'accord, d'accord, il l'admettait, son caractère était rarement facile ! Il était sans doute en tête de liste des personnalités infernales les moins aimables, voilà ! Vous êtes content ?

– Ifer, vous avez une idée de ce que feraient deux démons en goguette ici ? Au milieu de montagnes immenses, dangereuses, avec parfois un peu de lave qui en sort ? lança W.Asser.

– Jeter un anneau maléfique et en descendre à l'aide d'aigles géants me semble une bonne idée d'excursion.

– Je crains ne pas avoir cette référence, souffla Hans juste derrière, Raspoutine accroché à son sac à dos de randonnée.

– Moi non plus. Où pensez-vous qu'ils soient passés ?

– Mais pour la millième fois Willow, QU'EST-CE QUE J'EN SAIS ? hurla Luc, à bout de nerfs. Vous venez m'arracher à mon bureau pour crapahuter en pleine campagne et en pleines montagnes, j'ai failli me briser au moins six fois diverses parties de mon corps – j'ai déjà donné, merci – et je suis en cure anti-caféine forcée tout ça car vous pensez que mes employés se sont enfuis sur Terre pour une raison inconnue ! Vous pensez vraiment qu'ils m'auraient mis au courant ? Vous pensez que j'ai que ça à faire de mes journées que de les pister ?!

Sa voix se répercuta en long écho colérique. Sonnés par le petit monologue de l'ancien ange, Hans Sehen et W.Asser restèrent bouche bée. Leur bouche s'ouvrit encore un peu plus quand deux démones en costume totalement noir sortirent d'une grotte proche pour les serrer dans leurs bras en pleurant, accompagnées d'un Herr Mess couvert de cendre.

 

_____

 

Lenore glissa quelques barres de céréales dans son manteau et celui de sa compagne. Elles allaient sur Terre ramener les deux démons par la peau du dos s'il le fallait et elles risquaient d'avoir un petit creux en route. Mort demanda :

– Tu sais qu'un stagiaire a disparu ?

– Oui, j'ai vu ça. Pourquoi ?

– Parce qu'il a apparemment disparu le même jour que Miss Fortune et Sir Prize. Je me demande si on ne devrait pas aussi le ch-

– NON. Non. Non, non, non, non, et non, l'interrompit-elle avec les mains levées en signe d'exaspération.

– Chérie, j'aimerais pouvoir finir ma phr-

– Non non non non non non non, chantonna Lénore dans l'espoir de l'arrêter.

– C'est très impoli ce que tu fais.

– Oui. Mais c'est nécessaire. Il faut que tu arrêtes de vouloir aider tout le monde. Comment on a pu te nommer Cavalière de l'Apocalypse avec une logique pareille?

– Être la Mort est un métier qui demande de l'empathie et des habiletés sociales fortes, ce que j'ai. C'est moi ou on dirait que j'ai récité une plaquette de réorientation professionnelle « Devenez Cavalier de l'Apocalypse » ?

– Un peu. Pouvons-nous y aller? Je t'ai mis des barres de céréales aux fruits rouges dans ta poche.

– Merci ! C'est parti ! s'exclama Mort qui saisit sa faux avant de disparaître en un nuage de fumée avec Lénore.

 

_____

 

Une chose était sûre, il y avait plus d'ambiance que la dernière fois qu'elles était venue voir les deux démons. Il y avait déjà bien plus de monde, plus de bruit et plus… d'armes ? C'est Guerre qui aimerait ça. Une fois sa surprise passée, Mort chercha Miss Fortune du regard, Lénore à ses côtés, alors que des centaines de personnes passaient à côté d'elles ou les traversaient pour s'introduire dans le jardin d'un manoir très coquet. Incapables de la retrouver, elles suivirent le mouvement et se retrouvèrent non loin d'un homme qui s'adressait à la foule, visiblement exalté:

– Il est temps que nous choisissons notre destin! Orville et son règne de terreur prennent fin ce soir ! Nous sommes las et lasses d'être opprimés par lui et ses semblables. Nous avons le droit de participer aux discussions concernant notre travail, nos demeures, nos vies. Nous ne voulons plus demeurer dans l'ignorance, aveugles face à ce que le Capital et les huiles de ce pays veulent nous imposer. Le peuple veut parler, et le peuple parlera, par le force et le sang s'il le faut ! Allons-y camarades ouvriers, ouvrières et suffragettes, vers la reconnaissance et l'égalité des droits !

Lénore se demandait ce qui étaient ces mystérieuses « soufre à jette ». Mort était subjuguée par ce que disait cet homme entouré de gens qui l'acclamaient. Elle se retrouva à crier comme d'autres:

– Il a raison !

– Mort, tu vas bien ? s'étonna Lénore en la dévisageant.

– Parfaitement bien. Cet homme a raison. Satan et l'Administration nous manipulent au quotidien à des fins sombres et tordues !

– Ce qui est normal si on considère nous vivons – façon de parler - en Enfer et que tu es Cavalière de l'Apocalypse. On est pas là pour faire des guirlandes non plus. Tu es sûre d'aller bien?

– Oui ! Il faut que le peuple de l'Enfer se soulève contre l'Administration et sa difficulté notoire et inexpugnable ! Nous devons comprendre le monde dans lequel nous « vivons » et nous devons être reconnus comme des citoyens à part entière, stagiaires ou pas ! Nous devons être mis au courant des grands desseins sataniques ! s'emportait Mort, les yeux plein d'étoiles, la peau étincelante.

– Je comprends que tu en veuilles à l'Administration mais tu vas pas un peu loin ?

– Certainement pas. Si moi, je patine avec l'Administration alors que je suis un Être Supérieur de Première Classe et Cavalière de l'Apocalypse, imagine le parcours du combattant du démon moyen.

– Tu as déjà un travail. Un travail très prenant, soupira Lénore.

– Eh bien que l'Administration m'envoie plus d'employé·e·s ! Iels sont déjà surchargé·e·s de travail ces pauvres… personnes, conclut-elle en se rappelant que les Faucheuses étaient asexuées et agenrées.

– Tout un programme. Peut-on aller chercher nos deux démons en campagnette maintenant ou tu vas lui demander un tract ou deux?

– Je viens, je viens !

 

_____

 

Sir Prize fut cruellement interrompu lors de son thé par quatre femmes armées visiblement peu contentes. Il reconnut Hildegarde Werk qu'il salua poliment d'un signe de la tête.

– Bonsoir Mesdames. Missy est-elle avec vous ?

– Pourquoi, vous voulez encore retourner votre veste ? le cingla-t-elle.

– Je n'en porte pas alors ce serait difficile. Madame, continua-t-il en se levant et s'approchant d'elle, pensez-vous que Paula a été ouvrir les grilles arrière pour vous aider de son propre chef ?

– Bien sûr que oui. Pourquoi ne pourrait-elle pas le faire ?

– Par peur de perdre son emploi, de représailles, sans doute.

– Vous savez, quand on a une vie difficile, certains risques valent la peine d'être pris pour en sortir, rétorqua Hildegarde qui baissait son pistolet personnel. Mais il est vrai qu'elle nous a dit que vous étiez de notre côté.

– C'est le cas, sourit-il.

– Pourquoi avoir abandonné Missy alors ?

– Je ne pouvais pas amadouer Orville et vous ouvrir les portes de l'intérieur sans entrer ici et gagner sa confiance. Je me doutais que le Comte n'en avait plus pour longtemps à la tête de ce Comté. Vous avez pris soin de ma coll-compagne et de moi-même et j'ai voulu vous aider à mon tour, mentit-il péniblement. En remerciement.

Au vu des expressions suspicieuses des femmes devant lui, Sir Prize craignit le pire. Si elles décidaient de lui tirer dessus, il devrait peut-être faire le mort, au risque de ne pas pouvoir réagir si on le défigurait ou brûlait son corps. Ou il devrait prétendre n'avoir été que légèrement touché, mais ce serait risqué : si une des suffragettes présentes lui visait la tête, comment allait-il les convaincre qu'il allait bien, comment expliquer pourquoi il n'était pas mort ? Et il n'avait plus cette fichue Chronosmontre sur lui ! Il avait créé une Poche pour Miss Fortune le matin de l'incendie de la B.B, Poche dans laquelle il avait discrètement glissé l'artefact, Poche cachée dans son sac à main afin de ne pas pouvoir être traqué par l'Administration en cas de soupçons sur sa personne. Elles se radoucirent et l'invitèrent à le suivre. Ce qu'il suspectait semblait s'avérer vrai : il avait apparemment un pouvoir de persuasion sur autrui. Tout comme l'inconnu du Seven Sins semblait en avoir sur ses semblables. Il n'avait jamais entendu parler d'un démon qui possédait des pouvoirs fonctionnant sur ses semblables : cela demandait un haut rang et de grandes facultés démoniaques.

 

Un frisson le parcourut alors qu'une question s'imposait à lui :

Qui l'avait guidé jusqu'ici?

 

_____

 

Où suis-je ?

Il faisait si clair autour de lui. Tout était gris, blanc, beige. Aveuglé, Arsinoé plissa les yeux en serrant un drap sous ses doigts. Il se redressa. Il était dans une chambre spacieuse mais cruellement vide : ne s'y trouvaient qu'un grand lit, une commode et un large miroir sur le mur. On frappa à la porte qui semblait à des centaines de mètres de lui : un petit enfant entra poliment. Il remarqua que son crâne était creux et empli d'eau, comme les créatures que lui, Dewey et Louise avaient déjà rencontrées.

– Le Roi vous attend. Vous pouvez vous lever seul ?

– Oui, fit-il en se mettant debout et réprimant un vertige. Je vous suis.

– Bien.

Arsinoé suivit l'enfant étrange à travers ce qui lui sembla être des kilomètres de couloirs tous semblables les uns aux autres, aussi sombres que sa chambre avait été claire. Il y voyait flâner des ombres, planer des chuchotements semblables à des plaintes, y discernait de dizaines de minuscules mains noires. La gorge serrée, il espérait de tout cœur que ses amis allaient bien. Au bout de ce qui était une quasi-éternité dans cette ambiance étouffante, l'enfant s'arrêta devant deux lourdes portes ouvragées qu'il ouvrit. Puis, il effectua une courbette et disparut en un clin d’œil.

– Entre. N'aie pas peur, l'invita la voix du Roi des Aulnes.

 

Mais il avait peur. Il était terrifié même. Il ferma les yeux et s'imagina Louise et Dewey avec lui. Ils le pousseraient sûrement dans la pièce en disant que quand il faut y aller, il faut y aller. Avec une grande inspiration, il déboula dans une pièce de la même taille que sa chambre où il trouva le Roi assis sur un trône de bois, des excroissances telles des branches couvertes de feuilles d'or autour de lui. Il portait une large tenue d'un vert profond et une couronne de bruyère. Il attendit que le démon soit à quelques mètres de lui pour s'en approcher. Le Roi des Aulnes était plus petit qu'Arsinoé, plus frêle. Impossible de dire son âge en regardant son visage  ses cheveux étaient gris, une ride s'était gravée entre ses fins sourcils mais ses yeux brillaient ardemment et sa peau était radieuse.

– Tu es… le premier être non-humain que je rencontre en plusieurs siècles ici, lui apprit-il enfin avec émerveillement. Qu'es-tu donc?

– Je suis un démon.

– Un démon? Comment t'es-tu retrouvé sur mes terres?

– C'est une longue histoire… avança Arsinoé.

– J'ai tout le temps de l'entendre.

Arsinoé lui détailla son périple depuis son bureau jusqu'à l'Armetelier, puis leur arrivée jusqu'à la forêt, la connaissance des Hulotte et de Kitsune, et le sacrifice de Dewey. Le Roi ne l'interrompit pas, mais son visage se ferma alors qu'il concluait son récit.

– As-tu des pouvoirs, démon ?

– Je ne le pense pas. Je les obtiendrai dans quelques mois, du moins, je le devrais. Quand je deviendrai un démon à part entière, lui apprit Arsinoé.

– Je vois. Le temps fait son effet sur tout le monde, humain ou non… murmura pensivement le Roi. Dis-moi, où est l'humaine qui t'a emprisonné ? Le jeune garçon est déjà ici avec mes filles, mais cette jeune fille à la peau sombre…Elle vous a abandonnés tous les deux, l'humain et le démon, alors que c'est elle qui vous mis ces bracelets aux poignets et forcés à la suivre, avança-t-il après s'être avancé vers Arsinoé et s'être saisi de sa menotte de mercure. Cette répugnante créature au sang chaud n'a aucune considération envers vous, et surtout envers toi car tu es différent.

La main d'Arsinoé se crispa en un poing furieux. Il prit une grande inspiration pour tenter de calmer qui montait en lui comme de la lave en fusion. Il n'avait pas à insulter Louise ni à la dénigrer. Elle n'était pas répugnante, elle ne l'avait pas abandonné. Elle avait certes ses défauts, mais qui n'en avait pas ? Elle avait bien des qualités dont celles d'être loyale et courageuse. Il ne supportait pas voir le dégoût sur le visage du Roi des Aulnes lorsqu'il parlait d'elle.

– Tu es en colère, nota simplement le maître des lieux. Tu tiens à cette humaine ? Après qu'elle ait voulu t'exterminer, alors qu'elle veut te mener au bourreau ? Cela n'a aucun sens.

– Je ne m'attends à ce qu'un être comme vous puisse comprendre ça.

– En effet, je ne le comprends pas et je ne brûle pas d'envie de le faire. Tu es peut-être un démon, mais tu es loin d'être puissant. Tu ne vaux pas grand chose, pour ne pas dire rien. Cependant...

Le reste de ses paroles se noya alors qu'Arsinoé tentait de garder son calme. Il savait qu'il n'était pas le plus malin ou le plus impressionnant des démons : il n'était qu'un stagiaire. Un moins-que-rien d'essence démoniaque: une gêne pour les véritables démons et un monstre pour les humains. Il ne valait rien pour qui que ce soit, ou du moins, c'est ce qu'il pensait jusqu'à rencontrer Dewey et Louise. Il darda le Roi des Aulnes d'un œil noir et leva le poing vers son visage. Il n'y eut pas d'impact : d'un mouvement de la main, Arsinoé chuta sur le sol. Il crut sentir une dizaine de petites mains l'enlacer avant de tomber à nouveau dans l'inconscience.

 

_____

 

Après avoir vu son ami disparaître devant ses yeux, Dewey resta coi et tremblant. Puis, il voulut le rejoindre immédiatement afin d'aller le sauver, quitte à arracher toutes les branches de cette fichue forêt grise. Louise, elle-même choquée, dut lui rappeler de garder son calme : il leur fallait un plan. Après avoir rejoint Lilée et exposé la situation, le bibliothécaire n'avait rien perdu de sa fougue. Celle-ci accepta de les accompagner jusqu'au jardins de son père afin qu'ils puissent retrouver Arsinoé. En une brise glacée, ils se trouvèrent au milieu de jardins sombres, organisés autour d'un bassin d'eau transparente. Circulaire, ses allées concentriques le rendaient quasi-labyrinthique. Devant eux, un large demeure en marbre blanc aux fenêtres immenses mais sans une seule porte. Aucune lumière ne semblait provenir de l'intérieur et aucun bruit n'en sortait. Seul le clapotis de l'eau près d'eux troublait le lourd silence.

– Harpine et Anchinoé m'ont confié ceci : ce sont leurs pendentifs, cadeaux de notre père. Si vous les portez, les kappas ne vous retrouveront pas, expliqua Lilée en leur tendant des chaînes d'argent auxquelles pendaient deux cristaux blancs. Vous pourrez entrer à l'intérieur en traversant ce mur extérieur. Nous tenterons de distraire notre père pendant que vous retrouvez votre ami. Il doit sans doute se trouver dans cette aile du palais, précisa-t-elle en montrant une partie du bâtiment du doigt.

– Merci, fit Louise.

– Nous reviendrons vous aider à mettre votre père hors d'état de nuire dès que nous aurons retrouvé Arsinoé, promit Dewey.

– Vous êtes un jeune homme très courageux Monsieur Rustedhook.

Elle les quitta avec un sourire et un petit salut de la main. Ils la virent passer de part en part le mur de marbre blanc et mirent les pendentifs à leurs cous. Alors qu'ils l'imitaient, Dewey sentit sa gorge se nouer. Il ne se pensait pas courageux. Pas du tout. Il ne l'avait jamais été et il ne l'était sûrement pas devenu, quoi qu'en disaient Harpine et Lilée. Depuis tout petit, il se cachait, se débinait. Il avait toujours été un garçon renfermé, et cela avait suffi pour qu'il soit moqué durant son enfance. D'autres petits garçons, plus énergiques et populaires que lui, le taquinaient voire le maltraitaient. Son seul refuge durant toutes ses années avait été la lecture grâce à laquelle il voyageait loin de ses harceleurs, caché au fond de la cour ou dans le placard à balais de l'école. Il n'avait jamais contre-attaqué par peur : peur d'être moqué, montré du doigt, que l'on dise que c'était à lui de faire un effort pour aller vers les autres, que ce n'était pas si grave. Durant des années, il n'avait fait que se cacher sans oser se confronter à ceux qui lui faisaient du mal. Il n'avait pensé qu'à les fuir. Alors, non, Dewey ne se pensait pas courageux. Pas du tout. Cependant, il tenait à Arsinoé. Il n'aurait pas cru pouvoir se lier avec un démon, mais ça avait été le cas. Comme lui, Arsinoé était timide, introverti et anxieux. Il fourmillait de questions que Dewey lui apportait à l'aide de ses lectures passées tandis que le démon lui offrait une vision différente du monde. Pour lui qui venait des Enfers, Æquor était merveilleux : sa façon de voir les choses était rafraîchissante. Il se sentait lié avec lui avec bien plus qu'une menotte de mercure. Il l'appréciait tout comme il appréciait Louise : il était soulagé qu'elle soit avec lui. Alors qu'ils erraient dans des couloirs noirs comme la nuit, uniquement guidés par une lumière émanant de leurs pendentifs, des murmures incompréhensibles leur parvenaient et les faisaient frissonner. Il leur semblait sentir des centaines d'yeux se poser sur eux, percevoir des doigts glacés leur frôler les chevilles. Dewey sortit de ses pensées après avoir entendu Louise jurer pour la quatrième ou cinquième fois. Il se rappela alors qu'elle ne voyait presque pas dans l'obscurité.

– Louise...

– Oui?

– Je suis désolé d'avoir cassé tes Goggles. Je sais que tu as beaucoup travaillé dessus et que… Qu'elles sont importantes pour toi au quotidien, dit-il d'une voix mal assurée. Je m'en excuse.

– Je saurai les réparer, ne t'inquiète pas. Et euh... D'accord. Pour tes excuses, répondit-elle maladroitement, prise de court.

– Tu peux marcher derrière moi si tu veux. Comme ça, tu te cogneras moins.

Après un instant d'hésitation, elle accepta. Elle se plaça derrière lui et avança nerveusement, espérant retrouver Arsinoé sain et sauf. Elle ne se rappelait pas de la dernière fois où quelqu'un d'autre que son père s'était montré compréhensif envers elle. Louise avait été une fillette et une adolescente populaire : bonne élève, capitaine de l'équipe de Luftball de ses treize à dix-sept ans, une personnalité franche... Elle avait été représentante de classe à plusieurs reprises, avait participé à des compétitions sportives et de mécanique. Bref, comme le disaient ses professeurs, Louise était née pour diriger. Lors de sa dernière année de tertiaire, de grandes universités lui avaient proposé des bourses pour qu'elle les rejoigne et devienne capitaine de leur propre équipe de Luftball. Deux équipes continentales l'avaient aussi approchée afin qu'elle les intègre et poursuive une carrière de sportive professionnelle. Au milieu de sa chambre aux étagères débordantes de trophées, elle avait finalement décidé de rester avec son père et de diriger L'Armetelier avec lui. Ses amies lui avaient alors tourné le dos, incapables de comprendre sa décision et ne cherchant à le faire. Du jour au lendemain, l'enfant prodige s'était retrouvée livrée à elle-même et s'était plongée dans le travail. Mais elle était tombée sur Arsinoé et Dewey, et au fil des jours passés avec eux, elle avait commencé à les apprécier tout comme eux semblaient l'apprécier.

 

_____

 

– Je suis né près d'ici, résonna la voix du Roi des Aulnes dans la tête d'Arsinoé qui pensait rêver. Et je suis mort près d'ici. Je suis né différent ; mon corps n'est pas comme celui de la plupart des hommes. De mon vivant, mes chances de pouvoir avoir des enfants étaient extrêmement rares à cause de ma condition. Le village se méfiait de moi à cause de cela, y compris mes propres parents : ils me considéraient comme un sorcier, une malédiction prête à s'acharner sur eux. Je les ai quittés dès que j'ai pu pour m'installer à l'orée de la forêt. Je suis devenu menuisier et je me suis marié. Alors que ma femme était enceinte des jumelles, un ancien camarade d'école nommé Wilfried - que je ne portais pas dans mon cœur, loin de là - est venu me commander un présent pour l'anniversaire de son épouse. Il était le gendre du maire du village, un homme respecté malgré son caractère bagarreur. Mon épouse est décédée en accouchant de mes filles alors que je terminais le coffret pour Wilfried et sa femme malgré mon terrible chagrin. Quelques semaines plus tard, alors que je dormais avec mes filles, j'ai entendu du bruit à ma porte. La peur au ventre et envahi d'un pressentiment terrifiant, je suis sorti de chez moi. Wilfried m'a frappé au visage et ligoté avant de me traîner vers les bois tandis que deux autres personnes prenaient les jumelles. L'épouse de Wilfried, la fille du maire, avait fait une fausse couche alors qu'elle ignorait qu'elle était enceinte. Le temps que le médecin arrive à son chevet, il était trop tard pour elle. Convaincu que je l'avais maudit en souhaitant à sa femme le même destin qui avait frappé la mienne, Wilfried avait rallié une partie du village à sa cause et voulait me faire payer. Je n'avais pas peur pour moi-même puisque je savais que je ne survivrais pas. Je l'ai cependant imploré d'épargner mes deux filles, qui n'étaient que des nourrissons innocents. Alors j'étais encore attaché fermement par des cordes, Wilfried m'a jeté au fond du marais en haut duquel s'élève Sylvage aujourd'hui. Alors que la vie me quittait, j'ai prié pour que mes filles ne me rejoignent pas, pour qu'il trouve dans son cœur la compassion nécessaire pour ne pas leur faire subir le même sort qu'à moi. Je me suis réveillé dans ce monde. Je ne comprenais pas ce qu'il se passait. Mes souvenirs m'étaient restés donc je savais pour sûr que j'étais mort. Mon sang n'a fait qu'un tour quand j'ai entendu mes filles pleurer, non loin de moi. J'ai juré de les protéger comme je n'avais pas su le faire de mon vivant. J'ai découvert que j'étais devenu un être différent, un être puissant. Je gardais un œil sur le village où vivait encore Wilfried et où vécurent ses descendants. C'est l'un d'entre eux, non content de d'être du même sang que ce meurtrier, qui a voulu défigurer ces bois pour l'appât du gain. J'avais déjà accueilli chez moi des enfants abandonnés au fil des années. Je n'en avais jamais arrachés à leur famille. Mais cet homme avait le cœur si mauvais que je ne pouvais supporter que ses enfants deviennent comme lui. Je les adoptés et emmenés chez moi. J'en ai fait des princes et des princesses, car je suis et serai toujours, le Roi des Aulnes.

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